Professeur français de philosophie, député, membre du Parti socialiste, parlementaire, fondateur du journal L'Humanité, écrivain, Jean JAURÈS est aussi l'un des rares civils de son époque - avec quelques exceptions notables : ENGELS, CORBETT, LÉNINE, TROTSKY - à s'intéresser de près aux questions relatives à la stratégie et à l'organisation militaire de l'État. Sa pensée militaire est consignée dans son ouvrage L'Organisation sociale de la France : l'armée nouvelle (1910), qui demeure l'un des plus grands classiques français de ce siècle en matière de politique et de stratégie.
Il s'illustre par son pacifisme et son opposition au déclenchement de la Première guerre mondiale. La guerre et la paix sont étroitement mêlés à sa vie et à sa pensée. L'importance que ces thèmes revêtent pour lui à la veille de la Grande guerre ne doit pas cependant faire oublier qu'ils n'ont pas toujours eu la place qu'ils occupent dans les années 1910. La guerre et la paix chez JAURÈS ont une histoire longue, avec ses moments-clés et ses éclipses. Les questions sociales ont toujours été pour lui au premier plan. Mais l'élaboration d'une politique de défense cohérente, qui doterait la France d'une force suffisante pour résister à une invasion, au moyen d'une armée nationale faisant corps avec la nation, est primordiale à la fin des années 1900. Son intérêt pour les questions militaires est indissociable d'une réflexion permanente sur la paix et le droit international, et d'un dialogue avec les doctrines pacifistes de son époque. La paix est à la fois un idéal et un état de la société préférable à tout autre, une condition nécessaire de l'épanouissement du socialisme et de la République. La guerre défensive est donc la seule qui puisse être légitime. Penseur de la guerre, pacifiste convaincu, figure de proue du socialisme français et international, orchestrateur de la campagne du mouvement ouvrier contre la guerre en 1914, JAURÈS est tout cela à la fois (Romain DUCOULOMBIER).
Dans la perspective socialiste de son auteur, et telle qu'il l'envisage, le texte de L'Armée nouvelle définit l'armée du futur. Cette armée est un organisme fondé sur des éléments à la fois sociaux, politiques et stratégiques traduisant les préoccupations personnelles et idéologiques d'un JAURÈS qui se veut à la fois socialiste et patriote. Les principes qui forment la base de cette "défense nationale" sont ceux de la démocratie et de la nation armée : la défense nationale doit à la fois respecter, promouvoir et sauvegarder les institutions républicaines, tout en encourageant la participation populaire à la défense de la patrie. A ces deux principes fondamentaux, JAURÈS fait correspondre deux modèles historiques, la milice suisse et la levée en masse de 1793, qu'il prétend amalgamer dans son armée nouvelle.
Armée de citoyens ou armée de métier? JAURÈS n'est pas le premier à s'intéresser à un problème qui préoccupe les stratèges, tout autant que les philosophes, depuis plusieurs siècles. En tout état de cause, JAURÈS rejette l'armée "bâtarde" de citoyens et de permanents, représentants deux modèles de société, démocratique et aristocratique, incompatibles qui définissent, selon lui, l'armée française de son époque. La constitution de milices correspond mieux à sa volonté d'établir une politique et une stratégie nationales fondées sur la défensive, en un temps où domine l'idée de l'offensive à outrance. Les conclusions de ce lecteur attentif de CLAUSEWITZ sont plus proches de la pensée de ce dernier que ne le furent celles de la plupart des stratèges de l'époque qui se réclament ouvertement du théoricien allemand. Comme CLAUSEWITZ, JAURÈS favorise une posture stratégique défensive. Il prévoit d'ailleurs, quelques années auparavant, l'offensive allemande de 1914, mais il faudra attendre une guerre mondiale pour que sa solution préventive, par l'établissement d'un mur défensif ("défensive organisée scientifiquement"), voie le jour sous la forme de la ligne Maginot. De CLAUSEWITZ, JAURÈS retient également la prépondérance des facteurs moraux en guerre. Il fait donc plus confiance, pour la défense du pays, à un peuple solidaire et patriote qu'à une caste aristocratique qu'il juge arrogante et isolée. Pour construire cette armée populaire, JAURÈS propose de réformer le recrutement et la formation des cadres, et de favoriser une préparation universitaire plutôt que strictement militaire. Important document historique, L'Armée Nouvelle n'en soulève pas moins un certain nombre de questions fondamentales sur la défense de la République. Ces questions n'ont pas cessé de nous concerner aujourd'hui. (Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND).
Son histoire familiale est marquée par le fait militaire. Issu d'un milieu bourgeois et cultivé, Jean JAURÈS est entouré de parents militaires de très haut rang (trois amiraux, et d'autres militaires de carrière, dont dans les colonies) et ses ennemis ne manquent pas durant sa carrière politique d'épingler ce militarisme familial supposé (dont le polémiste Urbain GOHIER, dans son célèbre pamphlet L'ascète au beurre de juillet 1903). En fait, il réfléchit à la guerre sans en avoir l'expérience. Il ne vit pas l'invasion de 1871, ni même la Commune, et il ne fait pas, sorti normalien en 1878, son service militaire, même si l'armée en omniprésente à Castres, où il réside souvent. Durant toute sa vie, il est soucieux des solutions politiques en militaires que, dans le respect des principes de la République, permettent d'éviter une nouvelle année terrible pour la France.
Les années 1880, partisan de l'effort de défense et colonialiste
Pour lui, dans les années 1880, l'institution militaire est intrinsèquement progressiste parce qu'elle est nationale : elle ouvre le pays à l'influence des idées républicaines et mélange les classes sociales. C'est une idée qu'il conserve, malgré l'affaire Dreyfus, à ceci près que l'acquis des années 1880 devient le projet des années d'avant-guerre, en particulier dans L'Armée Nouvelle.
Au milieu des années 1880, Jean JAURÈS soutient fermement la conquête coloniale du président du Conseil Jules FERRY au Tonkin. S'il approuve par ailleurs les réformes républicaines et sociales du général BOULANGER, le nouveau ministre de la guerre en poste de janvier 1886 à mai 1887, il prend résolument parti contre le césarisme du "général Revanche". Pour lui, le pouvoir militaire est destiné à servir le pouvoir civil et il combat toute tentative pour le premier d'empiéter sur le second. Lorsque les tensions européennes surviennent dans les années 1886-1888, il soutient la formation de l'alliance franco-russe du début des années 1890, face à la Triplice (Triple Alliance), tout en émettant des réserves, qui s'amplifient d'ailleurs avec le temps, jusqu'à la dénoncer ouvertement en 1913 jusqu'au jour de sa mort.
Jean JAURÈS s'engage dans les débats sur la grande loi militaire de juillet 1889, conclue à la veille de sa première défaut électorale dans le Tarn. Considérant les affaires militaires comme des affaires politiques et non techniques (comme l'estime une grande majorité des parlementaires...), il défend avec aisance les principes républicains d'une armée défensive, égalitaire et nationale... qui se donne les moyens : entre autres une politique d'armement, dénoncée alors par d'autres (le sénateur John LEMOINNE par exemple, rédacteur en chef du Journal des débats. JAURÈS, comme il le fait ensuite dans L'Armée Nouvelle, subordonne la sauvegarde de la République à une politique de défense nationale conséquente. Il se méfie même d'une opinion publique qu'il juge versatile en la matière.
Il s'engage notamment dans le débat sur le service militaire, qui aboutit à la loi de 1889, établissant le principe d'une conscription réduite de 5 à 3 ans, mais ne supprime pas toutes les exceptions et les tirages au sort. Il soutient dans ce débat (avec Philippe RORET), un amendement demandant le service de 18 mois, sans exceptions, et l'hostilité envers "toute guerre de conquête", amendement repoussé.
Les années 1890, la conversion au socialisme et le passage des affaires militaires au seconde plan
C'est juste après sa défaite électorale de 1889 que Jean JAURÈS entre dans une période de méditation et d'action où il se rapproche des socialistes. La priorité devient alors à l'enseignement et à l'écriture, avec l'élaboration d'une position doctrinale plus cohérente avec son socialisme affiché. Il se tait sur la question coloniale, évoque peu les questions internationales. Dans La Question sociale, l'Injustice du capitalisme et la Révolution religieuse, manuscrit inédit de 1891, publié partiellement seulement en 1959, il élabore une vision de la société divisée en deux classes et une conception au fondement de la dénonciation de la guerre, émanation d'un ordre social dysfonctionnel. Il discours sur cette vision et cette conception dans son activité parlementaire du milieu des années 1890, une fois revenu à la Chambre comme député de Carmeaux (1893). Dans un discours du 7 avril 1895, publié en brochure ensuite sous le titre "internationalisme et patriotisme", il dénonce cette "société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l'état d'apparent repos" qui "porte en elle la guerre, comme une nuée dormante porte l'orage". On voit bien l'évolution de sa pensée et de sa perception des problèmes militaires et défensifs. L'affaire Dreyfus constitue pour lui, comme pour d'autres dans un grand spectre de l'opinion publique, un moment-clé, même s'il ne fait pas partie des premiers dreyfusards. Dès août-septembre 1898, après son engagement manifesté par la publication des Preuves, il devient l'un des chefs de file du camp révisionniste (du procès du capitaine). Il dénonce la duplicité et la bêtise de l'état-major, dont il déplore l'étroitesse du recrutement sociologique, pas très loin de penser à une certaine incompétence. Les débuts de l'affaire Dreyfus sont aussi le moment où la pensée de Jean JAURÈS évolue en matière coloniale (Algérie), alors qu'il porte de nouveau son attention sur les affaires internationales, dans cette période de tension, où plusieurs fois, dans ces années 1900 et 1910, beaucoup d'observateurs craignent un conflit armé majeur entre puissances coloniales (et pas seulement entre Allemagne et France/Angleterre, mais également et surtout entre la France et l'Angleterre, axe le plus important en fin de compte des rivalités coloniales en Afrique et au Moyen Orient). De même les années 1898-1899 lui permettent de préciser le rôle du prolétariat international dans la lutte contre la guerre : à la conférence internationale de Londres, en mars 1899, il exprime sa confiance dans la nécessité et l'efficacité de sa protestation universelle et concertée. Étranger à toute anglophobie, à l'inverse de la majeure partie de la classe politique française, il combat le nationalisme naissant qui devait armer le bras de son assassin quinze ans plus tard...
Les années 1900-1910, l'inquiétude croissante d'une guerre en Europe
Le risque de guerre croissant, d'une part , les débats sur l'armée, d'autre part, structurent en 1904-1905 les éléments déjà présents d'une stratégie socialiste contre la guerre. Le 21 mars 1905, les socialistes votent à l'unanimité la loi sur l'armée qui réduit le service à 2 ans et instaure l'égalité intégrale en matière de conscription. C'est d'ailleurs de là que date le début réel de la conscription en France, tel qu'on l'entend de nos jours, bien après que ses principes aient été énoncés depuis... les années 1790! Les socialistes, JAURÈS compris, font alors le "pari" (Annie CRÉPIN) d'une républicanisation accentuée de l'armée, qu'ils présentent comme une étape vers l'armée de milices. Leur désillusion est la source de L'Armée Nouvelle, dont JAURÈS entame la rédaction en 1907. Parmi les officiers, l'expérience de la guerre des Boers (1899-1902), en consacrant la victoire des troupes régulières anglaises,, a disqualifié durablement toute tentative d'évolution vers une armée de "milices". Les efforts de JAURÈS restent donc isolés, malgré leur influence durable et profonde sur les socialistes, qui y trouvent leur bible en la matière. Face à la conjoncture politique intérieur et la de la politique internationale de 1904-1905, JAURÈS intensifie son effort de lecture de la littérature militaire spécialisée (Gaston MOCH, etc) et noue le dialogue avec certains groupes d'officiers progressistes (autour de la revue Armée et démocratie de Robert NANTEUIL). L'Opinion militaire des proches d'Adolphe MESSINY, ministre de la guerre en 1911). Il est surtout influencé par le (très petit) groupe du "commandant Rossel", alias le capitaine Henri GÉRARD, qui publie régulièrement des articles dans L'Humanité entre 1907 et 1914, en pleine tourmente antipatriote dans le parti, et par le colonel Émile MAYER, esprit non-conformiste, ami de JAURÈS et trait d'union avec de GAULLE ou Roger MARTIN du Gard d'après-guerre. L'Armée nouvelle prolonge ainsi un courant relativement puissant de réforme de l'armée dont JAURÈS connaît bien les arcanes.
JAURÈS, qui a tant écrit sur la guerre, n'a, surtout dans cette période, aucune inclination pour la violence. Sa discussion intense de l'oeuvre de Léon TOLSTOÏ, en janvier-février 1911, montre qu'il n'est pas non-violent. Mais comme il l'explique dans le tome III de l'Histoire socialiste (1789-1900), de 1903, en évoquant les massacres de septembre 1792, il se méfie également des "vagues et lâches apologies" de la violence accoucheuse de l'histoire. JAURÈS, par ailleurs, est préoccupé de la question de la guerre juste : la question des responsabilités est essentielle. Dans La Guerre franco-allemande, le tome IX de L'Histoire socialiste, publié en livre en février 1908, il y fait "l'aveu douloureux" de la "grande et profonde responsabilité" de la France dans le conflit. L'échec de la révolution de 1848 a empêché la conclusion d'un pacte entre les révolutionnaires des deux rives du Rhin. S'il reconnaît que les républicains ont mis du temps à trouver une position juste face au conflit, au point de déplorer la confiance "chauvine" de GAMBETTA dans la force de la France, il les exonère de responsabilité. Quant à la défaite, elle s'explique par la "débilité" de l'Empire, mais aussi par les insuffisances de l'armée française, incapable d'accomplir sa mission : "Assurer la paix par la liberté et constituer une défense de la nation par une armée vraiment populaire, par une vaste organisation des milices nationales." C'est dire que La Guerre franco-allemande" est un livre charnière entre les réflexions militaires au long cours depuis les années 1880 et le mûrissement de L'Armée nouvelle (1910-1911). Dans son célèbre discours de Vaise, en juillet 1914, JAURÈS ne craint pas de mettre en cause les responsabilités de la France dans la crise de l'été qui inaugure la Grande Guerre. (Romain DUCOULOMBIER).
Jean JAURÈS, De la réalité du monde sensible, thèse principale, 1892 ; Les Origines du socialisme allemand, thèse secondaire, 1892 ; Vers la république sociale ; La Guerre franco-allemande 1870-1871, Flammarion, 1971 ; Histoire socialiste de la Révolution française, A. Soboul éditeur, en 7 volumes, Éditions sociales, 1972-1985 ; L'Armée nouvelle, Imprimerie nationale, 2 volumes, 1992 ; Les Preuves, La Découverte, 1998 ; Oeuvres de Jean Jaurès en 18 volumes, Fayard. Ces Oeuvres sont publiées sous la responsabilité de la Société d'études jauréssiennes.
Romain DUCOULOMBIER, Jean Jaurès, dans Dictionnaire de la guerre et de la paix, sous la direction de Benoît Burieux, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et de Frédéric RAMEL, PUF, 2017. Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.
M. AUCLAIR, La vie de Jean Jaurès, Seuil, 1972 : M. REBÉRIOUX, Jaurès et la classe ouvrière, Maspéro, 1975.