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12 juin 2008 4 12 /06 /juin /2008 14:15

         L'oeuvre de Georges DUMEZIL, philologue et comparatiste français des sociétés et des religions indo-européennes, même si ses travaux sont contestés par de nombreux historiens (beaucoup l'ignorent carrément) intéresse ceux qui scrutent la question du conflit.
   

        En effet, dans ses très nombreux écrits (des "Contes Iazes", 1957 à "Le roman des jumeaux, esquisses de mythologie, publié en 1995), ce polyglotte découvre dans les textes les plus anciens des mythologies et des religions des anciens peuples indo-européens une conception analogue de la société organisée selon trois fonctions : la fonction du sacré et de la souveraineté, la fonction guerrière et la fonction de production et de reproduction.

Cette organisation en trois fonctions se retrouve aussi bien dans les mythologies, dans les récits fondateurs de la Rome antique, que dans les institutions sociales : castes indiennes, division de la société d'Ancien Régime... Il ne s'agit pas de révéler une origine lointaine unique des civilisations, de l'Inde à la Grande Bretagne, ni de trouver une migration lointaine de populations venues du sous-continent indien qui aurait couvert l'Europe ; en tout cas, ce n'est pas ce qui nous intéresse ici.
   

       C'est plutôt la théorie de la trifonctionnalité qui, résumée dans "L'idéologie tripartite des Indo-Européens" (1958), nous interpelle vivement.
Montrant que les indo-Européens occidentaux et les Indo-Iraniens s'organisaient fondamentalement sur une même structure tripartite, cet ouvrage synthétise les observations des concordances constatées entre les textes égyptiens, sumériens, acadiens, phéniciens, sibériens, bibliques, taoistes et confucéens. Cette division de la société, entre pouvoirs religieux, guerriers, producteurs, constitue une base de compréhension dans l'articulation des conflits qui traversent cette société.
Dans ce même livre, Georges DUMEZIL s'attache aux théologies tripartites, en montrant l'existence et la fonction d'un regroupement central de divinités solidaires, qui se définissent les uns par les autres et se répartissent les principes du sacré. On conçoit qu'une telle description puisse faire scandale dans une civilisation imprégnée de christianisme, tant attachée à l'originalité de sa Sainte Trinité.
Dans le troisième chapitre du même livre, l'auteur signale que des trois fonctions, la dernière, pourtant la plus discrète, s'avère au fondement des deux autres. ce qui est à rapprocher du rôle moteur souterrain accordé par les approches marxistes à la classe ouvrière.
    

       Pour critiquer sa théorie avant de l'ignorer, la plupart des historiens et des sociologues ont simplifié sa pensée et Georges DUMEZIL leur a toujours répondu dans les nuances de ses observations. Ainsi l'héritage commun n'est pas exclusif d'emprunts aux premiers occupants rencontrés par les envahisseurs indo-européens ou aux sociétés voisines et la tripartition comme les autres éléments du fond commun indo-européen ne constituent qu'un cadre général que chaque peuple organise à sa guise.
    

      Sa conception sur l'interdépendance des faits sociaux, au-delà du domaine indo-européen, dans les sociétés considérées dans leur cohérence et dans l'évolution permanente de leurs structures, le rapproche d'Emile DURKHEIM et des durkheimiens qui ont accueillis à bras ouvert ses recherches. La méthode Dumézil a d'ailleurs influencé nombre d'autres historiens (Georges DUBY), philosophes (Michel FOUCAULT), anthropologues (Claude LEVI-STRAUSS) sans que ceux-ci approuvent tous les aspects de son oeuvre.
Si cet auteur apparaît dévalorisé aujourd'hui, c'est sûrement parce que cette oeuvre s'est trouvée récupérée en partie par l'idéologie aryenne (qui a identifié les indo-européens aux germains, on se demande encore comment) et qu'il a entretenu des relations suivies dans les années 1920 avec des écrivains nationalistes (Charles MAURRAS, Pierre GAXOTTE, Pierre DRIEU DE LA ROCHELLE). Ce serait se tromper sur la portée de son oeuvre, car même Georges DUMEZIL lui-même en a réfuté tous les éléments datant d'avant 1938.
    On en retient pour notre part cette articulation entre guerriers et pouvoirs religieux, souvent réalisée au détriment de la classe des travailleurs.

 
   Pour Régis BOYER, "il ne suffit pas  de dire que Georges Dumézil a fait progresser, dans le domaine qui est le sien, la recherche et l'interprétation ; ce sont en réalité des habitudes de pensée, une vision intellectuelle de l'homme, de la vie et du monde qu'il nous a obligés à revoir de fond en comble. Par là, il se range parmi les grands créateurs dans les disciplines que sont la philologie, l'étude des mentalités, l'histoire des religions, auxquelles il a définitivement conféré leurs titres de noblesse."
    Commencée avec ses thèses de doctorat, publiés en 1924, l'une consacrée au Festin d'immortalité, étude mythologique comparée indo-européenne, l'autre au Crime des Lemniennes, rites et légendes du monde égéen, son oeuvre se poursuit avec en 1929, le Problème des Centaures, où il inaugure ce qu'il appelle l'"étude comparative des religions des peuples indo-européens". Sa rencontre avec Marcel GRANET, en 1933, l'aide à prendre conscience de l'existence de mécanismes, de "structures" mentales profondes qui dictent, chez des peuples différents - quoique reliés les uns aux autres par des filiations génétiques, -des comportements et des attitudes homologues. Il préfère par la suite, suite aux abus de langage (mais toutes les disciplines, surtout nouvelles, en sont victimes) le participe passé "structuré" aux vocables "structures" et "structuralisme". 
Avec Ouranos-Varuna, en 1934, il ouvre une longue série d'études comparatistes destinées à faire apparaitre de telles ressemblances. Il ne s'agit pas de déterminer des "influences" ou des "résurgences", mais de montrer les attitudes communes dans les idiomes qu'ils parlent. 
"L'oeuvre de Georges Dumézil, poursuit Régis BOYER, semble schématiquement s'ordonner en deux séries, dont les moments d'ailleurs se modifient constamment, du fait que les résultats acquis sont à peu près toujours tenus pour provisoire.
Une première série est destinée à illustrer le postulat selon lequel il existe une civilisation indo-européenne, qui est complètement organisée dès avant sa dispersion et qui obéit à la célèbre "idéologie tripartite", c'est-à-dire à la régulation qui fait que toutes les activités socio-religieuses se répartissent et s'ordonnent d'après trois fonctions : la fonction souveraine ou "spirituelle", réservée au sacerdoce, au souverain-magicien (...) ; la fonction "martiale", ou violente, responsable de l'ordre ou pour mieux dire ennemie du désordre (...) ; la fonction "végétative", ou nourricière, productrice de richesses, représentée par des artisans, commerçants, éleveurs et agriculteurs (...). Cette tripartition "noble" s'oppose, à l'intérieur d'une classification binaire, à la masse des serviteurs et des esclaves, dont le rôle est de permettre aux nobles d'exercer librement leurs prérogatives. Elle se reflète dans le domaine social (avec les "classes", ou castes, auxquelles la théorie médiévale des ordines fait écho), dans l'organisation politique et, tout particulièrement, dans les divers panthéons. Elle commande aussi une sorte de hiérarchisation à l'intérieur du cosmos (...) et permet de mieux comprendre certaines mythologies confuses. Bien qu'elle s'entende idéalement dans une perspective synchronique, elle n'est pas incompatible avec des vues diachroniques : par un jeu complexe de glissements fonctionnels et de reprises, les dieux individuels peuvent perdre certains attributs sans que, pour autant, le schéma tripartite change. Si l'on se place dans une perspective évolutionniste, il arrive qu'une telle théorie permette de resituer certains documents ossètes que Dumézil a élucidés. Parmi les ouvrages qu'il a consacrés à l'étude de l'idéologie tripartite, il convient de citer Naissance d'archanges (1945), Explications de textes indiens et latins (1948), l'ensemble étant couronné par L'Héritage indo-européen à Rome (1949) et résumé dans l'Idéologie tripartite des Indo-européens (1958). Comme il le dit dans l'avant-propos aux Dieux souverains indo-européens (1977), Dumézil entendait faire par là, "une sorte de cours de théologie trifonctionnelle, illustrée de mythes et de rituels (pour) montrer comment la comparaison permet de remonter à un propototype commun préhistorique, puis, par un mouvement inverse qui n'est pas un cercle vicieux, déterminer les évolutions et révolutions qu'il faut admettre pour expliquer, à partir de ce prototype, les théologies directements attestées qui avaient permis de le reconstituer".
Dans une seconde série de travaux, (il) expose "les usages non plus théologiques, mais littéraires, que les principaux peuples indo-européens ont faits de leur commun héritage" : ce sont notamment les divers volumes des Mythes romains (I, 1942 ; II, 1943 ; III, 1947) et de Mythe et épopée (I, 1968 ; II, 1971 ; III, 1973).
Dans tous ces travaux de ces deux séries - auxquelles s'ajoutent de nombreuses monographies ou études plus restreintes, ainsi que la somme que constitue La religion romaine archaïque, 1999 - il importe de ne pas perdre de vue leur caractère premier, qui est de définir une méthode et de témoigner d'un esprit."
 
    Cette méthode née des recherches linguistiques d'Antoine MEILLET et de Joseph VENDRYES consiste à remonter, par comparaison, entre textes et faits de culture, à un proptotype commun dont l'existence est postulée (dans ce qu'il faut apprécier encore comme une hypothèse de travail de base). Elle est suivie par Mircea ELIADE dans son Traité d'histoire des religions. Quant à l'esprit, il s'agit toujours de comprendre le sens des mythes et des rites, reliés à des fonctions sociales, même si dans l'oeuvre de  Mircea ELIADE, il s'agit surtout de trouver et de relier toutes les manifestations du sacré, ces liaisons n'étant que peu étudiées.
"Même si, toujours selon Régis BOYER, mais nous partageons ce point de vue, l'on peut juger la méthode de Dumézil trop abstraite, ses systèmes parfois trop ingénieux, ses "structures" comme ne fonctionnant pas absolument dans tous les cas, il faut reconnaitre à cette pensée éblouissante d'érudition et de finesse une générosité d'inspiration qui, animée par une foi en l'âme de l'homme et en celle du monde, domine de bien haut les recherches contemporaines." Lesquelles sans doute, et la laïcisation des recherche est passée par là, tendent à vouloir distinguer ce qui n'est que spéculations religieuses ou spirituelles des éléments factuels explicatifs de la marche des sociétés. 
 
     La théorie des trois fonctions de Georges DUMÉZIL, ce "schéma tripartiste" qu'il estime mort en Occident avec les Etats généraux de 1789, inspire toujours de nombreux travaux. Citons les oeuvres de Georges DUBY (Les Trois Ordres ou l'Imaginaire du féodalisme, 1978), de Stig WIKANDER (1908-1983), du spécialiste du monde celtique Christian-J. GUYONVARC'H, de l'indianiste français Louis RENOU, du linguiste et mythologue néerlandais Jean de VRIES (1890-1964), du linguiste français Emile BENVENISTE et d'Emilia MASSON, spécialiste du monde hittite. 
  Ses travaux ont souvent provoqué l'opposition de spécialistes rejetant les apports nouveaux de la mythologie comparée dans leur propre discipline. Il est parfois difficile de distinguer stratégies intellectuelles, critique scientifique et sauvegarde de pré-carré professoral, mais des arguments divers relativisent la portée de cette idéologie tri-partite.
Arnold MOMIGLIANO, historien de la Rome antique critique fortement cette thèse par exemple. L'indianiste allemand Paul THIEME conteste sa validité. C'est surtout l'opposition fondamentale des chercheurs britannique H J ROSE et néerlandais H. WAGENVOORT qu'il faut sans doute retenir. En France, le latiniste André PIGANIOL est considéré par Georges DUMÉZIL comme son "principal adversaire".  
   D'autres comparatistes modèrent, relativisent, souligent les limtes de cette théorie tri-fonctionnelle. Ainsi Jean HAUDRY (La Religion cosmique des Indo-européens, Arché/Les Belles Lettres, collection Etudes indo-européennes, 1987) fait remarquer que cette théorie pose un problème de chronologie et se laisse difficilement appliquer à certains domaines du monde indo-européen, les mondes grec et balte en particulier (comme le reconnait d'ailleurs Georges DUMÉZIL). Cet auteur explique que nombre de récits et légendes ne peuvent être interprétés et compris que par des notions cosmologiques (mais alors, d'où viennent-elles?).


    Georges DUMEZIL, Mythes et Dieux des Indo-Européens, 1958 (Editions Flammarion Champs, 1985) ; Heur et malheur du guerrier, 1969 (Flammarion, 1985). Articles Georges DUMEZIL et L'idéologie tripartite des Indo-Européens, de l'Encyclopedia Universalis, 2004. Article Georges DUMEZIL du Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, PUF, 2002. Article de Jacques POUCET, Georges DUMEZIL et les historiens de la Rome ancienne : un bilan récent, dans Folia Electronica Classica (Internet), 2002.
Régis BOYER, Article Georges Dumézil, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

                                                                                                          ANTHROPUS
 
Complété le 3 janvier 2014
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commentaires

C
Ebloui par son immense érudition, j'ai été un grand partisan de Georges Dumézil jusqu'au jour où, au lieu de lire Dumézil lui-même, j'ai lu des textes comme le Rig Veda et l'Avesta. <br /> <br /> Et bien que je les aie lus dans leur traduction française plutôt que dans leur version originale, cela ne m'empêche pas de conclure que je n'ai point découvert, en lisant, par exemple, le Rig veda, ces deux dieux au dual du premier niveau de la souveraineté qu’étaient Mitra et Varuna, dans la Tripartition établie par Georges Dumézil.<br /> <br /> Et plus j’ai examiné les vers du Rig Veda avec attention, plus je me suis senti proche, dans son rejet des thèses de Dumézil (ici à propos de Varuna), de l’Indianiste allemand Paul Thieme, lequel fut un contradicteur assidu du premier nommé. <br /> <br /> Et si Thieme a eu moins d’aura, ou moins de succès, que Dumézil, dans la présentation de ses arguments, c’est aussi et surtout parce que le savant français possédait une érudition si vaste qu’il était capable d’envoyer, en quelques phrases bien tournées, tous ses contradicteurs, en quelque sorte, à l’échafaud. <br /> <br /> Et c’est précisément son immense érudition qui va, à mon avis, égarer un lecteur qui, au lieu de plonger dans les textes originaux lus par Dumézil, va suivre le maître, en quelque sorte, les yeux fermés, et ne pas voir, ce faisant, que l’on peut donner, aux textes originaux lus par lui, un sens complètement différent de celui qu’il leur a donné. <br /> <br /> ****<br /> <br /> Voilà ce que j’ai tenté de faire, à mon humble niveau, sous la forme d’un livre en douze volumes que l’on peut consulter sur le site internet<br /> <br /> http://www.quand-les-dieux-et-les-hommes-etaient-des-astres.net<br /> <br /> ouvrage dont la vocation première est de démontrer que la religion et la mythologie des peuples de l’Antiquité avaient toutes deux une dimension qui était sabéenne.<br /> <br /> Pour le reste, je ne puis que m’incliner devant le savoir de Georges Dumézil, ce savoir qui fit de lui, non seulement l’un des plus grands intellectuels de son temps, mais de tous les temps.<br /> <br /> Claude Gétaz
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