Dans les récits et les analyses sur les collaborations et résistances, beaucoup discutent des contextes de la seconde guerre mondiale, sans faire de références historiques antérieures. Or dans les dix départements français occupés pendant la première guerre mondiale, des résistances furent entreprises aux menées de l'occupant allemand, et de multiples expériences étaient encore dans les esprits et la mémoire moins de trente ans plus tard. Sans vouloir remonter également aux résistances à l'occupation française napoléonienne dans les pays occupés dans toute l'Europe, ni même sans évoquer les multiples résistances ouvrières et paysannes à certaines entreprises du capitalisme, il est difficile de faire l'impasse sur une certaine capitalisation de cette expérience de résistances. De même, occupations et résistances sont vues très souvent sous l'angle des combats durant la seconde guerre mondiale, alors que déjà, de manière relativement franche, existent déjà dans ces départements occupés, toute la palette des collaborations et des résistance face à l'ennemi.
Les concepts d'occupation et de résistance sont attachées, dans la mémoire collective, au vécu de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, comme le rappelle François COCHET, agrégé et docteur en histoire, professeur émérite à l'université de Lorraine-Metz, "la Grande Guerre les connait déjà, selon des modalités assez proches."
"le premier conflit mondial étend les occupations à dix départements du Nord et de l'Est français, mais également à la quasi-totalité du territoire belge, hormis une parcelle autour d'Ypres. Pour la France, trois millions quatre cent mille hectares sont contrôlés par l'ennemi, soit 6% du territoire national. Sans trop flirté avec l'anachronisme, il est possible d'emprunter à Philippe Burrin, spécialiste des occupations durant la seconde guerre mondiale, une définition de ces phénomènes." Dans La France à l'heure allemande, 1940-1944 (Seuil, 1995), ce dernier écrit : "l'occupation étrangère est une intrusion, brutale, massive, dans les cadres familiers d'une société. Elle impose une autorité et exige une obéissance qui ne se fondent plus sur la tradition ou le consentement. Elle dérange les réseaux et les routines de la vie collective, elle place groupes et individus devant des choix auxquels les circonstances donnent la gravité."
François COCHET indique que, longtemps, l'historiographie des occupations a été réduite. Relancée dans les années 1990 par des études et la publication de témoignages, elle est désormais bien connue pour le Nord, la Belgique, les Ardennes et la Meuse. Bien qu'il soit difficile de dresser un bilan global des comportements d'occupation, tant varient les attitudes des responsables de Kommandantur (qui n'obéissent pas aux règles et contraintes établies plus tard par le régime nazi). De grandes tendances se dégagent toutefois, au rythme de quatre années d'occupation. Face aux maillages de ces Kommandantur, les populations occupées ont bien du mal à échapper aux contrôle de l'occupant. L'analyse de ces attitudes doit prendre en compte non seulement les comportements des occupés eux-mêmes, mais également ceux des occupants, ce que font bien à propos divers auteurs qui se sont penchés sur cette question. Il reste beaucoup à faire pour démêler la complexité des situations, suivant les lieux (ruraux ou urbains, de plaine ou de montagne...) et la période (immédiate post-invasion, prise de commandement, évolution des combats...)
A partir d'octobre 1914, l'invasion se fait occupation. Les communautés villageoises ou urbaines doivent cohabiter dans la durée avec l'ennemi. Et les soldats comme le commandant de la force occupante doivent également composer dans un environnement qui leur est souvent étranger ou inconnu.
Les Allemands ont de toute façon besoin d'interlocuteurs-relais dans les communautés occupées. Les multiples actes d'autorité multiple, notamment directement politiques (intervention dans l'organigramme des mairies par exemple) placent les administrateurs et les administrations dans des situations inconfortables. En butte aux exigences des Allemands et des récriminations de leurs concitoyens, le fait même qu'ils officient sous les ordres de l'ennemi, ce qui saborde une partie ou la totalité de leur légitimité, les responsables des communes occupées doivent organiser souvent l'approvisionnement des populations, prendre en charge les familles nécessiteuses (dont le poids a augmenté du fait des destructions de la guerre), poursuivre la vie courante scolaire et... gérer les conséquences des exactions commises ici et là. Souvent, les personnes en charge multiplient les protestation contre des conditions d'occupation qui peuvent varier du tout au tout suivant l'évolution des opérations militaires. Notamment, les instituteurs des régions occupées affrontent des situations délicates, entre envie de servir la communauté locale et l'attachement patriotique, souvent plus vif à proximité des frontières qu'à l'intérieur profond du territoire.
François COCHET explique que les occupations concernent au premier chef les relations de travail, lesquelles peuvent être déjà conflictuelles au départ avant la guerre. "Dès la fin de l'année 1914, le marché du travail est contrôlé par l'occupant. A Warmeriville, un contrôle des corvées est imposé dès le 8 février 1915 et tous les hommes du village (150 disponibles) sont quotidiennement répartis, après l'appel de 7 heures, en 23 équipes de travail.
Une véritable économie de prédation s'installe, poursuit notre auteur,. Au début de l'Occupation, chaque inspection d'étapes possède son comité économique indépendant. En septembre 1916, une centralisation s'opère avec la création, à Charleville, d'un (...) comité général économique auprès de l'intendant général. Des délégués sont alors envoyés dans chaque armée pour diriger l'exploitation des régions occupées. Les taxations en tout genre fleurissent. Une taxe sur les chiens avait déjà existé en France au XIXe siècle. Les Allemands la ressuscitent dans les Ardennes occupées ainsi que dans le Nord. (...) Signe d'une administration tatillonne, l'animal doit porter au cou une plaque attestant du paiement de cet impôt. Dans la foulée, bien des chiens sont abattus, bien sûr. Les Allemands restaurent également des prélèvements sur l'utilisation de certains biens collectifs comme les ponts, notamment ceux qu'ils ont reconstruits après l'invasion.
Les impositions relèvent d'un genre encore différent. Les conventions internationales de La Haye de 1899 et 1907 ont, il est vrai, admis la possibilité de demander des participations financières aux occupés, afin de subvenir en partie aux besoins de l'armée occupante. Dans les Ardennes, la première imposition est attestée en janvier 1915. Puis elles se multiplient, augmentant singulièrement pour une même commune. (...) le numéraire se faisant rare, il faut tenter de faire appel à l'épargne des habitants, en les attirant par des taux, rémunérateurs pour l'époque, de l'ordre de 3 ou 4%. Mais l'épargne se cache dans l'attente des jours meilleurs. Les communes occupées recourent alors à de la quasi-monnaie, sous forme de bons au porteur, et se regroupent en syndicats d'émission de bons à partir de 1916, comme celui de Charleville qui rassemble 51 communes.
Les occupants multiplient également les réquisitions de toutes sortes (métaux ferreux et non ferreux, laine). Mais ce sont les prélèvements de denrées alimentaires qui sont le plus durement ressenties." Les rations quotidiennes diminuent régulièrement.
Les déplacements de populations constituent en fait une des formes les plus visibles de l'occupation, qui émeut particulièrement les opinions publiques. "Dès 1915, les Allemands cherchent à se débarrasser des "bouches inutiles", notamment les femmes de Lille. Ils reproduisent ici des comportements très anciens, puisqu'ils remontent aux phénomènes guerriers du Moyen Age. Pendant les sièges des villes, il était fréquent d'expulser manu militari les femmes et les enfants qui ne pouvaient pas participer directement à la défense et coûtaient de la nourriture. En janvier 1917, dans le Nord, certains enfants sont envoyés en Hollande. Les Allemands vont cependant plus loin, se livrant à des pratiques qui s'apparentent à des rafles de main-d'oeuvre. Dès le 20 septembre 1914, des hommes de Valenciennes sont envoyés en Allemagne, comme prisonniers civils." Cela se pratique un peu partout dans les régions occupées. "Jusqu'alors, la dimension pénible de l'occupation était compensée par des repères stables : les habitants vivaient encore dans leur maison, leur lit, leur environnement. Avec l'évacuation forcée, c'est une population clochardisée, soumise à la perte irrémédiable de ses biens et de ses repères, qui se déplace vers les Ardennes. (...) Les mesures vexatoires fleurissent également. L'occupant interdit ainsi aux Français d'arborer les couleurs nationales, y compris sur des médailles. A Charleville, des habitants sont arrêtés pour avoir porté leur médaille de travail. Viennent ensuite les manifestations de toute-puissance. A L'Echelle, dans les Ardennes, le premier chef de poste allemand réquisitionne, l'arme au poing, toutes les bouteilles de vin du lieu, vin de messe y compris." Visites sanitaires forcées dans les maisons pour les femmes, Obligation de nettoyage des trottoir et de sortie des poubelles... sont des mesures, mais pas prises de manière uniforme dans les territoires occupés, souvent au bon vouloir des officiers localement chargés du commandement, qui visent à montrer que les Français sont sales et répugnants au vu des critères allemands, et qu'en définitive les Allemands viennent apporter la propreté et l'ordre... Obligation de saluer les soldats allemands au passage, réglementation du ramassage des bois morts pour chauffage, mise en place d'un affichage des occupations des habitations à l'entrée, croisent la volonté d'humilier et celle de contrôler. Très variables en intensité et en fréquence d'une ville ou d'un village à l'autre, toutes ces mesures suscitent des mécontentements et des résistances très diverses.
Toutes ces attitudes de l'occupant recomposent les attitudes des populations occupées. Toute la palette des comportements humains se déploie, de l'accommodement au rapprochement vers ceux qui semblent en position de force, en passant par la résistance.
L'occupé développe souvent des formes de résistance passive qui emprunte le visage de l'inertie. Aux interdictions d'arborer les couleurs nationales répondent des répliques imaginatives, jouant sur les couleurs des vêtements utilisés dans les lieux publics. De même à l'interdiction de chanter la Marseillaise, des institutrices bravent l'interdit, au risque de condamnations... Les autorités allemandes ripostent souvent sans faiblesse, ce qui ne fait que renforcer l'esprit de désobéissance. A ces manifestations symboliques, s'ajoutent des formes plus fortes de résistance.
Des filières d'espionnage et de renseignements se constituent. Le terme de réseau n'est pas utilisé, mais dans le vocabulaire de l'époque, on appelle cela des services. L'exfiltration des soldats de l'Entente, pris au piège des mouvements de troupes, demeurés à l'arrière vu l'avancée d'abord rapide des forces allemandes dans ces départements, ou de prisonniers de guerre évadés, constituent une part notable de la résistance à l'occupation. L'activité de véritables professionnels de l'espionnage ne peut dans ce cas être efficace sans le soutien, même bref, d'une partie de la population. La collecte des renseignements emprunte des formes variées (dépôts d'agents par l'aviation, réception par des civils...), et c'est en Belgique que la Résistance organisée est la plus développée, avec l'aide des Services Secrets britanniques (300 "services"). De véritables réseaux existent dès fin 1914, pour réaliser ces actes. Le réseau "Dame Blanche" demeure le plus connu (904 agents assermentés, avec 180 auxiliaires), qui a fourni jusqu'à la fin de la guerre, près des trois quarts des renseignements collectés en pays occupés. Comme durant la Seconde guerre mondiale, la fourniture de faux papiers constitue une activité essentielle de la Résistance.
Au total, comme l'écrit encore François COCHET, "certains paradigme qui allaient être identifiés dans la Seconde Guerre mondiale, sont déjà présents dans la Grande Guerre. La résistance conscientisée ne doit pas être confondue avec des formes plus ou moins épidermiques et individuelles de manifestations contre l'occupant."
Être avec la résistance de tout coeur, ne signifie pas être dans la résistance active à laquelle participe une minorité d'occupés. Mais aux yeux de l'occupant, tous ces signes manifestent des formes intolérables d'insoumission à son autorité et des contestations inacceptables des projets qu'il envisage, pour les régions occupées, annexions incluses. Il déploie donc une intense activité pour les éradiquer. A cette fin, il mobilise des personnels variés. A l'inspection d'étape, un officier de gendarmerie commande une centaine d'hommes dont le champ d'action est constitué par le territoire de l'Inspection. La gendarmerie allemande n'est pas simplement chargée de la police ordinaire de maintien de l'ordre et de la circulation. Elle participe aussi aux réquisitions et surveille la main-d'oeuvre mobilisable. Mais les Allemands installent aussi, dans les Ardennes, une Geheime Feldpolizei, une police secrète, qui dépend directement de Charleville. Chaque armée dispose d'un officier et d'agents de la GFP, qui parcourent le pays en civil. La répression allemande est efficace et dans la deuxième moitié de la guerre, les formes de résistance semblent faiblir. Si les formes de résistance visibles (symboliques) ou économiques sont réprimées avec sévérité, certains signes montrent que les Allemands tentent de nouer des compromis, mesurant que, dans l'urgence de la guerre - qui requiert tout de même toute l'attention et toutes les énergies plus que le reste, l'acheminement des troupes, des munitions et des subsistances restant toujours prioritaires dans la répartition des tâches au sein d'une armée qui doit, de plus se renouveler sans cesse, vu l'ampleur des pertes subie - ils ne peuvent faire tabula rasa de la culture et des pratiques en vigueur (ce qui prendrait énormément de temps et de ressources...). Ainsi, le système éducatif dans les départements se maintient-il, même s'il souffre de réquisitions des locaux, les programmes n'étant pas refondus pour une quelconque germanisation.
Comme par ailleurs, ce ne sont pas les meilleures troupes qui sont consacrées à l'occupation, ni les forces les plus aguerries ou les plus agressives, ces compromis se cherchent tout le long de la guerre, entre acceptations de certaines traditions et collaborations recherchées et souvent, surtout du côté des chefs d'entreprises, trouvées. La cohabitation se mesure dans la vie quotidienne, en services rendus (lavage et repassage du linge, fournitures de nourriture et de boissons en échange de modestes rétributions... et facilités de circulation) comme dans l'économie. Les compagnies houllières adoptent, à l'instar des entreprise françaises de la zone Nord entre 1940 et 1942, une posture plus qu'ambigüe. Principales pourvoyeuses d'emploi, elles cherchent à produire plus, malgré les aléas de la guerre, et à préserver l'outil de production.
"Des lectures parfois trop théoriques amènent à penser en mode binaire. Les occupés auraient été soit des victimes, soit des résistants. Or, la cohabitation entre les dominants et les dominés ne se définit pas sur les seuls registres de l'ignorance, de l'exclusion ou de la haine. Ce serait oublier la durée de la guerre et la capacité de l'homme à s'adapter, même à l'insupportable." Même si la guerre apporte son lot d'exactions, par exemple la recrudescence des cas de prostitutions féminines ou les massacres de civils commises par des troupes rêvant de se venger ou avec planification comme en Turquie, bien plus sporadiques en Europe, les années 1915 et 1916 sont également des moments de tentatives de paix proposées ici et là. Que ce soit à l'initiative des occupants ou des occupés, des initiatives tentent d'apaiser les rigueurs de l'occupation, même si très souvent elles n'ont guère de suite... à cause de l'évolution tout simplement de la situation militaire. De plus, s'exprime de plus en plus ouvertement, dans le cours de la guerre, une opposition globale à la grande boucherie, visible çà et là bien plus qu'au vu de l'arrière. Que cette opposition soit politique ou sur le registre de l'humanisme, elle transpire également dans les troupes, qu'elles soient françaises ou allemandes. Et en Allemagne surtout, cette opposition, dans un climat de privations et de pénuries, détient sur l'armée. Des mutineries de soldats finissent par peser sur l'attitude même des hiérarchies militaires, sans pour autant remettre en cause l'ensemble des opérations décidées par les états-majors. Les populations occupées sont aussi témoins de cette rapide dégradation du moral des troupes, qui influe sur la vitalité même de l'occupation, surtout au niveau local.
Vu l'état de l'historiographie, il n'est pas possible de donner le tableau d'une Résistance sapant l'effort de guerre, comme cela a été le cas lors de la Seconde guerre mondiale, mais ce qui est certain, c'est que la mémoire du vécu des résistants dans la Grande Guerre, se retrouve, sous forme de réflexes militants ou opérationnels, chez les résistants dans la dernière guerre mondiale. Que ce soit dans l'attitude des soldats et des officiers cachant matériels et armements lors de l'invasion, dans leur aptitude à monter des opérations de renseignements, d'exfiltrations, voire de sabotages, il existe certainement une continuité dans les mentalités et les activités, à moins de trente ans de distance. De même, toute la palette des collaborations et des résistances montre des continuités de comportements entre les deux guerres mondiales. Et souvent, l'orientation politique, pacifiste ou socialiste, pèse lourd dans les décisions d'accepter ou de refuser l'occupation.
François COCHET, La Grande Guerre, Fin d'un monde, début d'un siècle, 1914-1918, Perrin, collection tempus, 2018.
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