Général d'armée français, André BEAUFRE est connu autant pour le commandement de la Force A de l'expédition alliée contre l'Égypte en 1956 lors de la crise de Suez que pour son travail théorique sur la stratégie militaire. Défenseur de l'indépendance nucléaire française, il est considéré comme un père fondateur des théories contemporaines sur le terrorisme et la guérilla, appelée de son temps "guerre révolutionnaire".
Une grande carrière militaire
Sorti de Saint Cyr, où il rencontre en 1921 Charles de GAULLE qui y est instructeur, il participe à la campagne du Maroc (guerre du Rif, où il est gravement blessé), puis étudie à l'École supérieure de la guerre et à l'École libre des Sciences Politiques.
Après une mission d'un an à Moscou en 1938, il est secrétaire à la Défense nationale en Algérie, auprès du général WEYGAND, en 1940 et 1941. Arrêté par le régime de Vichy, libéré en 1942, il sert dans l'armée française de la Libération sur plusieurs fronts jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale.
Il sert ensuite dans la guerre d'Indochine, au sein du commandement opérationnel au Tonkin de 1947 à 1948, puis auprès de DE LATTRE en 1950. Devenu général pendant la guerre d'Algérie, il dirige la 11e division d'infanterie. Mais tout juste revenu d'Indochine, et mal informé, il a du mal à se positionner par rapport au conflit en Algérie.
En 1956, le général BEAUFRE dirige en Égypte la Force A, corps expéditionnaire français, à l'échelon Task Force. Contrairement ç une idée répandue, BEAUFRE en dirige pas l'armée française, car il est subordonné d'une part à l'amiral Pierre BARJOT qui commande à l'échelle du théâtre d'opération, et d'autre part aux militaires Britanniques (STOCKWELL surtout), dans le cadre de l'accord franco-britannique, accepté par la France surtout pour des raisons politiques et logistiques. La victoire militaire qui se transforme - notamment sous pression des États-Unis - en fiasco politique et diplomatique influence beaucoup sa pensée stratégique. Il met entre autres en place un Bureau chargé de la guerre psychologique, montrant sa volonté d'élargir le champ de bataille.
En 1958, BEAUFRE devient Chef du General Staff of the Supreme Headquarters, Allied Powers en Europe? En 1960, général d'armée, il devient le chef français du groupe permanent de l'OTAN à Washington.
En 1962, le Général DE GAULLE le juge trop "atlantiste" et préfère nommer Charles AILLERET comme Chef d'État-major général de la Défense national. Sa carrière militaire active s'arrête alors.
Une pensée stratégique d'ensemble
Il fonde l'Institut Français d'Études Stratégiques et se consacre à la réflexion stratégique. Réflexion commencée d'ailleurs dès ses débuts au cabinet du maréchal DE LATTRE. Il apporte sa contribution alors en 1946 sur un concept de guerre totale, auquel il reste toujours depuis attaché.
Convaincu du caractère absolu de la lutte menée par l'Union Soviétique au nom de l'idéologie communiste, BEAUFRE considère que son époque est guidée par une stratégie totale. Mais également grand connaisseur de l'école anglaise, tout particulièrement de B.H. LIDDEL-HART, il accorde une attention spéciale au mode indirect. Si le but stratégique est bien absolu, les approches sont multiples et indirectes. Telle est pour lui la caractéristique de la guerre révolutionnaire, surjet de son ouvrage de 1972 dans lequel il s'efforce de récapituler les leçons de plusieurs siècles de guérillas et de formes non conventionnelles de la guerre.
A travers ses livres et conférences, BEAUFRE s'affirme comme l'un des penseurs de la dissuasion nucléaire, quitte à s'opposer parfois à Raymond ARON ou à Lucien POIRIER. Il considère que l'équilibre nucléaire participe à la stabilisation mondiale en termes de conflits.
François GERÉ explique que l'on a souvent reproché à BEAUFRE d'être un homme de son temps, dont la théorie manque à s'arracher aux influences du moment.
Trois données majeures structurent sa pensée : les deux guerres mondiales, le phénomène idéologique à caractère révolutionnaire et le fait nucléaire. Difficile de faire autrement. Comme tant d'officiers français, il fait l'amère expérience d'une succession de défaites. Il voit bien que les données techniques et tactiques n'expliquent ni mal 1940 ni Suez. Il lui faut donc trouver des explications à un autre niveau, plus élevé et plus complexe, touchant directement à la dimension politique.
L'apport capital de BEAUFRE consiste à développer une théorie générale de la stratégie qui intègre les éléments du classicisme et les propriétés exceptionnelles de l'ère nucléaire. La rigoureuse prise en compte des effets de l'arme atomique lui permet d'élaborer une théorie complète de la dissuasion. La compréhension du caractère absolu des luttes idéologiques lui permet aussi de formuler une théorie de la stratégie contemporaine.
Son oeuvre abondante reste dominée par un triptyque composé de l'Introduction à la stratégie (1963), de Dissuasion et stratégie (1964) et de Stratégie de l'action (1966). Influencé par CLAUSEWITZ, BEAUFRE donne de la stratégie un ensemble de définitions qui se fondent sur la notion de duel : "art de faire concourir la force à atteindre les buts de la politique". Puis "art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit". Son système repose sur une trinité : la force, la volonté et la liberté., qu'il croise avec des variateurs, les niveaux, les modes et les attitudes. Ainsi, la force est subdivisée en quatre niveaux : paix complète, niveau de la guerre froide, niveau de la guerre classique, niveau de la guerre nucléaire. La méthode joue un rôle important car elle se veut stratégique. Pour BEAUFRE, la stratégie n'est finalement qu'une attitude de la pensée qui recherche l'efficacité dans la complexité de l'action. Le théoricien sait, en s'imposant, faire école - notamment à travers les institutions qu'il fonde ou qu'il truste. Aux débuts des travaux de l'IFDES, on rencontre des civils (Jean-Paul CHARNAY, Pierre HASSNER, Alain JOXE), et des militaires (Lucien POIRIER). Chacun sut profiter de la formation intellectuelle beaugrienne pour trouver la voie féconde de travaux très différents.
A la fois théorique et pragmatique, l'oeuvre de André BEAUFRE se présente comme un vaste chantier en pleine activité. Il cherche à établir une discipline fondée sur une méthode de pensée. Sa distinction entre dissuasion et action, extrêmement fonctionnelle, ne résout pas le problème de la relation entre la stratégie et une éventuelle science de l'action qu'il évoque sous le terme de "praxéologie". L'action semble constituer l'antinomie de la dissuasion, alors que les deux termes correspondent à des niveaux différents. La systématisation de BEAUFRE suggère la théorie plus qu'elle ne l'établit, laissant en suspens le statut final de la stratégie.
"La stratégie n'a jamais été installée, écrit encore François GERÉ. Elle ne s'affirme que tardivement, à mesure que la seule dimension de la bataille devient insuffisante pour appréhender la dimension complexe des phénomènes divers en développement dans le temps et dans l'espace. Le concept de dissuasion apparaît survalorisé, tandis que l'action reste en attente d'une formalisation adéquate."
André BEAUFRE, Introduction à la stratégie, 1963, Hachette, collection Pluriel, 5ème édition, 1998, Fayard/Pluriel, 2012 ; Dissuasion et stratégie, Armand Colin, 1964 ; Le Drame de 1940, Plon, 1965 ; La Revanche de 1945, Plon, 1966 ; L'OTAN et l'Europe, 1966 ; L'Expédition de Suez, Grasset, 1967 ; Mémoires 1920-1940-1945, 1969 ; La Nature des Choses, 1969 ; L'Enjeu du désordre, Grasset, 1969 ; La Guerre révolutionnaire, Fayard, 1972 ; La Nature de l'Histoire, Plon, 1974 ; La stratégie de l'action, La Tour-d'Aigues, L'Aube, 3ème édition, 1997. A signaler aussi sa participation aux 8 volumes de La Deuxième Guerre mondiale, parus en cahiers hebdomadaires à pagination continue), 1970, pour la revue Histoire, sous sa direction. Il est également l'auteur de nombreux articles dans la Revue de défense nationale et au Figaro.
François GERÉ, André Beaufre, dans Dictionnaire de stratégie, PUF, 2000.