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15 mai 2008 4 15 /05 /mai /2008 08:29
      Tirer une philosophie d'une petite centaine de fragments, parfois très très maigres, relèverait de l'impossibilité pure et simple, si la postérité d'HERACLITE d'Ephèse (540-460 av J-C à peu près), dit l'Obscur, le misanthrope, n'était si importante. Près de 200 philosophes, commentateurs et doxographes citent HERACLITE et ses écrits (notamment un "Sur la nature" introuvable) comme s'il s'agissait d'une référence bien connue : de PLATON (Hippias, Cratyle, Théétete), ARISTOTE (Ethique à Nicomaque, Métaphysique, Physique), SEXTUS EMPIRICUS, PLOTIN, DIOGENE LAERCE, LUCIEN, SENEQUE, à MARC-AURELE... Aimé de PLATON, haï d'ARISTOTE, honoré des stoïciens, admiré des chrétiens, HERACLITE semble développer une pensée "de référence" à laquelle tout esprit se sent obligé de répondre ou de se l'approprier.

       Voici le fragment le plus long (ou le moins court) parvenu jusqu'à nous :
"de cette explication qui existe toujours, les hommes demeurent ignorants, à la fois avant de l'avoir entendue et après l'avoir entendue pour la première fois. Car bien que toutes choses se produisent conformément à cette explication, ils sont comme des gens dépourvus d'expérience, même lorsqu'ils s'essaient à des gestes ou à des paroles tels que moi je les rapporte, lorsque je définis chaque chose selon la nature et dis comment elle est ; mais le reste des hommes échouent à comprendre ce qu'ils font éveillés, tout comme ils oublient ce qu'ils font durant leur sommeil."
   Jean-François PRADEAU, dans son introduction aux "Fragments" (FLAMMARION, 2004) dégage de ce fragment en en citant le contexte (l'écrit de celui qui le cite, lequel permet le plus souvent de comprendre le fragment plus que le contenu du fragment lui-même) deux significations possible du logos, deux interprétations distinctes du "projet héraclitéen" :
- La compréhension cosmologique du logos (structure objective et rationnelle de la réalité dans son ensemble) communément admise,
- et la compréhension épistémologique (connaissance de cette réalité) qui a la faveur de cet auteur.
Pour lui, HERACLITE constate que les hommes ne font pas un usage convenable de la faculté de connaître ; ils ne distinguent pas les connaissances fausses de celles qui sont vraies. HERACLITE conçoit un ordre de l'univers qu'il est possible de connaître. Pour nous, contemporains d'une ère scientifique et technique, cela est une évidence, mais pour les Grecs de l'époque d'HERACLITE, cela constitue quelque chose qui va à l'encontre de nombreuses croyances. Bien entendu, c'est par d'autres fragments que nous connaissons ce que précisément HERACLITE conçoit.

     Si PLATON semble faire d'HERACLITE l'une de ses sources de réflexion, ARISTOTE lui reproche son refus de respecter la règle de non-contradiction comme de dire que tout se meut éternellement, éléments justement qui s'oppose selon lui à toute possibilité de connaissance. ARISTOTE semble se servir d'HERACLITE contre PLATON, dans l'hypothèse (réfutée en partie par les auteurs de "Philosophie grecque" PUF) d'une contradiction entre les deux figures de la philosophie antique. Lorsque les stoïciens en font leur ancêtre intellectuel, c'est pour prendre appui sur sa conception du changement perpétuel dans un monde constant, dans une réalité éternelle, ordonnée par un principe divin et rationnel, dans un monde aux transformations cycliques, dans un monde qui disparaît et renaît de cycle en cycle. Le christianisme tirera du stoïcisme beaucoup d'éléments héraclitiens. Le logos divin, à la fois cause et principe d'intelligibilité de la réalité ne pouvait que les séduire. 
    PLATON et ARISTOTE attestent tous deux qu'HERACLITE prônait la représentation du monde où toutes choses changent et se meuvent perpétuellement ; ces changements relatifs s'inscrivent dans l'unité de toutes choses. La relativité des jugements sur le monde prend toujours l'aspect d'une opposition des contraires : ce qui est bon dans un cas est mauvais dans l'autre, ce qui est bon pour l'un est mauvais pour l'autre. Toutes choses sont faites de feu, sont de feu, selon des qualités et des quantités variables et tout possède du feu et y retourne. Pur matérialiste, HERACLITE condamne la poésie d'HOMERE et d'HESIODE, leurs dieux et leur conception anthropomorphique de la divinité. Enfin, HERACLITE semble être le premier des auteurs grecs à soutenir qu'il est nécessaire d'ordonner le "gouvernement des affaires humaines" à l'ordre rationnel et divin du monde, conception que le stoïcisme et le christianisme rejoignent.
  
    Pour éclaircir ce qui est (trop) concentré ci-dessus, voici quelques citations de fragments :
- Ce cosmos-ci, le même pour nous, nul des dieux ni des hommes ne l'a fait, mais il était toujours, est, et sera, feu éternel s'allumant en mesure et s'éteignant en mesure (CLEMENT D'ALEXANDRIE, Stromates V)
L'ordre de ce monde-ci, nul des dieux ni des hommes ne l'a fait, mais il a toujours été, est et sera : un feu toujours vivant, s'allumant et s'éteignant au fur et à mesure. (variante de traduction)
- Héraclite dit, n'est-ce pas?, que tout passe et rien ne demeure ; et comparant les choses au courant d'un fleuve, il ajoute qu'on ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve (PLATON, Cratyle)
- Les choses froides se réchauffent, le chaud se refroidit, l'humidité s'assèche, le sec se mouille. (TZETZES, Commentaires sur l'Iliade)
 - Même chose être vivante et être morte, être éveillée et être endormie, être jeune et être vieille : car ceux-ci se changent en ceux-là et ceux-là se changent en ceux-ci. (PLUTARQUE, Consolation à Apollonius)
Et comme même chose il y a en nous et la vie et la mort, et l'éveil et le sommeil, et la jeunesse et la vieillesse : car ces choses en se transformant sont celles-là, et celles-là à nouveau deviennent celles-ci. (variante de traduction)
- Il faut savoir que la guerre est commune à tous, que la discorde est la justice, et que toutes choses naissent et meurent selon discorde et nécessité (ORIGENE, Contre Celse)
Il faut savoir que la guerre est commune et que le droit est conflit et que toutes choses adviennent par le conflit et la nécessité (variante de traduction)
- Dieu est jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, richesse et famine (tous les contraires, voilà ce qu'il veut dire) ; il prend des formes variées, tout comme l'huile d'olive qui, quand elle se mêle aux épices, reçoit un nom conforme à l'odeur de chacun d'eux. (HYPPOLYTE, Réfutation de toutes les hérésies).
Dieu est jour-nuit, guerre-paix, satiété-faim, tous des opposés, c'est cela qu'il faut comprendre ; il subit des changements de même que le feu qui, lorsqu'il est mêlé à des épices, prend tour à tour le nom de la senteur de chacune d'elles. (variante de traduction).
- La maladie rend la santé plaisante et bonne, la faim la satiété, la fatigue le repos (STOBEE, III)
- Les liaisons sont des touts et ne sont pas des touts, l'accord et le désaccord, le consonant et le dissonant : de l'un proviennent toutes choses, et de toutes choses provient l'un (PSEUDO-ARISTOTE, Du monde)
- Le savoir ne consiste qu'en une seule chose ; reconnaître qu'une pensée gouverne toutes choses à travers tout (DIOGENE LAERCE, IX)
- Il vaut mieux pour les hommes que tout ce qu'ils souhaitent ne se produisent pas (STOBEE, I)
- Guerre et conflit et haine vont, au sein du Logos, de pair avec l'harmonie qui est essentiellement harmonie des contraires (PSEUDO-ARISTOTE, Du monde)
          
      Les auteurs de "Philosophie grecque" concluent ainsi leur passage sur HERACLITE : L'univers héraclitéen se présente à nous dans toute sa multiplicité, dans toutes ses contrariétés ; on y voit une lutte éternelle, impitoyable. Pourtant, c'est la lutte qui garantit aux choses leur existence, une coexistence (le mot à mon avis est mal choisi) faite de conflits qui conserve les natures et les identités de ces choses, et qui s'achève selon des lois justes et déterminées. Voilà la vision d'HERACLITE, vision qui ne doit rien à une imagination poétique ou à un mysticisme ésotérique. C'est une vision qui s'est fondée sur une analyse rationnelle, étayée sur un empirisme scrupuleux et qu'une âme qui n'avait rien de barbare a toujours contrôlée.
         
        En définitive, la vision que nous avons d'HERACLITE, à travers ses fragments, vaut plus à travers la postérité, toujours interprétative, que sur la vérité de sa philosophie même. Toutefois, le fait que cette vision du mobilisme universel soit perpétrée à travers les siècles, loin d'un fixisme par trop favorable aux ordres sociaux établis, nous indique une permanence de la compréhension du monde qui repose sur les contradictions dynamiques de toutes ces "choses" qui le composent.

  HERACLITE, Fragments, Traduction et présentation par Jean-François PRADEAU, GF Flammarion, 2004) ; PHILOSOPHIE GRECQUE, sous la direction de Monique CANTO-SPERBER, PUF, 1998 ; PHILOSOPHES ET PHILOSOPHIE, tome 1, sous la direction de Bernard MORICIERE, Nathan, 1996.

                                                                      PHILIUS
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