Gabriel TARDE, juriste, sociologue et philosophe français est considéré, avec Cesare LOMBROSO, avec lequel il se trouve en désaccord, comme l'un des premiers penseurs de la criminologie moderne.
Ses ouvrages peuvent être répartis en deux genres, même si dans les deux cas, sa profession de magistrat influe largement sur sa pensée. Son oeuvre est surtout juridique, avec La criminalité comparée (1886), La philosophie pénale (1890), Les transformations du droit : étude sociologique (1891) et ses multiples écrits dans des revues spécialisées. Mais la postérité retient surtout, avec sa redécouverte récente, avec Monadologie et sociologie (1893), Les lois de l'imitation (1890), La logique sociale (1895), Fragment d'histoire future (1896), L'opposition universelle. Essai d'une théorie des contraires (1897), Les lois sociales : esquisse d'une sociologie (1898), Psychologie économique (1902), L'opinion et la foule (1901) et La morale sexuelle (1907). ainsi que de nombreux autres écrits de psychologie sociale (ceux choisi par exemple par A M ROCHEBLAVE-SPENGLÉ et J MILLET (1898)...
Très influencé par la philosophie de LEIBNIZ et d'Antoine-Augustin COURNOT, il s'oppose frontalement à Emile DURKHEIM dans la conception même d'une sociologie, et sa notorité, à l'inverse d'aujourd'hui dépasse en son temps celle du fondateur de la sociologie française. Mais il ouvre aussi la réflexion, à l'inverse de l'école physiologique de LOMBROSO, aux aspects sociologique et psychologique de la criminalité.
Présentant l'oeuvre de Gabriel TARDE, Bernard VALADE indique que "Si à certains notions fondamentales en sociologie, la conscience collective, l'idéal type, la communauté -, sont associées les noms de Durkheim, Weber et Tönnies, qu'elles suffisent à évoquer, c'est au thème de l'imitation que celui de Tarde demeure classiquement attaché. Le rôle essentiel que ce dernier a assigné à la répétition ainsi qu'aux phénomènes de contagion dans la formation et l'évolution des comportements (notion, notons-nous, reprise ensuite largement par René GIRARD) l'a opposé à Durkheim. Aux yeux de l'auteur des Lois de l'imitation, "L'individuel écarté, le social n'est rien". "Que serait l'homme sans la société?" objecte le fondateur de l'Ecole française de sociologie. Pour l'un, le rapport interpersonnel est caractérisé par l'immédiateté et l'asymétrie ; il est, chez l'autre, médiatisé par une règle : la réciprocité. Toujours ouvert, ce débat atteste la difficile naissance de la psychologie sociales en France et illustre les vicissitudes de l'idée d'interaction qui, méconnue par Comte mais généralisé par Cournot, occupe une place centrale dans l'oeuvre de Tarde."
L'un des premiers auteurs de la sociologie moderne, Gabriel TARDE, intéresse non seulement parce qu'il a élaboré toute une théorie autour de l'opposition, mais aussi, parce que tout comme Emile DURKHEIM, son grand rival (et vainqueur à terme), il a commencé ses travaux par une approche de la criminalité.
On le voit très bien en parcourant la table des matières de son livre "L'opposition universelle, Essai d'une théorie des contraires" paru en 1897 : Après une dissertation sur l'idée d'opposition, sujet négligé selon lui par les logiciens, sauf ARISTOTE, où il met l'accent sur l'origine dynamique des oppositions, mêmes statiques, il poursuit une longue digression sur la classification des oppositions, les oppositions mathématiques et physiques, les oppositions vivantes, les symétries de la vie, les oppositions psychologiques avant d'aborder les oppositions sociales et de terminer sur l'opposition et l'adaptation. La conclusion de ce dernier chapitre frappe par l'absence d'académisme, et nous ne résistons pas au plaisir d'en reproduire une partie de la toute fin ici :
"Nous n'avons pas encore fini de préciser les rapports entre l'adaptation et l'opposition, et, à vrai dire, nous ne saurions avoir la prétention d'épuiser ce sujet. N'omettons pas cependant quelques considérations essentielles. En somme, être complémentaires, c'est co-produire; être contraires, c'est s'entre-détruire. Exprimés en ces termes, le complément et la contrariété, l'opposition et l'adaptation, sont presque opposés et contraires l'un à l'autre. Pas tout à fait cependant, car i faudrait pour cela que la co-adaptation des complémentaires consistât à s'entre-produire. Et il est singulier, soit dit en passant que notre esprit répugne à concevoir la mutuelle production des choses, tandis qu'il ne voit aucune difficulté à admettre leur mutuelle destruction. Rien ne lui parait plus intelligible que le mutuel arrêt de deux mouvements en sens contraire qui se heurtent, tandis qu'il se refuse encore, deux siècles après NEWTON, à regarder les mouvements de deux molécules qui s'attirent comme produits l'un par l'autre à distance".
On éprouve à la lecture de sa conclusion, comme d'ailleurs de l'ensemble de ses développements dans son livre, un certain malaise, non seulement à cette prose légèrement pédante, mais aussi lorsqu'on compare sa manière d'argumenter à la rigueur intellectuelle et parcimonieuse d'Emile DURKHEIM, qui de son côté, au lieu de brasser cosmologie, physique, psychologie dans un ensemble d'analogies souvent non justifiées, tente d'élaborer une véritable méthodologie scientifique.
En 1898, il tente de résumer ou plutôt de lier les contenus de ses trois livres de sociologie générale, "Les lois de l'imitation", "l'opposition universelle" et "la logique sociale", dans "Les lois sociales, Esquisse d'une sociologie"
"A parcourir le musée de l'histoire, la succession de ses tableaux bariolés et bizarres, à voyager à travers les peuples, tous divers et changeants, la première impression de l'observateur superficiel est que les phénomènes de la vie sociale échappent à toute formule générale, à toute loi scientifique, et que la prétention de fonder une sociologie est une chimère." Ce projet de fonder une sociologie, au lieu de partir d'une analyse de ce qu'est une société, veut embrasser l'ensemble des sciences. Ainsi, "la science consiste à considérer une réalité quelconque sous ces trois aspects : les répétitions, les oppositions et les adaptations qu'elle renferme, et que tant de variations, tant de dissymétries, tant de dysharmonies empêchent de voir" Et plus loin, dans son introduction toujours "Ces considérations étaient nécessaires pour indiquer ce que la sociologie doit être si elle veut mériter le nom de science, et dans quelles voies doivent la diriger les sociologues s'ils tiennent à coeur de la voir prendre décidément le rang qui lui appartient. Elle n'y parviendra (...) qu'en possédant et en ayant conscience de posséder son domaine propre de répétitions, son domaine propre d'oppositions, son domaine propre d'adaptations (...). Elle ne progressera qu'en s'efforçant de substituer toujours comme toutes les autres sciences l'ont fait avant elle, à de fausses répétitions des répétitions vraies, à de fausses oppositions des oppositions vraies, à de fausses harmonies des harmonies vraies (...)".
Les chapitre 1 (Répétition des phénomènes), 2 (Opposition des phénomènes) et 3 (Adaptation des phénomènes) entendent baliser systématiquement ce qui constituent pour lui les fondements du fonctionnement des sociétés. A chaque fois, il s'appuie sur de nombreuses analogies physiques et biologiques.
La répétition, la propagation des idées et des comportements, la suggestion-imitation de proche en proche, d'individu à individu, tend à conserver et à fortifier le lien social. la propagation des sentiments, des croyances, des innovations techniques, des découvertes scientifiques, leur généralisation, voilà le moteur de la société.
Des oppositions extérieures (entre plusieurs êtres) et internes (à l'intérieur du même individu) se manifestent dans la société. "Il faut chercher l'opposition sociale élémentaire, non pas, comme on pourrait le croire à première vue, dans le rapport de deux individus qui se contredisent ou se contrarient, mais bien dans les duels logiques et téléologiques, dans les combats singuliers de thèses et d'antithèses, de vouloir et de pouloirs, dont la conscience de l'individu social est le théâtre." Lorsque ces duels internes s'achèvent en chaque individu, celui-ci se tourne alors vers les autres individus et suivant l'ampleur de son rayonnement imitatif (Gabriel TARDE fait beaucoup usage de la mode de l'hypnose à l'époque) influence de plus en plus la société. Il se demande "ce qu'il y a de pire pour une société, d'être divisé en partis ou en sectes qui se combattent de leurs programmes et de leurs dogmes opposés, en peuples qui guerroient, ou d'être composée d'individus en paix les uns avec les autres, mais individuellement en lutte chacun avec soi, en proie au scepticisme, à l'irrésolution, au découragement". "Entre la guerre extérieure ou la lutte interne, nous n'aurions qu'à choisir. Ce serait le dilemme offert aux derniers rêveurs - dont je suis - de la paix perpétuelle." Gabriel TARDE donne sa vision de l'évolution des sociétés, vu cette dynamique de l'imitation et de l'opposition. Nous sommes , faut-il le rappeler avant la Première Guerre Mondiale. "L'histoire, bien comprise, fait voir que la guerre évolue toujours dans un certain sens, et que cette direction, cent fois reproduite, facile à démêler en somme à travers les broussailles et les enchevêtrements historiques, est propre à nous faire augurer sa future disparition après sa raréfaction graduelle. Par suite du rayonnement imitatif, qui travaille incessamment et souterrainement, à élargir le champ social, les phénomènes sociaux vont l'élargissant, et la guerre participe à ce mouvement. D'une multitude infinie de très petites, mais très après guerre entre petits clans, on passe à un nombre déjà bien moindre de guerres un peu plus grandes, mais moins haineuses, entre petites cités, puis entre grandes cités, puis entre peuples qui vont grandissant, et enfin on arrive à une ère de très rares conflits très grandioses, mais sans férocité aucune, entre des colosses nationaux que leur grandeur même rend pacifiques".
"En résumé, l'opposition-lutte, dans nos sociétés humaines, sous ses trois formes principales, guerre, concurrence, discussion, se montre à nous comme obéissant à la même loi de développement par voie d'apaisement intermittents et grandissants qui alternent avec des reprises de discorde amplifiée et centralisée, jusqu'à l'accord final, au moins relatif".
Dans la dynamique sociale, imitations et oppositions aboutissent à des adaptations, sans quoi la société va à la destruction. "Plus les adaptations sont multiples et précises, plus des inadaptations sociales se révèlent, douloureuses, énigmatiques, justification de tant de plaintes". Gabriel TARDE garde constamment la distance avec la société considérée comme un organisme social et dans sa polémique avec Emile DURKHEIM qui "prétend que, loin d'être fonctions de l'individu, (les grandes choses comme une grammaire, une théologie...) "existent indépendamment des personnes humaines et les gouvernent despotiquement en projetant sur elles leur ombre oppressives". Les choses sociales se sont imposées aux individus, bien entendu, mais elles ont été le fait des individus.
On fera grâce de la conclusion car elle nous ramène à un certain verbiage sur les harmonies et les disharmonies, l'homogène et l'hétérogène dont on se passe bien volontiers.
Une certaine déception, pour qui découvre aujourd'hui Gabriel TARDE dans le texte, est évidente lorsqu'on essaie de voir plus loin que l'exploitation qu'un certain individualisme méthodologique peut en faire.
Reste un ensemble de réflexions qui semblent in-abouties, que l'on doit dégager de la gangue intellectuelle d'un certain milieu conservateur et mondain. L'oeuvre de Gabriel TARDE est finalement plus philosophique que sociologique. Elle reste abstraite par certains côtés et se situe bien dans l'air du temps d'un conservatisme catholique. On voit bien ce qu'intellectuellement un esprit plongé dans ce conformisme optimiste ne peut pas concevoir. Si la société globale est un tout et que certaines parties de ce tout sont malades alors qu'ils participent à son devenir, il convient d'examiner les réformes à effectuer pour la société globale afin de guérir la société des causes qui rendent des parties de plus en plus grande d'être malade. Si la société est une collection d'individus qui s'imitent constamment entre eux, on peut concevoir alors que ce soient les individus eux-mêmes qui sont malades et qu'ils faut soigner et sauver la société de ses parties malades... Une sociologie qui place les individus au coeur du processus social ne peut que concentrer sur ceux-ci la responsabilité, voire la culpabilité des maux sociaux. On peut s'inquiéter de la possibilité que les individus s'imitent tellement bien, dépassent leurs oppositions, se soient tellement bien adaptés, qu'ils pourraient devenir une collection de copies biologiques... D'ailleurs Gabriel TARDE ne s'effraie pas du peu de place accordé à la liberté des individus. Il définit ainsi en fin de compte la société : "Une collection d'êtres en tant qu'ils sont en train de s'imiter entre eux ou en tant que, sans s'imiter actuellement, ils se ressemblent et que leurs traits communs sont des copies anciennes d'un même modèle".
Gabriel TARDE, L"opposition universelle. Essai d'une théorie des contraires, 1897; Les lois sociales. Esquisse d'une sociologie, 1898, Edition électronique de 2002, Les classiques en sciences sociales, de l'Université du Quebec, disponibles sur le site http://biblioth.UQAC.UQUEBEC.CA/INDEX.htm.
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