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28 mars 2020 6 28 /03 /mars /2020 10:46

     Pour une grande partie des sociologues en France, marxistes ou non, les politiques urbaines et pour les derniers directement en lien avec le développement des luttes urbaines, constituent un champ de recherche prioritaire.

      Avant de nombreux autres, Henri LEFEBVRE, qualifié parfois de théoricien franc tireur et touche à tout, cultivant une certaine hétérodoxie tout en étant très proche du Parti communiste, avait publié coup sur coup Du rural à l'urbain (1970), La Révolution urbaine (1970), La Pensée marxiste et la ville (1972) et La production de l'espace (1974). Soutenant dans ce dernier ouvrage que l'espace est un produit social et une réalité propre au même titre et dans le même processus global que la marchandise, l'argent, le capital, il définissait principalement l'espace comme "la projection au sol des rapports de production" ou comme "le support des rapports sociaux". Selon le philosophe et sociologue marxiste, la modalité d'existence des rapports sociaux était affectée par des déterminations qu'il s'agissait d'analyser selon les trois niveaux de "la reproduction biologique", de "la reproduction de la force de travail" et de "la reproduction des rapports sociaux de production". De telles indications étaient toutefois programmatiques et, malgré l'abandon des analyses et des matériaux, demeurait en suspens la requête qu'elles énonçaient avec une certaine pertinence au regard des préoccupations théoriques de l'époque.

    C'est à cette exigence que tentèrent de satisfaire les travaux de Jean LOIJKINE consacrés en particulier aux politiques urbaines dans la région parisienne (1973) et dans la région lyonnaise (1974) et ceux de Christian TOPALOV sur la rente foncière urbaine et Les promoteurs immobiliers (1974).

    Manuel CASTELLS proposa une globalisation de la problématique dans ses ouvrages tels que La question urbaine (1972) ou Luttes urbaines et pouvoir politique (1973), ou dans Mononopolville, avec Francis GODARD (1974), complétés en 1978 par une contribution à l'ouvrage précité que dirigea POULANTZAS, sous le titre de "Crise de l'État, consommation collective et contradictions urbaines. CASTELLS définissait le domaine de l'urbain dans sa généralité par l'ensemble des problèmes liés d'une part à l'organisation de l'espace ou à "la division sociale et technique du territoire" et d'autre part à "la pridcution, distribution et gestion des moyens collectifs de consommation". CASTELLS identifiait dans cet espace des contradictions d'un type nouveau, marqués certes comme toute contradiction "de classe" par le capital considéré en tant que "rapport social", mais ces contradictions relevaient aussi un caractère "pluriclassiste" qui les rendait "stratégiquement fondamentales pour une transformation des rapports sociaux". Il concluait son analyse par le constat d'une "crise de la politique urbaine" (spécialement de la planification), il diagnostiquait une incapacité croissante de l'État à "assurer dans ce domaine l'ensemble des fonctions nécessaires à la reproduction du système" et désignait dans cette impuissance une situation favorable au développement de "nouvelles luttes populaires".

Dans son opuscule de 1973 consacré aux luttes urbaines, CASTELLS avait souligné, à partir de l'exemple du logement, que la consommation collective, tout à la fois "élément fonctionnel indispensable, objet permanent de revendications et secteur déficitaire en économie capitaliste", répondait tendanciellement à "l'exigence sociale historiquement définie d'une série de droits à la vie".

     C'est ce mouvement historique, susceptible de contrecarrer les mécanismes de reproduction de la structure sociale qu'analyse pour sa part dans son livre consacré à l'espace ouvrier, paru à la fin de la décennie, Michel VERRET, le seul sociologue peut- être de cette période qui ait approché les ouvrier et pénétré leur espace; non seulement en analyste, mais également en ami. Avant d'aller plus loin, notons que, déjà, bien loin avant dans le temps, l'éclosion des villes avaient remis en cause toute une organisation sociale et tout un rapport de forces sociales, et que leur développement en avait fait un acteur à part entière, souvent, des luttes entre nouveaux dépositaires d'une société féodale qu'elles avaient contribué à proprement détruire.

Évoquant donc les théoriciens catastrophistes qui définissent "la reproduction de la classes ouvrière comme un pur mécanisme de répétition, dont la bourgeoisie, ou son État, réglerait l'agencement, et dont la classe ouvrière subirait le mouvement", VERRET montrait en 1979 grâce à des observations précises et dans des formulations assez justes, que ni la bourgeoisie n'est "cet ingénieur tout puissant", ni la classe ouvrière "ce rouage machinale", ni la reproduction "ce mécanisme monotone". Sans contester que "la matrice fondamentale du besoin et de la puissance de transformation des rapports sociaux" est l'usine plutôt que la maison, il établit que la force de travail renvoyée par celle-ci à celle-là "n'est pas seulement reconstituée pour l'usage et le profit de ceux qui en profitent" mais également "renouvelée" par des "besoins qui, transformés en revendications, en transforment l'image" et ménageront "d'autres usages en d'autres rapports" selon un mouvement au terme duquel l'ouvrier deviendrait "maître de l'usine comme de sa maison : maitre des machines, maître de son travail, maître de son produit, non pour l'accaparer, mais pour le distribuer à ceux qui en ont besoin, comme à la maison on partage le pain, et demain, dit-on, les roses". (VERRET, L'ouvrier français, L'espace ouvrier, Armand Colin, 1979).

L'orientation explicitement humaniste - et le vocabulaire en même temps - humaniste de la perspective que trace ainsi Michel VERRET paraît contredire à l'exigence méthodologique qu'ALTHUSSER avait quinze ans auparavant, inscrite au principe de son "retour à MARX" (qualifié par lui-même "d'anti-humanisme théorique"), principe interdisant de valoriser tout ce qui n'est pas strictement "économique". Ce principe visait surtout à interrompre le "bavardage" sur l'aliénation au sein du Parti communiste, comme à contrecarrer le développement d'un "personnalisme", identifié dans le travail par exemple de Lucien SÈVE. S'appuyant en partie sur le travail de POULANTZAS identifiant la complexité de la reproduction, Michel VERRET  peut indiquer d'autres voies que l'État et l'économie, pour la reproduction des rapports sociaux de production, et du coup, d'autres axes permettant de la combattre. Mais THIRY, FARRO et PORTIS, auxquels nous empruntons largement cette analyse de l'histoire de la sociologie urbaine marxiste, estiment que le primat de la reproduction des rapports sociaux dans la production brident cette tentative d'analyse sociologique chez les marxistes, pour des raisons théoriques certes mais également par le poids politique au sein du parti communiste de l'orthodoxie. Ainsi l'accusation d'humanisme est souvent brandie comme accusation de s'écarter fondamentalement du marxisme.

 

La sociologie urbaine marxiste aujourd'hui

     Alors que la phraséologie marxiste disparait peu à peu des études en sociologie, chez les auteurs marxistes s'opèrent dans les années 1970-1980, puis de manière de plus en plus accentuée dans les décennies suivantes plusieurs évolutions, compte-tenu du fait qu'il n'y a jamais eu réellement une école marxiste en sociologie (Edmond PRETECEILLE).

  Rappelons d'abord que dans la première partie des années 1970, les sociologues marxistes du Centre d'Études et de recherches marxistes (CERM) et du Centre de sociologie urbaine (CSU) publient de très nombreux ouvrages et articles. Le débat auquel participèrent, outre les auteurs déjà cités, Alain CHENU, Danièle BLEITRACH, Denis DUCLOS, Jean-Marie PONDARIÈS, Renaud DULONG, François ASHER, Edmond PRETECEILLE, Jean GIRARD, Henri COING, Jean-Pierre TERRAIL, etc, est très bien synthétisé par Élizabeth LEBAS dans "Somme Comments on a Decade of Marxists Urban and Regional Research in France, 1969-1970" publié dans Housing, Construction and the State, London, Conference of Socialist Economists, march 1980.

Dans la même période où les sociologues marxistes ou marxisants investissent le champ de la sociologie urbaine, des auteurs entament leurs travaux sur la sociologie du travail, de la classe ouvrière, de l'État, du développement et des religions.

Suite à l'inspiration et à la provocation d'Henri LEFEBVRE, plus philosophique que sociologique, de nouveaux sociologues marxistes s'attachent à l'étude de l'urbain, dans une démarche souvent plus empirique que théorique. Même si ALTHUSSER et POULANTZAC influent certains d'entre eux (comme Malnuel CASTELLS), d'autres sont inspirés par l'école du capitalisme monopoliste d'État, beaucoup critiquée, mais servant de point de départ pour nombre d'entre eux. Mais les itinéraires des sociologues marxistes sont très diversifiés, d'autres ont d'abord été des disciples d'Alain TOURAINE, de Michel CROIZIER, de BOURDIEU et PASSERON, et même de la sociologie américaine (comme l'équipe du CERAT à Grenoble. La plupart des sociologues dans ce domaine (urbain) se situent de toute façon dans le sillage d'une tradition de la sociologie urbaine française, celle de Chombart de LAUWE, comme ceux du Centre de Sociologie urbaine (CSU) (Edmond PRETECEILLE) . Un certain nombre de préoccupations perdure, au delà des parcours personnels : le logement, la consommation et les modes de vie des citadins, plus particulièrement de la classe ouvrière, le rapport des groupes sociaux à l'espace urbain...

Il y a eu un point de rupture essentiel dans le travail de tous ces sociologue, vers 1966-1967. Les questions dominaient alors les démarches des sociologues urbains, celles posées par les planificateurs technocrates, soucieux du contrôle de la croissance en matière de besoins d'équipements de toutes sortes, guidés par les nécessités du marché (du bâtiment notamment). Ont été réintroduit dans l'analyse l'État et les producteurs privés de la ville. Ceci dans un mouvement d'influences réciproques entre responsables de l'État (DATAR, Commissariat général au Plan) et sociologues dont c'étaient les principaux commanditaires (et financeurs) des études... qui étaient du reste jusqu'à cette période très peu lus par les responsables des instances supérieures. Ce mouvement se situait dans celui qui secoue en mai 1968 l'ensemble des structures de la société, étatiques ou non. Puis, dans les années 1970, vint une sorte de réactions où des hauts fonctionnaires veulent faire le tri entre les bons sociologues (qui aiment l'État) et les mauvais (qui détestent l'État), réduisant de manière importante les commandes d'études et les financements... Malgré cette sorte de "chasse aux sorcières", le mouvement général d'attention à l'objet local est lancé et ne s'arrête pas... Les acteurs locaux, de leur propre élan, de celui de nombreux hauts fonctionnaires d'État et aidé des analyses des sociologues, prennent une part de plus en plus active à la vie politique (et administrative) de l'État, dans un mouvement général où la décentralisation (pour aussi d'autres multiples raisons, liés aux difficultés de gestion administrative et aiguillonné également par plusieurs scandales-gaspillages d'État...), devient un paradigme obligatoire. Ceci se traduit très pratiquement par la multiplication d'études de politique urbaine locale, changeant d'ailleurs notablement certains circuits de financement de ces études, mais surtout la perception des acteurs sur l'urbain.

On comprend que pour des marxistes habitués à analyser l'État central, que cette évolution, dont ils sont d'ailleurs partie prenante, change aussi de manière générale leur analyses théoriques. Dans le sens où l'attention accrue portée au poids croissant de l'État central, du capital financier, engendre l'attention a contrario, du fait de leurs recherches sur le terrain, sur le jeu des situations locales, des rapports de force locaux... dont beaucoup se retrouvent au sommet de l'État, pas seulement dans un sens descendant comme le voudraient les analyses centrées sur la toute-puissance de l'État, mais également dans un sens ascendant, du local vers Paris. Les sociologues se rendent compte et rendent compte de la nécessité pour l'État des coopérations au niveau local, et même chez des théoriciens comme Jean LOJKINE, considéré comme des plus fidèles à l'orthodoxie, on retrouve cette obligation d'assumer la complexité du local, des rapports internes à l'appareil d'État et aussi de l'ambivalence des situations politiques locales.

Pour autant, même si nombre de sociologues marxistes sortent d'une certaine "naïveté" des années 1960, qui faisaient considérer l'État comme un bloc (ce fameux bloc social althussérien, concept d'ailleurs un peu caricaturé), ils n'ont pas produits pour autant une sociologie unifiée marxiste. Car d'une certaine façon, peu ont eu envie d'en élaborer une, plus intéressés de travailler avec d'autres sociologues d'autres sensibilités mais au champ scientifique commun, peu soucieux de rester dans une problématique orthodoxe (axée sur la toute-puissance d'un État concentrant toute la force de la bourgeoisie unie dans le même objectif de confiscation de la plus-value produite par une classe ouvrière elle-même unifiée...). Et d'un autre côté, et cela va dans le sens de la même évolution, les champs sociologiques se sont diversifiés et, largement, leurs analyses sur différents aspects des politiques urbaines, tout en abandonnant une phraséologie marxiste, pénètrent bien plus l'ensemble de la société et des... structures d'État. Toutes les analyses que l'ont peu trouver dans les années 1980-1990 sur la politique de la ville, sur la délinquance dans les "cités", sur le logement, sur la santé, sur les rapports entre services de l'État et citoyens, comme sur la gestion de l'eau, du gaz et de l'électricité, sur les pratiques de travail, sur la ségrégation et les restructurations sociales, sur les modes de vie, sur les rapports entre communautés ethniques... agitent les acteurs locaux comme nationaux sur la répartition des responsabilités, sur la nature des politiques à mettre en oeuvre, sur la répartition des ressources financières également...

    La doxa libérale des années 2000-2010 et la forme de la mondialisation, comme la financiarisation de l'économie porte un coup d'arrêt à cette évolution qui voit se freiner partout la décentralisation (se muant en simple déconcentration des services)... comme le développement des études sociologiques urbaines de manière générale. Un certain repli de la sociologie française s'opère, et cela concerne tous les domaines étudiés, frappant également les sciences sociales et les sciences naturelles. On ne compte plus alors, les appels des scientifiques, sociologues ou non, marxistants ou non, sur la raréfaction des crédits d'État, la dispersion des équipes de travail. Dans un pays qui dépend historiquement d'un État centralisé à bien des égards, y compris en matière de recherches scientifiques, le coup est plutôt rude et la capacité d'amortissement du monde universitaire est bien moindre que dans les pays anglo-saxons où le système des fondations est prédominant.

 

PRETECEILLE Edmond, Jean-Louis BRIQUET, Les marxiste et la question urbaine, dans Politis, volume 2, n°7-8, octobre-novembre 1989, L'espace du local, www.persee.fr. Bruno THIRY, Antimo FARRO, Larry PORTIS, Les sociologies marxistes, dans Sociologie contemporaines, Vigot, 2002.

 

  

 

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