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1 août 2019 4 01 /08 /août /2019 13:22

    S'il est un domaine de la sociologie où individualisme méthodologique et conceptions de l'école de Pierre BOURDIEU s'affrontent ouvertement, c'est bien celui de l'école. Non seulement parce que, de manière générale, s'opposent des conceptions sur l'éducation, grosso modo celles qui mettent en avant l'acquisition collective des savoirs par la coopération dans les classes et celles qui mettent en oeuvre la compétition entre individus, soutenue par un système de notations encourageant avant tout l'effort individuel, clé de l'élitisme social que le système éducatif ne fait que reproduire. Car il s'agit de luttes sociales ancrées dans la durée puisqu'à une pédagogie collective s'oppose depuis les débuts de la scolarisation, loin dans la Renaissance, une pédagogie individualiste, reflet très lointain d'une certaine conception ésotérique de la transmission de la connaissance.

      Si ces luttes sont anciennes, elles ne se formalisent et ne se théorisent qu'au début du XXe siècle, avec la naissance de la sociologie, comme nouvelle branche du savoir. Les premiers jalons d'une sociologie de l'école sont posés par Émile DURKHEIM dans L'Évolution pédagogique en France (1904-1905, PUF, 1938). Ce dernier envisage l'école comme une instance de socialisation qui a pour fonction de permettre l'intégration sociale en inculquant à chacun les valeurs morales qui fondent la société. Ce faisant, elle libère les individus de leur particularismes locaux et familiaux tout en assurant le maintien de l'ordre social.

   Après Émile DURKHEIM, et jusqu'aux travaux de Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON dans les années 1960, peu nombreux sont les sociologues qui se sont emparés de la question scolaire précisément.

En plus de cela, la sociologie de l'éducation de manière générale dans le monde est éparpillée en pratiquement autant de tendances qu'il y a d'auteurs. En France, durant la première moitié du XXe siècle, l'éducation n'est pas un domaine d'étude actif de la sociologie. Dans les années 1950-1960, les objets d'études légitimes des sociologues en France sont plutôt le monde du travail, le monde ouvrier, la bureaucratie, la religion, la paysannerie, les loisirs, la psychologie sociale... Ce n'est qu'à partir des années 1960 que la question scolaire connait un regain d'intérêt sociologique, alors qu'auparavant il semble y avoir un consensus, supporté par une bureaucratie d'État ramifiée (l'Éducation Nationale), sur l'école facteur d'ascension et de promotion sociales. La croissance des effectifs, dans le secondaire et à l'université, l'allongement de la scolarité, s'effectuent alors que ni la pédagogie (sauf aux marges de l'institution) ni le contenu des programmes ne semblent sujet à grandes modifications.

 

L'école comme instance de reproduction sociale

    Les recherches d'abord conjointes de BOURDIEU/PASSERON modifient profondément la sociologie de l'éducation. Elles constituent pour Pierre BOURDIEU l'occasion de forger et de tester certains de ses concepts majeurs qui définissent aujourd'hui sa sociologie : habitus, capital culturel, violence symbolique... Trois ouvrages majeurs composent la problématique de Pierre BOURDIEU sur la sociologie de l'école : Les Héritiers. Les Étudiants et la culture (1964), La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement (1970) (les deux premiers avec Jean-Claude PASSERON) et La Noblesse d'État. Grand corps et esprit de corps (1980 (ce dernier avec Monique de SAINT-MARTIN). La sociologie de Pierre BOURDIEU traite essentiellement des études supérieures, mais certains des numéros d'Actes de recherche en sciences sociales abordent aussi la question des études primaires et secondaires, ainsi que celle de l'enseignement technique. Pour résumer - mais nombre de nuances s'attachent à différents aspects dans ses livres - la thèse défendue peut s'énoncer ainsi : loin de favoriser l'égalité des chances, l'école participe à la reproduction des inégalités sociales et légitime ces inégalités par un discours méritocratique. Pierre BOURDIEU rompt ainsi avec la vision positive de l'école comme pourvoyeuse de normes morales et adopte au contraire une posture critique.

Il existe, par nombre de biais d'ordre institutionnel et/ou culturel, une certaine circularité entre inégalités sociales et inégalités scolaires, mis à jour par nombre d'enquêtes statistiques et de terrain. En réalité, tout se passe comme si l'école s'appuyait sur le postulat d'une égalité formelle entre les élèves tout en restant inattentive aux inégalités sociales réelles (d'accès aux divers enseignements comme de possibilités de suivre réellement une scolarité conçue comme circuit. En souhaitant évaluer tous ses étudiants sur un pied d'égalité, l'école appréhende les différences sociales comme des différences purement scolaires et transforme donc une hiérarchie sociale en classement scolaire.

Pour justifier les inégalités scolaires obtenues, l'école les rapporte à des inégalités de compétences naturelles. Elle entretient une idéologie du don, une idéologie que Pierre BOURDIEU qualifie d'idéologie charismatique, qui fait passer les aptitudes à la réussite scolaire pour des dispositions innées, alors qu'elles sont avant tout culturelles; acquises au sein d'un milieu social et familial.

On peut considérer, in fine, que l'explication individualiste alternative de l'inégalité des chances de Raymond BOUDON, qui ne dénie pas par ailleurs la réalité de cette reproduction sociale, conforte l'attitude du système scolaire. Considérant qu'il n'existe pas de structures objectives qui transcenderaient les actions individuelles, ce dernier sociologue propose de restituer les motivations et les "bonnes raisons" de acteurs pris dans leur individualité pour expliquer les phénomènes macrosociologiques. Selon lui, les "régularités sociales constatées ne sont que la trace laissée au niveau statistique par la juxtaposition d'une myriade de comportements individuels" (L'idéologie ou l'origine des idées reçues, Fayard, 1986). Dans L'inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles (Armand Colin 1973, réédition 1979), Raymond BOUDON considère que l'inégalité des chances scolaires résulte d'une rencontre entre des positions sociales et des "points de bifurcation", des paliers d'orientation, qui jalonnent l'institution scolaire. A chaque palier, la décision d'orientation est prise en fonction de la perception qu'ont l'élève et sa famille des chances de réussite. Le potentiel de l'élève pour les études est primordial dans l'évaluation des chances de réussite. Cependant, la position sociale détermine aussi en partie les choix d'orientation : la probabilité de renoncer à poursuivre des études est d'autant plus élevée que l'on descend dans la hiérarchie sociale. Il existe donc un phénomène d'auto-séelction, lequel est déjà mis en évidence par Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON qui parlent dans La Reproduction d'"auto-élimination" des catégories les plus défavorisés. Mais alors que pour ces derniers, l'habitus des classes populaires, éloigné de la culture scolaire explique leur anticipation d'échec, Raymond BOUDON se réfère à un calcul coût-avantage pour rendre compte des choix d'orientation.

L'école apparait comme une "boite noire" qui transforme une hiérarchie sociale non légitime car reposant sur l'héritage familial en une hiérarchie sociale relativement identique mais légitimée par les titres scolaires qui sont censés être attribués en fonction de mérites personnels. La reproduction opérée par l'école ne reflète néanmoins pas exactement l'état antérieur de la distribution des positions sociales. En effet, le système scolaire dispose d'une autonomie relative mais réelle par rapport à l'élite et sa culture qui lui permet notamment de définir ses propres critères de classement. La distance, petite mais réelle, entre la culture scolaire et la culture de l'élite autorise alors un relatif brouillage entre hiérarchie sociale e hiérarchie scolaire. Ce brouillage permet à l'école d'affirmer son autonomie totale vis-à-vis de la structure sociale, alors qu'il n'est en réalité par propre à remettre en cause les écarts culturels entre catégories sociales.

L'espace social, polarisé entre des dominants, auxquels correspondent les classes supérieures, et les dominés, représentés par les catégories sociales les moins favorables, constitue une structure reproduite et même renforcée par l'école. Ce phénomène de domination (au sens de Max WEBER) a fait l'objet de nombreux travaux de la part de Pierre BOURDIEU et se son école. La violence symbolique est mise en oeuvre dans les institutions scolaires, à travers son action pédagogique (et son système de punitions-récompenses) pour légitimer  la culture de l'élite et l'état des rapports de force entre classes sociales. L'imposition par l'école d'un arbitraire culturel conduit ainsi à une élimination (légitimée) de la plupart des dominés qui ne peuvent parvenir au sommet de la hiérarchie scolaire ni donc s'élever dans la hiérarchie sociale.

Bien entendu, ces mécanismes de domination et de violence symbolique ne sont pas seulement à l'oeuvre dans le domaine scolaire. Ils se retrouvent dans toutes les sphères du monde social. La tâche du sociologue est de dévoiler les structures de domination, "produit d'un travail incessant de reproduction auquel contribuent des agents singuliers et des institutions, familles, Église, École, État" (Startégies de reproduction et modes de domination, Actes de la recherche en sciences sociales, vol 105, 1994). Mais dans le monde contemporain, l'école est l'instance de reproduction centrale, la massification étant une de ses caractéristiques. Si dans les sociétés précapitalistes, les stratégies matrimoniales, l'Église... avaient le rôle majeur dans cette reproduction, le système scolaire, depuis que l'école est obligatoire (gratuite, bien accessoirement...), et que chaque individu de toute façon doit y passer, a pris leur place. Les stratégies de reproduction scolaire prennent bien une place centrale et dans les faits et dans les représentations.

 

Controverse académique et débat public autour des thèses de l'école centre de reproduction des inégalités sociales.

    La massification scolaire, dès qu'elle est effective (pas seulement inscrite dans les lois...), et qu'elle existe à tous les échelons du système éducatif (primaire, secondaire, supérieur, technique) conduit à la mise en place de nouveaux mécanismes assurant la reproduction sociale. Dans son article Classement, déclassement, reclassement (Actes de la recherche en sciences sociale, volume 24, 1978), Pierre BOURDIEU s'attaque à l'opinion selon laquelle la généralisation de la scolarisation favorise la démocratisation. Avant cette massification (qui n'est effective en France pour tous les échelons scolaires que dans les années 1960...), seules certaines catégories sociales comme les professions intellectuelles, les ingénieurs... avaient besoin d'un diplôme pour occuper leur position sociale. La nécessité d'avoir un titre scolaire pour occuper des places, qui, autrefois, n'exigeaient pas d'être passé par l'école (patron d'industrie et du commerce, artisan, commerçant...) et la scolarisation des filles ont conduit à une hausse de la demande scolaire (massification). Cette dernière s'est traduite par une intensification de la concurrence pour les titres scolaires. Dans la mesure où le nombre de positions auxquelles les titres permettaient d'accéder a augmenté moins vite que la demande de diplômes, il en a résulté une inflation de titres. Ce phénomène a deux conséquences : d'une part, la diffusion des titres scolaires a entrainé leur dévaluation et, d'autre part, les non-diplômés sont devenus des marginaux dans une société où les diplômes se sont généralisés. De ce fait, contrairement à l'idée reçue, la massification scolaire n'a pas permis une amélioration de la situation des plus démunis. Elle a induit le déclassement aussi bien des non-diplômés que des diplômés dont le titre a perdu de la valeur.

Du coup, loin de permettre une démocratisation, la massification scolaire contribue donc à la reproduction de l'ordre social. Elle se traduit par une translation globale de la structure de la distribution entre les classes ou les fractions de classe, une simple translation vers le haut et non une véritable déformation de la structure sociale. 

        Cette sociologie, somme toute pessimiste, soulève des débats au sein du milieu enseignant et ailleurs. On a pu accuser Pierre BOURDIEU de promouvoir un déterminisme social, qui remplace le déterminisme biologique (Alain PROST, 1970, Une sociologie stérile, la reproduction de Bourdieu et Passeron, dans la revue Esprit). Les réactions sont d'autant plus vives que la théorie de l'école ainsi présentée a des échos bien au-delà du monde académique et du monde scolaire. Le milieu enseignant apparait très divisé sur cette théorie et ses implications. Plus que le mécanisme de reproduction, c'est la dénonciation des pratiques pédagogiques traditionnelles et de leurs conséquences sur les inégalités sociales qui sont reprises par les organisations syndicales étudiantes et par les partis politiques de gauche : critique des "lycées-casernes", de l'arbitraire de la culture académique, des cours magistraux, du pouvoir discrétionnaire des enseignants...

L'essentiel, sans doute, pour Pierre BOURDIEU et son équipe, est que les enseignants eux-mêmes puisse participer à la démystification du système scolaire pour rendre opérationnelle leur vocation même dans la société, qui est de tendre vers la démocratisation et un réel partage des compétences et des connaissances. La capacité des sociologues à proposer des outils critiques sur leur propre système et leurs propres pratiques constitue bien un objectif essentiel... pour le changement social lui-même. Même si dans le mouvement général de contestation des années 1970-1980, l'accent n'est pas toujours mis sur la reproduction et ses modalités, le succès de ses ouvrages participe d'un mouvement général qui aboutit à une contestation du système éducatif dans presque tous ses aspects (y compris celui-ci...), opérante sous la forme de nombreuses réformes de l'Éducation Nationale. Toutefois, du côté du monde enseignant, la réception n'est pas sans une certaine ambiguïté : si la plupart des enseignants adhèrent à la dénonciation du rôle de l'héritage culturel et à la critique de la pédagogie traditionnelles, ils sont cependant réticents à admettre leur rôle dans l'imposition de l'idéologie du don et l'irréductibilité des inégalités.

   En tout cas, les ouvrages des deux sociologues deviennent ensuite la matrice des réflexions ultérieures sur l'école, et si la vulgarisation de leurs thèses leur fait perdre en complexité, elle permet d'élargir la portée des débats autour de l'éducation.

 

Après les trois ouvrages-clés de la sociologie "bourdieusienne", le développement d'une sociologie de l'école...

       De nombreuses études, souvent quantitatives, ont par exemple cherché à mesurer la démocratisation scolaire. Si Antoine PROST (L'enseignement est-il démocratique?, PUF, 1986) conclut qu'une véritable démocratisation de l'enseignement secondaire a eu lieu entre 1945 et 1960, d'autres auteurs comme Dominique GOUX et Éric MAURIN ont en revanche mis en évidence l'absence d'évolution, dans un sens ou dans l'autres, des inégalités scolaires entre 1970 et 1993 malgré l'allongement des cursus et de la hause du taux de scolarisation. Une étude sur l'ensemble du XXe siècle (La réduction des inégalités sociales devant l'école depuis le début du siècle, Économie et Statistique, 2000), réalisée par Claude THÉLOT et Louis-André VALLET montre qu'en dépit d'un niveau qui reste fort, les inégalités sociales devant l'école ont diminué.

   Du côté de ces travaux cherchant à mesurer la reproduction sociale, de nouveaux champs de recherche sont sont ouverts. Des approches plus microsociologiques, qualitatives et ethnographiques sont apparues pour tenter de mieux comprendre les marges de manoeuvre dont disposent les acteurs dans et autour de l'école. Des sociologues s'intéressent par exemple aux "réussites paradoxales" d'enfants issus de milieux sociaux qui ne les prédisposaient pas à l'excellence scolaire (LAHIRE), aux stratégies scolaires mises en place par les familles, à l'expérience scolaire des élèves (DUBET, MARTUCCELLI)...

De nouvelles variables de cette reproduction sociale sont étudiées : effets-classe, effets-maître, effets-établissement, rôle du genre, type de filière scolaire (que ce soit dans l'école privée ou dans l'école publique), relation avec l'immigration... (voir notamment l'ouvrage de M. DURU-BELLAT et de A. VAN ZANTEN, Sociologie de l'école, Armand Colin, 2006). Stephane BEAUD, dans 80% au bac... et après? Les enfants de la démocratisation scolaire, La Découverte, 2002), étude de la démocratisation scolaire, enquête de terrain surtout, rejoint les conclusions de Pierre BOURDIEU et de Jean-Claude PASSERON sur les limites de la massification scolaire, en mettant en jeu de nombreuses de ces variables.

 

Anne JOURDAIN et Sidonie NAULIN, La théorie de Pierre Bourdieu et ses usages sociologiques, Armand Colin, 2011.

 

SOCIUS

 

 

    

 

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