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8 juin 2021 2 08 /06 /juin /2021 12:02

   Pour MARX, ce n'est pas seulement l'idéologie, mais toute la connaissance qui est influencée par le contexte social et économique. IL a été l'un de ceux qui se sont efforcés de montrer le rapport étroit entre les conditions sociales de la production des savoirs et leurs contenus. Selon lui, les rapports de production et le niveau de développement des forces productives influencent la superstructure juridique, politique et culturelle. Parce que le langage et la conscience sont d'emblée des produits sociaux, ils dépendent à la fois  des rapports qu'entretiennent les hommes entre eux et des techniques productives existantes. D'où l'importance des conditions sociales de la mise en oeuvre de ces techniques, c'est-à-dire de la division du travail et plus particulièrement, de la division du travail manuel et travail intellectuel. Car c'est à partir du moment historique où apparait cette division que "la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel. A partir de ce moment, la conscience est en état de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie "pure", théologie, philosophie morale, etc. (L'idéologie allemande). Comme l'indique MARX dans la marge de son propre manuscrit, cette naissance du travail intellectuel spécialisé coïncide avec l'apparition des prêtres, première forme des idéologues.

MARX et ENGELS s'intéresse aux conditions de production des idées, des représentations et des connaissances. En particulier, ils s'attachent à montrer qu'il n'y a pas de mouvement des idées indépendant de la formation sociale dans laquelle elles sont produites. D'où leur critique du philosophe FEUERBACH. De nos jours, de telles conceptions peuvent s'avérer banales, tant elles ont imprégnés les sciences sociales. Mais de leur vivant, les deux auteurs s'attirent déjà les réactions d'une classe intellectuelle en toujours grande majorité imprégné d'idées religieuses, une grande partie des oeuvres humaines venant de l'inspiration de la sphère divine. Scandaleuse, et elle l'est de plus en plus au fur et à mesure de la diffusion des idées matérialistes et politiques des marxistes, est cette expulsion du spirituel, cette expulsion de Dieu de la réalité. Seule cette expulsion permet de penser clairement, précisément, comment s'agencent les idées et comment aussi la pensée de, des individus est reliée à leurs conditions d'existence, aux rapports sociaux, comment interviennent la domination et l'aliénation de la plus grande partie de l'humanité.

Tous les débats sur la liberté de l'homme dans la Création, tous les débats également sur la détermination ou le conditionnement de l'individu par le social qui lui retirerait toute liberté individuelle n'intéressent pas MARX et ENGELS. Ils ne se préoccupent que de définir l'individu comme un être social et ses représentations comme insérées et produites par les rapports qu'il entretient avec les autres hommes.

 

Praxis

  Au-delà des seules représentations immédiates se pose la question de la connaissance scientifique du monde réel par les hommes, au sens de la connaissance construite et raisonnée. Celle-ci passe nécessairement par l'activité humaine concrète, c'est-à-dire par la pratique. C'est précisément le sens de la IIe thèse sur FEUERBACH : "La question de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question théorique, mais une question pratique. C'est dans la pratique qu'il faut que l'homme prouve la vérité, c'est-à-dire la réalité et la puissance de la pensée dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l'irréalité d'une pensée qui s'isole de la pratique est purement scolastique."
Autrement dit, la pratique fonctionne ici comme moyen de connaissance et preuve de la véracité de la théorie. On retrouve ici la notion de preuve par l'expérience (particulièrement cruciale dans l'analyse et l'action sur les choses de la vie - condition de la survie ou de la vie dans un environnement hostile) caractérisant la plupart des sciences de la nature, transposée dans les sciences humaines ou sociales, où elle devient cruciale également dans l'analyse et l'action politique.

Henri LEFEBVRE place la praxis au centre de la théorie de MARX pour fonder une sociologie marxiste. A la place du terme "pratique" qui pourrait en être la traduction simple, il utilise le terme allemand de praxis qui signifie plutôt action pratique, c'est-à-dire pratique et action en vue de la connaissance avec pour objectif la transformation ou le changement. Pour Henri LEFEBVRE; il s'agit à la fois de distinguer la praxis de l'actionnalisme des sociologues tels de Talcott PARSONS (1902-1979) ou Alain TOURAINE et de marquer une volonté de distanciation à l'égard de l'orthodoxie marxiste en affirmant un projet de dépassement  du politique et de la philosophie. La praxis renoue avec la notion du temps, à partir du temps de travail et de l'action des hommes sur le temps. Elle réhabilite le sensible dans l'activité humaine que la philosophie spéculative avait évacué. De même, elle réintroduit la créativité en transformant les instruments de travail, le travail lui-même (rapport de l'homme à la nature), puis les rapports des hommes entre eux.

La praxis révolutionnaire, elle, introduit l'intelligibilité concrète (dialectique) dans les rapports sociaux. Elle rétablit la coïncidence entre les représentations et la réalité, entre les institutions (superstructures) et les forces productives (la base), entre formes et contenus. La praxis est la condition d'une théorie du réel, tandis que seule est vraie la praxis révolutionnaire. L'accès à la vérité passe par la pratique révolutionnaire et dans le marxisme par la pratique révolutionnaire du prolétariat. Toujours pour LEFEBVRE, "la pensée marxiste n'est pas seulement pensée orientée vers l'action. Elle est théorie de l'action, réflexion sur la praxis, c'est-à-dire sur le possible et l'impossible. La connaissance de l'État et de sa bureaucratie ne se sépare pas de l'activité révolutionnaire qui tend à les surmonter. Nous savons, écrit-il, à quel point la connaissance implique la critique radicale (le moment négatif) et inversement entretient cette critique. Or la pensée critique n'a de sens et de portée que par l'action pratique révolutionnaire, critique en acte de l'existant" (Sociologie de Marx, PUF, 1966).

Ainsi, si nous suivons toujours à la fois LEFEBVRE et DURAND, non seulement selon le marxisme la connaissance vraie est critique, mais pour l'être elle doit être mise en acte. Contre ce que pense Raymond ARON, Henri LEFEBVRE insiste sur la nécessité de la mise en oeuvre d'un mouvement social à partir d'une stratégie. ARON estime qu'il importe "à un marxiste comme à un non-marxiste de ne pas réduire la signification d'une oeuvre scientifique ou esthétique à son contenu de classe", car ce qui compte c'est la vérité universelle de certaines sciences et la valeur universelle des oeuvres d'art. (Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967).

En fait, ce qu'a introduit MARX, c'est l'unité de la théorie et de la pratique ou, dit autrement, la connaissance par la praxis. La pratique sociale est pour MARX la composante inhérente au processus de la connaissance et à la construction de la théorie. Non seulement la pratique est le moyen ou la mesure de la véracité de la théorie, mais elle est constitutive de celle-ci par la réintroduction du sensible, par l'expérience, conditions d'existence de la conscience qui interprète.

 

Sociologie de la connaissance et critique de l'économie politique

        La relation entre la mise sur pied d'un système cohérent de sociologie de la connaissance et la critique de l"économie politique est directe.

Dans sa critique de la méthode de l'économie politique, MARX vise à la fois l'empirisme des économistes classiques et l'idéalisme de HEGEL. Il rejette la méthode qui étudie d'abord le réel et le concret (comme par exemple la population) sans appareillage conceptuel (les classes, le travail salarié, le capital par exemple) car cette méthode conduit à une représentation chaotique de la population. Au contraire, c'est en partant de l'abstrait, c'est-à-dire des concepts (eux-mêmes établis par l'analyse qui dégage quelques rapports généraux abstraits déterminants comme la division du travail, l'argent, la valeur...), que la pensée reconstruit le concret : "La méthode qui consiste à s'élever de l'abstrait au concret n'est pour la pensée que la manière de s'approprier le concret, de le reproduire sous la forme d'un concept pensé" (Contribution à la critique de l'économie politique).

Ce concret peut apparaître comme le résultat de la pensée, mais il s'agit d'une illusion dans laquelle est tombé HEGEL : le réel préexiste à la pensée et ce n'est pas parce que la conscience philosophique conçoit tel ou tel objet que celui-ici n'a pas existé avant que celui-ci ne s'en préoccupe et qu'il ne lui survivra pas. On l'avait déjà écrit avant de prendre connaissance de l'argumentation de DURAND quand nous avons approché la philosophie de HEGEL et notamment sur l'existence de la chose (chose en soi). Dans sa Contribution à la critique de l'économie politique, MARX écrit bien : "La totalité concrète en tant que totalité pensée, en tant que représentation mentale du concret, est en fait un produit de la pensée, de la conception ; il n'est pas contre nullement le produit du concept qui s'engendrerait lui-même, qui penserait en dehors et au-dessus de la vue immédiate et de la représentation, mais un produit de l'élaboration de concepts à partir de la vue immédiate et de la représentation. Le tout, tel qu'il appariait dans l'esprit comme une totalité pensée, est un produit du cerveau pensant qui s'approprie le monde de la seule façon qui lui soit possible, d'une façon qui diffère de l'appropriation de ce monde par l'art, la religion, l'esprit pratique. Après comme avant, le sujet réel subsiste dans son indépendance en dehors de l'esprit ; et cela aussi longtemps que l'esprit a une activité purement spéculative, purement théorique. Par conséquent, sans l'emploi de la méthode théorique aussi il faut que le sujet, la société, reste constamment présent à l'esprit comme donnée première".

On perçoit ce souci de bien faire comprendre cela par MARX dans l'élaboration et l'écriture du Capital. L'exposé des concepts clés se fait toujours en relation avec la description du concret vécu, notamment par les travailleurs. D'où cette "mise en regard" du concret et de la théorie, jusqu'au coeur de l'élaboration théorique. Si des lecteurs soupçonneux critiquent pour le Capital, ces longs passages - d'ailleurs directement tirés de l'observation de journalistes et de sociologues (parfois directement rémunérés par les entreprise et le Parlement) de la réalité dans les entreprises - qui semblent accolés à des exposés théoriques qui demandent une certaine attention (et l'usage d'une mathématique somme toute simple), ce n'est pas un hasard : MARX entend faire comprendre la relation directe entre l'action (contrainte ou libre) des acteurs économiques et la manière même où ils comprennent leur propre situation.

Le concret pensé est une représentation, à partir de concepts précédemment élaborés, d'un réel qui reste distinct et indépendant de l'esprit pensant. Cette conception d'un esprit pensant construisant une image du réel à partir des concepts a conduit à la "théorie du reflet" (que l'on a souvent comprise un peu trop près à la façon d'un jeu de miroirs) selon laquelle la connaissance était une réflexion du monde réel dans la pensées des hommes,plus ou moins "vraie" selon qu'il s'agissait d'une idéologie ou du résultat d'une pensée scientifique. Cette "théorie du reflet" extrêmement réductrice, présente dans toute l'orthodoxie marxiste, repose sur une interprétation erronée d'une critique de la méthode de HEGEL qui se termine par cette fameuse maxime : "Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme (Le Capital, I, tome 1). Cette métaphore, pas très heureuse au bout du compte, a souvent été prise dans un sens simpliste, prêtant une partie de l'analyse à une critique légèrement sophiste...

 

Le matérialisme dialectique

   Le concept de matérialisme dialectique apparait tardivement en 1886 sous la plume d'ENGELS. Auparavant, il désignait la méthode mise en oeuvre par les deux fondateurs du marxisme, étant entendu qu'il s'agissait de la dialectique de HEGEL "remise sur ses pieds". MARX reconnaissait sa dette envers HEGEL tout en soulignant le renversement opéré à travers la primauté qu'il accordait au matériel par rapport à l'idéel. Par ailleurs, selon MARX et ENGELS, la dialectique n'oeuvre pas seulement dans la pensée, mais dans le réel, dans les mondes organiques ou animal et dans l'histoire, d'où la notion de matérialisme historique forgée ultérieurement pas les marxistes.

Le premier emprunt ) HEGEL est celui de contradictions dont MARX et ENGELS montrent qu'elles traversent toute la vie, la nature et l'histoire, car elles expliquent le mouvement. Or le réel est en mouvement permanent, du plus petit (l'atome) au plus grand (l'univers). La matière n'est pas une substance inerte, contrairement à une conception fixiste du monde (qui s'accorde souvent avec un conservatisme politique ou social) (Dialectique de la nature). Bien au contraire, le principe constitutif de la matière est le mouvement. L'immobilité, la stabilité ou l'équilibre ne sont conçus que comme un moment particulier et momentané du mouvement.. Le deuxième emprunt à HEGEL est celui de "la loi d'après laquelle de simples changements dans la quantité, parvenus à un certain degré, amènent des différences dans la qualité" (Le Capital, Tome I, 1). Dans l'histoire, la transformation des commerçants en capitalistes ou le passage de la manufacture à la grande industrie illustrent la permanence de cette loi. Le troisième emprunt à HEGEL est celui de la négation de la négation, constitutif de la contradiction et de son dépassement. Là aussi, MARX et ENGELS transfèrent la loi de la seule sphère de la pensée telle qu'elle fonctionne dans la logique de HEGEL vers le monde réel. ENGELS prend l'exemple simple du cycle d'un grain d'orge pour illustrer son propos (Anti-Dühring). Dans l'histoire, les exemples ne manquent pas de négation de la négation conduisant chez MARX et ENGELS au concept de dépassement signifiant la transformation d'un extrême en son contraire, c'est-à-dire l'avènement d'une nouvelle situation issue de la contradiction précédente.

Pour MARX, la négation de la négation est le fondement même de l'inéluctabilité du communisme, expropriant les expropriateurs : dans la phase d'accumulation primitive du capital, les producteurs immédiats (petite propriété privée reposant sur le travail personnel) sont expropriés et dessaisis de leurs moyens de production. Puis, en raison de la concurrence et du développement des forces productives, le capital se concentre tandis que la résistance et les luttes de la classe ouvrière se renforcent. ". Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospère avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés. L'appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n'est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature? C'est la négation de la négation" (Le Capital I, 1).

La démonstration par la négation de la négation, ici résumée par DURAND, historique de la fin du capitalisme (d'ailleurs annoncées dans le même texte comme plus rapide que sa genèse, en raison du caractère collectif de la production) peut laisser perplexe au XXIe siècle. Si la loi conserve sa validité en tant qu'explication du mouvement historique, l'application qu'en fait MARX à l'échelle macro-historique en tient pas compte des contre-tendances et des capacités que possède le capitalisme à résoudre provisoirement ses crises. MARX avait pourtant fait état de celles-ci, comme à propos de la baisse tendancielle du taux de profit, en insistant sur le fait qu'il ne s'agissait que d'une tendance puisqu'il existait des solutions limitées et provisoires à cette baisse du taux de profit. Mais surtout, MARX n'a pas envisagé toutes les ressources que pouvait retirer le capitalisme pour sa survie des processus de  production de plus-value relative, c'est-à-dire de réduction des prix des marchandises conduisant à une élévation des niveaux de vie des salariés et au feutrage des contradictions sociales.

   La loi de la négation de la négation peut d'autant mieux conserver sa validité qu'elle s'enrichit des résultats acquis dans les sciences de la nature, dans les sciences sociales et généralement dans la théorie de la connaissance. En particulier, le concept de contradiction n'accepte que deux termes chez HEGEL comme chez MARX : cette binarité pourrait être enrichie. En effet, au minimum d'ailleurs, l'introduction d'un troisième terme dans la contradiction (qui ouvre le possible de n termes) (voir DURAND et WEIL, Sociologie contemporaine, Vigot, 1989; réédition 2006). D'une certaine façon, mais non reprise par par exemple l'orthodoxie marxiste, MARX a ouvert la voie à cette pensée avec Les luttes de classe en France et Le 18 Brumaire, qui distinguaient jusqu'à sept classes et fractions de classes s'articulant autour d'une contradiction principale.

De même, la négation de la négation pourrait ne pas être unique dans une même phase du processus historique, mais plusieurs de ces négations pourraient se superposer, y compris dans des sphères différentes (économiques, idéologiques, politiques) qui accéléreraient ou freineraient le processus historique. C'est en tenant compte également des différentes temporalités du fonctionnement de nombreux processus que l'on peut déceler la direction du devenir historique.

Jean-Pierre DURAND constate que "le matérialisme historique, malgré des dénaturations engendrées par le stalinisme, a fait avancer les connaissances économiques et sociologiques, y compris par son influence chez les non-marxistes. Mais l'affirmation radicale de l'existence de lois a empêché de voir que certaines bifurcations historiques n'avaient pas eu lieu sous l'empire de la nécessité et qu'elles relevaient en partie du hasard. Tel est le minimum le "résidu scientifique" non traité par le matérialisme historique; A l'opposé, en accordant toute l'importance qui lui est due à la production sociale des connaissances, les thèses de MARX ont joué un rôle historique."

 

Jean-Pierre DURAND, La sociologie de Marx, La Découverte, collection Repères, 2018.

 

SOCIUS

 

 

 

   

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