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26 mars 2020 4 26 /03 /mars /2020 09:54

A la suite et à contresens des réflexions de Louis ALTHUSSER

    Le même postulat consistant à identifier dans les formes de la subjectivité les rapports de production et à penser la structure de ces derniers dans une logique de reproduction sociale, trouvé dans l'oeuvre de Louis ALTHUSSER, se retrouve dans l'ensemble des travaux de Nicos POULANTZAS, estiment Bruno THIRY, Antimo FARRO et Larry PORTIS. L'audience de ses travaux fut considérable, et même s'ils sont tombés aujourd'hui dans un oubli peut-être définitif. Ils furent conçus et publiés dans le sillage du "retour à MARX" opéré par ALTHUSSER, dont POULANTZAS demeura constamment proche, entretenant avec lui, dans ses analyses mêmes, un dialogue critique jusqu'à la fin. Et cela en dehors et souvent contre les dirigeants du Parti Communiste, qui entendaient conserver le plus longtemps possible à la fois une orthodoxie théorique et une fidélité politique et idéologique envers le grand frère soviétique.

    De la solidarité intellectuelle entre ALTHUSSER et POULANTZAS témoignage surtout son premier grand ouvrage, Pouvoir politique et classes sociales (en deux tomes, parus en 1968 et 1971) dans lequel ce dernier se refère à GRAMSCI et spécialement aux concepts de bloc historique et d'hégémonie qui lui donnaient les moyens de construire un dispositif et des moyens théoriques propres pour parachever le travail d'affinement conceptuel engagé par ALTHUSSER. Dès ce livre, il proposa notamment la notion de bloc au pouvoir, définie comme l'ensemble des classes et fractions de classes occupant le terrain de la domination politique. Puis il spécifia cette domination par une méticuleuse typologie des classes, établie essentiellement sur le critère et la double distinction entre hégémonie et domination et entre le politique et l'économique. Au-delà de ces distinctions conceptuelles, maintenues comme il se doit au prix de "rectifications" successives dans les ouvrages ultérieurs, le point de vue adopté dans son autre grand livre, les classes sociales dans le capitalisme aujourd'hui (1974) est le même que celui théorisé par ALTHUSSER dans son étude sur les appareils idéologiques d'État : "la reproduction du capital n'est pas simplement le cycle d'ensemble du capital social (le fameux espace "économique"), mais également la reproduction des conditions politiques et idéologiques sous lesquelles cette reproduction a lieu". Un différend toutefois, explicite dans Fascisme et dictature (1970), son deuxième livre, opposa durablement POULANTZAS à ALTHUSSER sur la question du statut des appareils idéologiques d'État, dont il reprit néanmoins nommément le concept, mais pour l'inscrire dans une théorisation de l'État, qui, malgré l'identité de la démarche générale, diverge sensiblement des thèses soutenues par ALTHUSSER.

  A l'instar de ce dernier, et comme presque tous les marxistes de cette époque, POULANTZAS fut inséparablement un théoricien de l'autonomie du politique (catégorie de la philosophie classique élaborée dans le marxisme) et un théoricien de l'État tendant à identifier le politique et l'étatique. Ceci d'ailleurs dans une problématique d'accès ou de conquête du pouvoir d'État, qui mêle les moyens électoraux et syndicaux,  indépassable objectif de l'action de tous les partis communistes. POULANTZAS ne réduisait pas l'ensemble des pratiques politiques aux modalités d'exercice du pouvoir de l'État, mais, pour lui, l'État demeurait la référence ultime, servant de critère d'évaluation à la fois du politique comme tel et des luttes "populaires" ou des mouvements "sociaux, la perspective d'une transformation révolutionnaire impliquant toujours comme condition nécessaire, et quelle qu'en soit la forme, la prise du pouvoir d'État. Et c'est sans doute une des raisons de l'oubli dans lequel est tombé son oeuvre (et celle d'ALTHUSSER dans une moindre mesure), à partir du moment où les partis communistes perdaient leur leadership politique (de gauche) dans la société et à partir du moment, et là les périodes se confondent souvent, où l'État lui-même perdait son statut de référant absolu dans l'ensemble des intelligentia, notamment européennes.

   POULANTZAS, comme ALTHUSSER suivent là LÉNINE et ses analyses de L'État et la révolution qu'ils pouvaient juger encore en 1979 comme le plus important, alors même qu'éclatait la crise du marxisme. Outre les difficultés innombrables, interminablement remises sur le tapis, écrivent encore nos trois auteurs, des séminaires et des colloques, que soulevait la nécessité de penser une autonomie de la "politique politicienne" et de comprendre ce que signifie au juste politique dans la "critique de l'économie politique", cette centralité de la référence à l'État impliquant aussi que fût élucidée la nature de l'État capitaliste. C'est à produire une définition appropriée de celle-ci que POULANTZAS consacré l'essentiel de ses efforts qui, dès Lex classes sociales dans le capitalisme aujourd'hui, aboutit à l'énoncé de la thèse, formulée  sans changement dans un entretien de 1979 (repris l'année suivante dans le recueil Repères), selon laquelle "l'État est la condensation matérielle d'un rapport de forces entre les classes et fractions de classe".

Décalque de celle, avancée par MARX, du capital comme rapport sociale, cette définition visait à soustraire l'explication de l'autre pôle de la domination bourgeoise aux conceptions instrumentales et essentialistes (déviations propres à la IIIe Internationale) dont procédait selon lui encore l'approche d'ALTHUSSER. L'attachement de ce dernier à la topique de 1859 de l'infrastructure et de la superstructure aurait supposé que l'État au sens étroit fût une machine ou une forteresse destiné à être conquise de l'extérieur et progressivement abolie par la classe ouvrière. Les contradictions de classe inhérentes à l'État ne se développant qu'au sein de ses appareils idéologiques. Récusant cette analyse, POULANTZAS entend souligneer par sa définition que l'État de part en part dans l'ensemble de ses appareils (armée, justice, administration, école, Église) est traversé par les contradictions de classes, lesquelles affectent non seulement les rapports entretenus par les classes et fractions de classes composant le bloc au pouvoir, mais également le rapport même de domination unissant et séparant les classes dominantes et les classes dominées. Par ailleurs, l'insistance sur la matérialité de l'État met en valeur sa spécificité institutionnelle, par quoi il se distingue des rapports de production, et partant, sa capacité ) absorber les contradictions qu'en même temps il condense et concentre. Il en résulte que la politique de l'État doit être conçue, non plus comme la manifestation de son pouvoir propre, mais comme la "résultante" des contradictions de classe dont sa structure est constituée, ce qui signifie aussi que l'État offre constamment prise à l'action des forces sociales visant à modifier son rapport de classe interne. Ces thèses sont développées par POULANTZAS dans sa contribution à l'ouvrage collectif, La crise de l'État, publié sous sa direction en 1976, et dans son dernier ouvrage important, L'État, le pouvoir, le socialisme (1978) qui analyse corrélativement les conditions dans lesquelles la fraction multinationale de la bourgeoisie accède à la position de classe régnante et les conditions dans lesquelles les classes ouvrières et leurs alliés peuvent agir sur les contradictions inédites affectant le bloc au pouvoir.

L'une des questions vives traitées par POULANTZAS concernait l'intégration progressive "dans l'espace même de reproduction et d'accumulation de capital", de domaines auparavant marginaux tels que la santé, les transports, l'environnement, l'urbanisme, dernier domaine qui fut à l'époque l'objet d'investigations théoriques spécialisées de la sociologie marxiste. La raison de ce privilège, pour nos trois auteurs, est aisément concevable : outre qu'il se posaient en termes nouveaux dans la phase du capitalisme où l'État se caractérise par l'hégémonie du capital monopoliste, les problèmes urbains, comme  ils furent fréquemment dénommés, composaient, aux yeux de ces chercheurs, un champ d'analyses théoriques au centre de la problématique générale et commune à la reproduction des rapports sociaux de production et de leurs transformation socialiste. Les politiques urbaine (du côté de l'État) et les luttes urbaines (du côté notamment de la classe ouvrière) devenaient alors un objet de recherche prioritaire. (THIRY, FARRO et PORTIS)

 

Critique de la conception instrumentaliste de l'État

   Jean-Pierre DURAND, dans sur survols des sociologies marxistes contemporaines, réhabilite en quelque sorte les apports de Nicos POULANTZAS, dont l'oeuvre, suivant une logique qu'on connait bien, influence bien plus les conceptions actuelles que ceux de Louis ALTHUSSER. La complexité du fonctionnement de l'État a conduit à un affinement de la théorie marxiste de l'État au XXe siècle, juste avant d'ailleurs son éviction du champ universitaire à partir des années 1980.

   Tout en maintenant la problématique de la reproduction des rapports de production capitalistes dans laquelle l'État joue un rôle complémentaire à celui de la séparation des ouvriers de leurs moyens de travail dans la sphère économique, les auteurs marxistes interrogent de plus en plus le comment de cette reproduction, ALTHUSSER sur le volet idéologique, POULANTZAS de manière plus globale sur le volet politique. L'État ne maintient pas la domination par la seule violence, il utilise d'autres voies comme l'intégration sociale et l'idéologie. Il se présente comme un État de droit - incarnant l'intérêt général de toute la société, comme substantialisant la volonté de ce corps politique que serait la nation" (POULANTZAS) tout en maintenant la domination de la bourgeoisie sur les autres classes.

Ce constat induit la critique, aujourd'hui largement partagée par nombre d'auteurs, marxistes ou non, de la conception instrumentaliste de l'État selon laquelle il ne serait que l'instrument de domination des capitalistes sur le prolétariat. D'une part, l'État ne possède pas que cette fonction politique à finalité économique, il remplit bien d'autres fonctions sociales (santé, éducation, logement, régulation du rapport salarial...) et idéologiques ou culturelles. D'autre part, il n'existe pas une bourgeoisie unique, mais plusieurs fractions de la bourgeoisie aux vues et aux intérêts divergents, sans compter le rôle que peuvent jouer certains fonctionnaires dans la défense de leurs intérêts propres.

Ainsi, POULANTZAS, mais il n'est pas le seul, donne des définitions plus riches de l'État : "condensation matérielle d'un rapport de forces entre classes sociales". "l'État doit être considéré comme la résultante des contradictions de classe inscrites dans la structure même de l'État". Les contradictions de classe, au sein de la classe dominante, au-delà du "bloc au pouvoir" cher à ALTHUSSER, constituent l'État : il est un rapport social - comme le capital d'ailleurs - et il est aussi un produit social (voir l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État. En même temps, on ne saurait perdre de vue l'existence et le rôle des classes dominées. C'est pourquoi, "l'État concentre non seulement le rapport de forces entre fractions du bloc au pouvoir, mais également le rapport de forces entre celui-ci et les classes dominées (POULANTZAS). Le "bloc au pouvoir" rassemble les fractions de classes de la bourgeoisie détenant le pouvoir d'État. Le concept de "bloc au pouvoir" est forgé à partir de celui de "bloc social et politique" élaboré par Antonio GRAMSCI dans les années 1930, pour définir un ensemble de classes et de fractions de classes sociales réunies par une idéologie qui cimente ce bloc social.

Au risque de compliquer un peu l'analyse de l'édifice État, on remarquera que certaines fractions de la bourgeoisie au pouvoir peuvent contracter des alliances avec les classes dominées (petite-bourgeoisie, classe ouvrière, paysannerie) contre d'autres fractions au pouvoir afin de renforcer leur marge de manoeuvre à travers l'élargissement de la "base de masse" de l'État ou au moins de certaines de ses composantes. Alors, si l'État est le lieu d'organisation stratégique de la classe dominante dans son rapport aux classes dominées, il s'agit d'un arrangement singulièrement complexe. C'est la raison pour laquelle on ne peut penser l'État capitaliste qu'en termes d'autonomie relative de celui-ci par rapport à la classe dominante d'une part (en raison des contradictions entre fractions de classes qui la traversent) et par rapport aux autres "instances" économiques et idéologiques d'autre part, si l'on se refère à la construction structuraliste de Louis ALTHUSSER ou de Nicos POULANTZAS. En même temps, l'État capitaliste possède une unité propre (POULANTZAS), c'est-à-dire une cohésion interne spécifique qui empêche la percellisation du pouvoir à partir des fractions de classes qui le composent. (Jean-Pierre DURAND)

 

Jean-Pierre DURAND, La sociologie de Marx, La découverte, collection Repères, 2018. Bruno THIRY, Antimo FARRO et Larry PORTIS, Les sociologies marxistes, dans Sociologie contemporaine, Sous la direction de Jean-Pierre DURAND et de Robert WEIL, Vigot, 2002.

 

 

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