Bien que la désobéissance civile, depuis David THOREAU, soit vue plutôt à travers le prisme de l'histoire philosophique américaine et que GANDHI soit la référence principale dans ses problématiques, il ne faut pas oublier la longue filiation qui relie l'activité de monarchomaques - eux-mêmes puisant aux sources grecques antiques et aux pensées de "Pères" de l'Église - aux réflexions des philosophes MACHIAVEL, HOBBES, LOCKE et SPINOZA et d'un certain nombre d'autres auteurs... Des pamphlets des monarchomaques aux déchaînements des Révolutions américaine et française (sans oublier les antériorités anglaises), et singulièrement, ce que les Lumières font des questions d'autorité politique, il existe de réelles logiques européennes, propre à l'histoire de ce sous-continent qu'est l'Europe et plus précisément l'Europe occidentale. Pour autant, il n'existe pas de corpus cohérent sur lequel on pourrait fonder, en Europe, une théorie politique de la désobéissance civile, aussi profonde que les philosophies politiques de l'État souverain.
Machiavel, entre la nécessité de renforcer l'État (et le Prince) et d'établir la capacité des citoyens (donc de leur donner le pouvoir de renverser le Prince)...
Dans l'équilibre entre conforter la civilité et renforcer les institutions, MACHIAVEL peut être lu de manière différente suivant le texte que l'on prend comme objet d'étude. La textualité - et le contexte italien qu'il faut toujours avoir en tête - de MACHIAVEL fournie par Le Prince et par les Discours sur la première décade de Tite-Live, nous dit Hourya BENTOUHAMI-MOLINO, nous fait saisir des aspects différents de ce qui peut constituer un peuple. Dans une période de tumultes, MACHIAVEL ne pense pas (toujours) que le désordre mène au chaos.
Avec MACHIAVEL, écrit le maître de conférences en philosophie à l'Université de Toulouse-Jean Jaurès, pour la première fois la question de la résistance civile prend une signification en dehors de l'axiome explicatif reposant sur la tension entre légitimité et légalité. Si les Discours... accordent tout de même une certaine attention au motif du tyrannicide - avec l'évocation ambigüe au cas des conjurations - qui occupa les écrits moraux et politiques médiévaux, il n'en reste pas moins que MACHIAVEL inscrit plus généralement son ouvrage dans la perspective d'une défense du vivere civile qui reconnaît au désordre des vertus instituantes. Il comprend en effet le désordre et l'antagonisme dans ce qu'ils ont de constitutif, et non de destructeurs. Pour comprendre le caractère heuristique d'un tel paradoxe (un désordre qui ordonne), MACHIAVEL propose dans les Discours de développer ce qu'a d'exemplaire la république romaine, en faisant un commentaire détaillé des écrits de Tite-Live. Notre auteur pense qu'il faut pour s'en rendre compte distinguer trois niveaux de discours au sein d'un texte lui-même arborescent, et en constant dialogue avec le Prince : celui qui tend à dégager ce qui relève du désordre, des tumultes ou encore de la désobéissance, celui qui désigne explicitement ce qui relève de la violence, et enfin celui qui renvoie à une forme de non-violence (notamment par une redéfinition de la civilità propre à la révolution de l'humanisme civique qui mêle un souci pour la temporalité immanente de l'histoire humaine, déployant son propre horizon ontologique, à une valorisation de l'exemplarité des Anciens). Pour lui, il semblerait qu'à un MACHIAVEL soucieux de la conservation de l'État dans le Prince rédigé en 1513 s'opposerait un MACHIAVEL plus attentif à la participation civile dans les Discours, dont une première partie pourrait avoir été rédigée dès début 1513. Nous le suivons très bien lorsqu'il écrit - même si les contemporains de MACHIAVEL ont vu, diversement, autre chose...- qu'en réalité on retrouve dans les deux textes une analyse du politique à partir du conflit, c'est donc au changement de définition de ce que le conflit recouvre qu'il faut prêter attention pour comprendre ce qui apparait à tort (et ce qui est sans doute apparu à la majorité de ses contemporains immédiats) comme un revirement radical de position. Ce qui fait que les intellectuels de son époque ont surtout retenu les leçons du Prince que ce qu'à la lecture des Discours, il apparait dans ce premier livre...
Dans Le Prince, la politique est le lieu du conflit où s'affrontent des désirs d'acquisition pour les princes nouveaux ou de maintien pour les princes héréditaires. L'interprétation la plus répandue est que la politique se définirait d'abord par une économie de la violence, une logique de la force (brute) ; que la politique fût un champ de bataille pour MACHIAVEL, la preuve en serait ainsi fournie par le fait qu'il ne se concentre, apparemment, que sur cette configuration politique qu'est la conquête, le gouvernement et le maintien d'un État. Mais que le conflit soit ainsi mis au centre ne veut pas dire qu'une certaine stabilité ne soit pas recherchée puisque toute la logique du Prince repose sur l'élucidation de l'importance des institutions. En réalité, l'originalité vient de ce que le maintien, la conservation d'un ordre s'accompagne toujours chez MACHIAVEL du maintien d'une certaine "contestabilité". Dans le cas du Prince, il s'agit de l'intérêt à prendre en compte la fortune et les aléas de circonstances dans un monde nécessairement contingent ; est vrai ce qui est efficace et a fait ses preuve dans le temps. Le politique est alors le lieu où se déploient des stratégies pour se maintenir au sein d'une instabilité fondamentale, d'où l'analogie entre l'art de gouvernement et l'art de la guerre ayant pour but d'étendre les lieux de son emprise. Sa thèse, appuyée sur la lecture en parallèle et en complémentarité des deux grands textes, est qu'en raison d'une dissociation de la théorie du pouvoir du cadre conceptuel de la souveraineté, MACHIAVEL a pu concevoir dans les Discours.. la possibilité pour tout un peuple de faire preuve de virtu à la fois pour promouvoir sa liberté ou son indépendance et se conserver en tant que cité face à des puissances étrangères, aux démagogues mais aussi et surtout à l'"insolence" des nobles.
Ce qui permet de parler de "désobéissance civile" - sans pour autant en faire un principe de fond - chez le philosophe florentin repose essentiellement sur les précautions conceptuelles qui consistent à ne considérer la vérité effective des tumultes, des rébellions, des désordres qu'à partir de leurs effets constituants pour l'utilité commune. MACHIAVEL distingue régulièrement désordres et corruption ou scandales ; accusations publiques et calomnies ; dictature et démagogie, tyrannie : ambition du peuple et insolence des "gentilhommes", etc. C'est sur la base de ces différentes distinctions qu'est définie le concept de civilitas ou vie civile, qui désigne la communauté politique organisée selon des lois et des institutions réglées de telle manière que les contre-pouvoirs se trouvent intégrés pleinement à la vie politique et contribuent à l'équilibre de cette dernière. Ainsi, le fait par exemple de ne pas enrôler à la guerre les seule personnes issues du peuple contribue à la naissance de ce sentiment républicain qu'est" l'amour de la patrie". Le florentin utilise constamment l'histoire de Rome pour appuyer ses conceptions de virtù (qui ne s'impose pas seulement au Prince), de civilita, de vivere civile, en faveur d'un gouvernement mixte qui repose précisément sur le respect réciproque des règles de fonctionnement du pouvoir et des contre-pouvoirs. Les tumultes, précisément, cette désobéissance civile, ont une légitimité lorsque ces règles ne sont pas respectées. Pour autant, on ne peut pas faire de MACHIAVEL un théoricien du droit de résistance, non pas parce qu'il ne pense pas, on l'a vu, la désobéissance civile, mais parce qu'il ne réfléchit pas du tout dans les catégories juridiques. Conseiller de prince, il se veut praticien et non juriste. Et c'est parce qu'il pense dans un a-juridisme qu'il semble, de ce point de vue, isolé dans la philosophie politique européenne. Et cet isolement fait que l'on retient surtout la réflexion sur la souveraineté en tant que telle, et de ses conditions, qui doivent justement éviter les tumultes, et que l'on prête du coup à MACHIAVEL un machiavélisme du pouvoir qu'il n'a pas pourtant (voir article sur MACHIAVEL).
C'est une des raisons pour lesquelles la réflexion des monarchomaques n'opère aucune filiation - sauf de manière polémique contre ce que les puissants pensent puiser chez le florentin - avec ses oeuvres. L'autre grande raison vient du contexte : alors que MACHIAVEL se débat dans une Italie éclatée entre plusieurs principautés qui peinent elles-mêmes à s'établir comme des États, les monarchomaques français et anglais luttent contre un pouvoir royal qui entend user - et abuser - de prérogatives d'État durement acquises. C'est donc par-dessus les monarchomaques qui se poursuit véritablement la réflexion européenne - même si bien entendu, guerres de religion obligent - ils lui donnent des marques, peu relevées par l'historiographie officielle. Et que HOBBES, LOCKE et SPINOZA - et aussi sans doute une flopée d'auteurs petits et grands oubliés - façonnent de manière décisives et contradictoires.
HOBBES : dans le droit du glaive royal, quelle place pour le droit de résistance?
Il s'agit de savoir si la souveraineté, objet central de la réflexion de nombreux hommes d'État et de leurs conseillers, juristes ou non, au moment où l'extension quantitative et qualitative du pouvoir royal est à l'ordre du jour, est compatible avec le droit de résistance. A cette question, Hugo GROTIUS (Le droit de la guerre et de la paix, PUF, 2005) avait déjà répondu par la négative dans le chapitre consacré à la guerre mixte, la guerre qui oppose un sujet à l'État ou à la puissance publique. Cependant, GROTIUS lui-même, à côté d'une définition de la souveraineté qui ressemblait fortement à celle de BODIN, introduisit l'idée d'une souveraineté temporaire qui ouvrit d'une certaine manière une brèche autorisant la reconnaissance d'une forme de résistance (voir Jean-Yves ZARKA, La mutation du droit de résistance chez Grotius et Hobbes : du droit collectif du peuple au droit de l'individu, dans Le droit de résistance, XIIe-XXe siècles, sous la direction de Jean-Claude ZANCARINI). GROTIUS reprend alors les distinctions traditionnelles du droit de résistance depuis le tyrannicide, à savoir l'abus de pouvoir et le défaut de titre. Chez HOBBES, il est difficile de parler de "droit" de résistance face à la souveraineté instituée au sens d'un droit qui serait autre chose que la simple puissance. (BENTOUHAMI-MOLINO).
HOBBES, comme MACHIAVEL, formule la possibilité de résistance hors les conceptions médiévales de la résistance : pas de réflexion articulée sur la légitimité et la légalité, pas de référence à la justice divine. Dans son Léviathan (Gallimard, 2000), il considère que le droit de résistance se réduit au droit naturel de conserver sa vie. En fait, c'est dans la distance entre droit et loi (laquelle est de plus en plus le fait du roi...) que peut naître la possibilité d'un droit de résistance. Le droit est pour HOBBES, comme, encore une fois, pour MACHIAVEL, le juste, il est ce que la loi n'interdit pas. En fait, de MACHIAVEL à HOBBES s'opère toutefois un glissement, et pas du favorable à un droit collectif de résistance, puisque seul est considéré le droit à la vie individuel. Ce qui n'est pas une surprise pour qui connait la philosophie politique générale de HOBBES, laquelle tend vers un affermissement du pouvoir de l'État.
HOBBES rejette donc l'idée même d'une résistance civile, et a fortiori d'une désobéissance civile. Toute résistance est naturelle, liée au droit à la vie. De manière qui peut paraitre étrange, on retrouve dans le libéralisme de LOCKE des présupposés qui ressortent plus à cette idée de légitime défense, ordonnée selon un droit naturel, à cette différence près que, chez HOBBES, le critère de la justice est invalide pour définir le droit (la liberté) de sauver sa vie, résister au châtiment. De plus, la rébellion est le fait d'un peuple chez LOCKE, même si celui-ci (distinction essentielle par rapport à MACHIAVEL également) maintient l'individualité des consciences, la solidarité n'ayant d'effectivité que pour défendre la liberté des autres en vertu d'un devoir d'humanité (comme dans le cas de l'assistance à personne en danger).
LOCKE : Une certaine objectivation juridique et une certaine formulation de la conscience individuelle et collective...
Hourya BENTOUHAMI-MOLINO encore, pose la question si l'on peut définir le droit de résistance, sans recourir au cadre théorique du libéralisme, comme une forme de "liberté positive" minimale légitimant une forme de participation active au politique, et s'éloigner ainsi du critère d'indifférence qui définit traditionnellement la "liberté négative" du libéralisme politique (voir l'étude d'Isaiah BERLIN sur les deux conceptions de la liberté, "positive" et "négative", dans Éloge de la loberté, Calmann-Lévy, 1990). Cette démarche aurait de quoi surprendre d§s lors que la liberté selon le libéralisme lockien ne se réduit pas aux conditions civiles d'exercice de la liberté (comme chez MACHIAVEL), mais repose d'abord sur le droit naturel. En effet, si une défense de la liberté civile étant concevable chez MACHIAVEL, c'est parce que cette dernière apparaissait comme quelque chose d'irrémédiablement fragile, qui pouvait se perdre à tout moment : la liberté n'était que la liberté par le politique et non la liberté vis-à-vis du politique. A l'inverse chez LOCKE, la liberté devient un ressort anthropologique naturel qui doit fonder définitivement le système politique, c'est-à-dire le constitutionnaliser. Autrement dite, précise notre auteur, ce qui est conçu dans Les Deux Traités du gouvernement comme fondement de la résistance civile est à la fois un fondement principiel (la propriété de sa vie étant un droit naturel fondamental, qui empêche la légitimation d'une réduction en esclavage ou une extorsion de sa propriété et de ses biens) et une aporie dynamique (l'impossibilité de s'en remettre à un juge conduit à "l'appel du ciel"). La résistance civile naîtra ainsi, au sein de l'état civile, de la confusion indue par les pouvoirs publics entre bien privé (bien pouvant faire l'objet d'une appropriation) et bien public (bien dont l'usage est commun). C'est la distinction entre sphère privée et sphère publique qui fonde la possibilité d'une désobéissance civile. Avec LOCKE, on entre dans des considération de contrat entre gouvernants et gouvernés, Entre le peuple et le pouvoir. Encore faut-il et notre auteur a raison de le souligner définir ce qu'est le peuple. Et encore une fois se distingue populace séditieuse et peuple honnête (et surtout capable de faire reconnaitre consciemment des droits collectifs). Toute la difficulté de cette pensée lockienne est de parvenir à détacher de manière définitive un pouvoir qui vient - même indirectement - du divin (et ce d'autant plus que l'Église anglicane veille à la liaison entre Dieu et le roi, d'une certaine manière) d'un autre qui intéresse strictement et de manière on dirait matérialiste des gouvernants et des gouvernés qui n'ont pas à faire appel au ciel pour fonder tout cela. Or LOCKE, visiblement, ne franchit pas ce pas-là, et surtout est obligé de faire appel à un droit naturel qui ressemble encore furieusement au droit divin... La seule communauté qui lie toutes les consciences n'est autre qu'une communauté morale, mur par une certaine idée du bien public, elle-même largement imprégnée de morale divine... La solution lockienne est de moraliser la puissance dans le cadre de l'institution du pouvoir en restaurant un partie du "ciel" sur la terre. Et on pourrait même écrire que la classe commerciale et financière à laquelle appartient LOCKE a besoin encore de l'emprise de la religion sur les masses, pour se garder précisément d'une confusion entre les tumultes de la populace et les revendication légitimes du peuple...
SPINOZA : la mise en pratique d'une résistance raisonnée. De l'indignation. Contre HOBBES.
On peut trouver dans l'oeuvre de SPINOZA des éléments dans le sens de la recherche sur la remise en cause du partage entre politique et privé et le trouble jeté par un ordre politique qui veut se transformer en ordre administratif. Dans son Traité politique, il expose la notion d'indignation, laquelle a, selon lui, un pouvoir à la fois critique et constructif, dans la construction d'un certain idéal de communauté politique. La lecture qu'en fait à la fois Jacques RANCIÈRE (La mésentente, Politique et philosophie, Galilée, 1955), Antonio NEGRI (L'anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, PUF, 1982) et Michel WALZER, milite en faveur de la constitution d'une généalogie du collectif qui n'est pas celle des tenants du pouvoir tel qu'il se constitue (à travers l'État comme entité administrative et politique). Véritable anti-HOBBES, SPINOZA construit tant dans son Traité politique que dans son Traité philosophico-politique (1673) une philosophie politique qui laisse une place plus grande à la possibilité de désobéissance civile. Voulant aller plus loin dans la réflexion sur le droit naturel, SPINOZA recherche la philosophie capable de constituer le politique à partir de ce qui fait la "condition humaine", soit la nature humaine en tant qu'elle est conditionnée, en tant qu'elle n'est qu'une modalité de la nature et non un "empire dans un empire". En bon matérialiste qu'il se revendique, SPINOZA, estime que le régime politique ne peut être formé qu'à partir de ce que les hommes trouvent raisonnablement utile pour tous. Il s'agit d'organiser un système politique qui assure la sécurité pour la liberté de tous. Revenant à MACHIAVEL, passant par dessus non seulement HOBBES mais LOCKE, SPINOZA discute des conditions de la liberté se réalisant collectivement et à partir d'une nécessité de nature. l'indignation est une pièce maitresse dans le dispositif de pouvoir et de contre-pouvoirs, dans le sens d'une défaite du positivisme légaliste et de la reconnaissance de la désobéissance de la multitude comme étant "civile" (civique, collant à la nécessité collective). La question des limites de la souveraineté est centrale dans l'oeuvre de SPINOZA, jusqu'à penser la possible dissolution/reconstitution de l'État. Comme l'écrit Hourya BENTOUHAMI-MOLINO, le recours à la désobéissance civile dépend de la crainte de la multitude, entendue au double sens du terme : à la fois crainte que le peuple développe à l'encontre des Grands, des puissants, qui détiennent une forme de pouvoir susceptible de l'opprimer, et crainte que le gouvernement lui-même, ou les Grands, peut développer à l'égard des tumultes des masses (il s'inspire là d'Étienne BALIBAR, La crainte des masses, Galilée, 1997). SPINOZA, en articulant l'indignation à la crainte du peuple, tente de voir comment un état civil peut se transformer en état de guerre du fait des exactions du gouvernement à l'encontre de ses propres citoyens. SPINOZA sort des attendus individualistes de la philosophie de la conscience pour penser la résistance civile comme à la fois une résistance à sa propre humiliation et une résistance à l'humiliation et à la négation de ceux que nous aimons. A partir du refus de la stigmatisation des actions de résistance comme criminelles, SPINOZA veut resituer ces actions de résistance dans la dynamique de l'État en construction, en fixation et en perpétuelle remise en cause, non seulement du fait de ceux que l'on appelle encore des sujets, mais surtout du fait des agissements mêmes du pouvoir. Théoriquement, SPINOZA répond à l'indifférence que La BOÉTIE dénonçait face au scandale de la tyrannie, mais son propos est plus généra, car il donne à l'indignation un pouvoir constituant de la société politique, faisant ainsi de cette passion un possible substitut du contrat social tel que l'expose plus tard ROUSSEAU. Même s'il juge que l'indignation est nécessairement mauvaise (génératrice de haine), rejoignant là une opinion générale des intellectuels de son époque sur les dangers des tumultes ; elle a de fait un "aspect sauvage", SPINOZA la pense dans un mouvement contradictoire, incitation à construire des institutions qui prennent en compte des antagonismes de toutes sortes dans la société, mise en garde opposée aux Puissants qui s'estimeraient libre de disposer des biens et des personnes comme ils l'entendent. Le perfectionnement de l'État exige donc une constitution républicaine, très proche de celle du gouvernement mixte tel que le proposait en son temps MACHIAVEL (dans les Discours..). SPINOZA est poursuivi dans sa propre société car il s'oppose au pouvoir monarchique absolu, rejoignant en cela les monarchomaques, mais introduit (car il est beaucoup lu malgré tout...) les germes d'une conception républicaine, qui passe par dessus toute considération religieuse et qui éteint toute possibilité de reconstitution de légitimités de pouvoirs absolus.
Hourya BENTOUHAMI-MOLINO, Le dépôt des armes. Non-violence et désobéissance civile, PUF, collection Pratiques théoriques, 2015.