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3 juillet 2021 6 03 /07 /juillet /2021 14:23

     Le philosophe bavarois Johan Kaspar SCHMIDT, dit Max STIRNER, qui se dit égoïste et antilibéral, appartient au groupe des Jeunes Hégéliens. Considéré comme un des précurseurs de l'existentialisme et de l'anarchisme individualiste, il est surtout l'auteur, en 1844, de l'Unique et sa propriété, livre qui connait un grand retentissement à sa sortie, chez Karl MARX par exemple, avant de tomber assez vite dans l'oubli. Certains considèrent que la polémique autour de ce livre permet de mieux comprendre l'oeuvre de... Karl MARX.

   Sa philosophie est un réquisitoire contre le libéralisme et de manière générale, contre toutes les puissances supérieures auxquelles on aliène son "Moi". STIRNER vise principalement l'esprit hégélien, l'Homme feuerbachien et la Révolution socialiste ou bourgeoise. Il exhorte chacun à s'approprier ce qui est en son pouvoir et de refuser d'obéir à une quelconque moral ou idéal.

 

La fin de l'hégélianisme et le début de l'anarchisme individualiste...

   Le renom du philosophe allemand Max STIRNER repose entièrement sur son oeuvre maîtresse L'Unique et sa propriété (alors qu'il a écrit bien d'autres ouvrages). Après avoir démontré que selon lui l'homme est unique, c'est-à-dire rebelle à toute intégration politique et sociale, à l'encontre d'ailleurs de toute une expérience et interprétation historique, il lui reconnaît le droit de tout considérer comme sa propriété. L'actualité intermittente (très intermittente...) de sa pensée s'est trouvée dépendre des différentes interprétations dont elle a été l'objet. Lors de sa parution, L'Unique et sa propriété semble sceller la fin de l'hégélianisme. Avec la notion de l'unicité, en effet, cet ouvrage voulait prouver que la dialectique hégélienne avait épuisé ses possibilités. En faisant dans L'idéologie allemande (1845), la critique détaillée de STIRNER, MARX et ENGELS soutiennent que le moment est venu de passer de la spéculation à la praxis. Un demi-siècle plus tard, L'Unique est glorifié comme le premier avatar du surhomme nietzschéen. Arraché à l'oubli total dans lequel il était tombé, le livre de STIRNER devient le bréviaire des anarchistes individualistes.

Après la seconde guerre mondiale, STIRNER apparait comme un des précurseurs de la philosophie existentielle. L'affirmation de l'unicité est rapprochée de la revalorisation de la personne tentée par l'existentialisme, puisque, chez lui, la particularité, loin de passer pour une tare, est tenue pour la marque la plus sûre de l'éminente dignité de l'homme. En mai 1968, l'oeuvre de STIRNER retrouve une nouvelle audience : par sa notion du néant créateur, il semble avoir frayé le chemin à celle de la créativité. Pour empêcher toute sclérose, il recommande, en effet, à l'Unique une mise en cause perpétuelle, un constant renouvellement, la plongée périodique dans une fontaine de jouvence." (Henri ARVON)

 

Une carrière littéraire perturbée

     Après des études universitaires à Berlin où il étudie la philologie, la philosophie et la théologie, suivant alors les cours de MARHEINEKE, SCHLEIERMARCHER et de HEGEL, il est habilité à enseigner, après des études laborieuses en raison de difficultés familiales, en 1834, les langues anciennes, l'allemand, l'histoire, la philosophie et l'instruction religieuse. En octobre 1838, il entre comme professeur dans une institution de jeunes filles à Berlin, et surtout fréquente à partir de fin 1841 les Freien ou "hommes libres", groupe constitué autour de Bruno BAUER, qui se réunit dans des établissements de boisson (ce qui n'est pas vraiment original en fait à l'époque). Les Freien se distinguent de bien d'autres groupements plus ou moins politisés, par leur critique de la religion révélée et de la politique de l'époque. STIRNER y côtoie Bruno BAUER, Ludwig BUHL, Arnold RUGE, Otto WIGAND, son futur éditeur, et ENGELS. Mais STIRNER participe peu aux échanges et débats, se contentant souvent d'observer avec distance.

Il commence sa carrière littéraire par des recensions d'ouvrages, notamment ceyx de Bruno BAUER et par des écrits de soutien aux thèses des jeunes hégéliens. Entre 1841 et 1843, il publie divers articles qui le situent dans la droite ligne des jeunes hégéliens, notamment Art et religion, Le faux principe de notre éducation, et un article sur Les Mystères de Paris, d'Eugène SUE.

Il fait publier en 1845 son livre L'Unique et sa propriété, lequel est immédiatement censuré, censure levée au bout de deux jours, le livre étant considéré comme "trop absurde pour être dangereux". L'Unique et sa propriété a un impact important sur la pensée littéraire et politique l'année de sa publication. Il émeut les hommes cultivés (en tout cas plus cultivés que les fonctionnaires des services de la censure...) car il s'attaque aux idoles et aux fondements de la société. Il suscite de vives polémiques et fournit des arguments contre le communisme et PROUDHON ainsi que contre la philosophie de FEUERBACH, à laquelle il participe au déclin. Il contribue à la destruction idéologique de la philosophie quasi-officielle de la Prusse et au-delà à la fin de l'influence de l'idéalisme allemand. Avant de retomber dans l'oubli, même si l'ouvrage circule clandestinement.

Juste avant la sortie de son livre, STIRNER quitte son poste de professeur. En 1845, il répond aux critiques de son livre dans un article du journal de WIGAND, intitulé Les critiques de Stirner. La même année, il écrit une traduction du Dictionnaires d'économie politique de Jean-Baptiste SAY, puis en 1846, une traduction de la Richesse des Nations d'Adam SMITH.

Alors qu'il se lance dans le commerce (crémerie à Berlin), il abandonne à la fois le suivi de la vie politique et sa carrière d'écrivain. Couvert de dettes, il ne publie ensuite qu'une compilation de différents textes, d'Auguste COMTE notamment, intitulée Histoire de la Réaction.

 

Le débat STIRNER-MARX

   Paradoxalement, la polémique engagée par Karl MARX à l'encontre de L'unique et sa propriété en fait une lecture incontournable pour qui veut comprendre les débuts du marxisme. La critique de STIRNER constitue près des trois quart de L'idéologie allemande de MARX. Ce dernier y confirme ses critiques à l'égard de la philosophie humaniste de FEUERBACH, rompt avec les thèses de PROUDHON et élabore la conception matérialiste de l'histoire. MARX critique de façon très serrée STIRNER et son livre. STIRNER est appelé "Saint Max" et "Don Quichotte", et MARX ne cesse de le ridiculiser, n'hésitant pas à utiliser des attaques ad hominen, qui préfigurent les mauvaises habitudes d'une grande partie de la littérature marxiste. L'Unique et sa propriété est critiqué presque page par page et la quasi-totalité des affirmations de STIRNER sont contestées.Entre autres choses, MARX reproche à STIRNER de ne pas critiquer suffisamment HEGEL, et parfois de le plagier. On trouve dans L'idéologie allemande à la fois une polémique très vive contre la personne et le livre de STIRNER, et des textes où sont exposés les bases de ce qui deviendra le matérialisme historique, et donc le marxisme.

Le débat entre MARX et STIRNER, et par voie de conséquence, entre le socialisme scientifique et l'anarchisme individualiste gravite autour des rapports réciproques de la conscience et de l'être. Selon la formule célèbre de MARX, la conscience est incapable de déterminer l'être. Aux yeux de l'auteur du Capital, la glorification par STIRNER de la conscience souveraine provient d'une double inaptitude à saisir le monde concret : STIRNER représenterait, d'une part, l'idéologique pur qui n'a jamais quitté l'univers factice de la philosophie hégélienne, d'autre part, le petit-bourgeois, victime de la vie allemande étriquée, sans ouverture sur les révolutions économiques qui se produisent en France et en Angleterre, condamné ainsi à accepter les illusions de sa classe, sans possibilité d'en entrevoir la base empirique. (Henri ARVON)

 

La postérité de son oeuvre...

   Il est probable que l'oeuvre de STIRNER ait eu une forte influence sur Friedrich NIETZSCHE. La proximité des thèmes et des thèses est assez frappante. Mais ce dernier n'en fait jamais mention ni dans ses livres ni dans sa correspondance.

Albert CAMUS évoque STIRNER dans L'Homme révolté. Pour CAMUS, STIRNER est un penseur nihiliste qui, n'ayant fondé sa cause sur rien, combat toutes les idoles qui aliènent l'unique et déclare en substance que tut est permis, tout est justifié. Il compare son nihilisme avec celui de NIETZSCHE, indiquant qu'au contraire de celui de NIETZSCHE, son nihilisme est satisfait, et que là où s'arrête STIRNER, la quête exténuante de NIETZSCHE commence.

Gilles DELEUZE se réclame de STIRNER lorsqu'il critique l'alternative traditionnelle entre le théocentrisme et l'anthropocentrisme.

Jacques DERRIDA confronte MARX et STIRNER dans Spectres de Marx, et estime que l'oeuvre stirnienne "hante" l'oeuvre marxienne, comme son double caché, son envers rejeté mais toujours présent. STIRNER aurait développé la critique la plus radicale de l'oeuvre de FEUERBACH, en l'accusant d'avoir simplement remplacé Dieu par l'Homme, et ainsi aliéné de nouveau l'homme, critique que reprendrait MARX. On trouve cependant cette critique chez MARX dès 1844. Au contraire, MARX assimile STIRNER à FEUERBACH en l'accusant d'avoir négligé le problème social économique, et d'avoir réintroduit la métaphysique et la religion sous la forme d'un culte du Moi (voir L'idéologie allemande et La Sainte Famille).

 

STIRNER, L'Unique et sa propriété, Paris, 1848 ; Le Faux Principe de notre éducation, Aubier-Montaigne, 1974 (le texte est suivi par Les lois de l'école, introduction de Jean Barrué dans l'édition - De l'Éducation : Le Faux principe de notre éducation, chez Spartacus, René Lefeuvre, 1974) ; Oeuvres complètes : L'Unique et sa propriété et autres essais, Éditions L'Âge d'homme, 2012.

Henri ARVON, Stirner, dans Encyclopedia Universalis, 2014 ; Marx Sirner, ou l'expérience du néant, 1973. Victor BASCH, L'individualisme anarchiste, Marx Stirner, 1904. Sous la direction de Olivier AGARD et de Françoise LARTILLOT, Max Stirner, L'Unique et sa propriété. Lectures critiques, Éditions L'Harmattan, collection De l'Allemand, 2017.

 

 

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