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17 juillet 2008 4 17 /07 /juillet /2008 14:34

       Qu'est-ce une frontière? Nous sommes si familiarisé avec ces cartes géographiques aux couleurs différentes délimitant les Etats que nous pourrions les croire frontières naturelles et éternelles.
  L'un des résultats de l'étude de Michel FOUCHER (L'invention des frontières) est "que "la" frontière n'a été conçue que comme une invention moderne, corollaire obligé de l'Etat, entité abstraite, et que les conceptions et pratiques anciennes sont restées dans l'ombre. Les avancées des recherches historiennes (notamment en épigraphie), géographiques, mais aussi archéologiques, anthropologiques et ethnologiques, indiquent pourtant l'ancienneté, la diversité et surtout la grande complexité des représentations de l'espace social et politique. Une démarche inspirée d'une "archéologie du savoir" n'est donc pas inutile pour apporter des éléments de réponse à la question initiale".
      
     Les frontières sont donc une invention récente, permise par le développement de la géographie et notamment de la cartographie. "C'est d'ailleurs ce qu'indique l'étymologie puisque la frontière dérive de "frontier, ère", forme adjective du substantif "front", qui signifie très précisément "lieu par où l'ennemi survient". (...) Si les guerres n'aboutissaient pas à des tracés, dessinaient-elles des marches, des "zones intermédiaires"? (entre territoires). Le schéma classique de la formation des frontières linéaires veut que la ligne soit finalement un "stade" ultérieur dans l'évolution d'un espace qui ne serait d'abord qu'une marche, aire frontalière dotée d'une certaine profondeur, jugée suffisante pour assurer des fonctions militaires. Un tel schéma ne prend en compte qu'un seul niveau d'analyse, l'espace zonal et l'espace linéaire étant supposés de même grandeur.

  Si l'on se préoccupe des dimensions "géomilitaires" des processus frontaliers, il convient de faire une distinction entre l'ordre stratégique  - celui du dispositif global, analysable sur des cartes à petite échelle -, et l'ordre tactique - étudiable à plus grande échelle. Ce qui conduit à distinguer entre la ligne, abstraction étirée sur plusieurs dizaines ou centaines de kilomètres et les positions "frontières" (mot pris comme adjectif). La ligne relève d'un ordre de grandeur supérieur aux positions frontières, car, d'un point de vue militaire, seuls comptent les points de passage, entrées et sorties (vallées, cols, couloirs de plaine), souvent fortifiées de places frontières. Celles-ci étaient bâties selon une logique de prévisibilité géomilitaire. Par conséquent, si les guerres ont été des facteurs essentiels dans la création des frontières, elles n'impliquaient pas forcément la mise en place de lignes continues, mais elles supposaient un dispositif plus précis que la simple marche séparante plus ou moins déserte" (Michel FOUCHER).

       Le premier témoignage écrit des relations internationales dont nous avons gardé la trace concerne un règlement des frontières. Dans sa réflexion "aux sources de la guerre", Alain JOXE signale que "les limites de l'appartenance à l'Etat sont toujours constituées originellement par des affirmations unilatérales de cet Etat, même si elles sont l'objet d'un accord bilatéral, par une double déclaration unilatérale de deux Etats. La frontière résulte de l'application de la force sur certains points, marquant le terrain ("frontier" au sens américain), ou sur la construction d'une limite géographique de l'Etat comme localisation de femmes enfantant des citoyens, ou la définition de l'appartenance à l'Etat par les limites des parentèles ; toutes ces limites sont non seulement unilatérales mais poreuses, car constituées par le contact avec un organigramme d'un autre type que celui de l'Etat.
Même quand l'Etat a les frontières que lui ont données sa conquête, la conquête, comme résultat ou comme programme de conglomération, s'étend jusqu'au niveau des familles et des individus."
Alain JOXE veut nous faire visualiser autre chose que ces cartes colorées, par la forme de l'Etat, celle d'un Empire, par essence hétérogène. "Il est constitué d'un noyau et d'une couronne de peuples frontaliers au statut fluctuant : semi-citoyens, alliés barbares, amis formant rempart, colons-citoyens résidant au-dehors, barbares à conquérir formant cependant barrage contre les barbares plus lointains." Avant l'Etat-nation homogène que nous connaissons, avec ses frontières-lignes remplies de douaniers, le type d'organisation réelle est l'Empire, comme "espace de gestion des conflits entre classes, castes, nations ou individus" par "des unités combattantes, des sociétés fermées destinées à jointurer des fermetures, dans (un) champ poreux et fractionné".

       Dans "Le rempart social", Alain JOXE toujours, avait déjà indiqué qu'"avant d'arriver à définir l'Etat-frontière, il faut décomposer le concept de frontière : il possède deux significations courantes. La frontière est une limite conventionnelle fixe ; la Frontière, au sens américain et espagnol, c'est un lieu mouvant d'affrontement entre bandes militaires de deux formations sociales antagoniques par leur façon de produire et dont l'un grignote constamment l'autre. Un front pionnier, armé, offensif. Ces deux sens différents renvoient à un ensemble de pratiques qui font passer de l'un à l'autre sens à propos du même lieu".
  Plus, ce passage de la Frontière à la frontière constitue le moment clé de l'institutionnalisation de l'Etat. L'armée s'avance toujours dans l'empire, faisant reculer la Frontière, constamment, selon le modèle de l'Empire romain, et s'isole de la société, formant une entité à elle seule,  tandis qu'en s'arrêtant, elle s'insère dans la société civile, comme la société civile se symbiose à l'armée, pour donner l'Etat-nation.

    Dans son "Géopolitique", Aymeric CHAPRADE montre dès l'introduction le rôle clé joué dans ce dynamisme de la frontière. Son souci est d'ailleurs de tester constamment la validité d'une analyse, à travers des espaces bien délimités, qui fait s'affronter constamment des Etats. Dans la réflexion sur les relations internationales, les Etats, par leurs frontières, figent en quelque sorte des rapports de forces et le droit international s'efforce de promouvoir partout des frontières sûres et reconnues.
Ces frontières étatiques fixent des forces qui ne sont pas seulement d'ordre militaire, mais aussi religieux, économique, linguistique... L'attention s'est plus focalisée sur la question des frontières "naturelles", par la tentation toujours renouvelée de fixer pour toujours les limites des Etats dans des espaces eux-mêmes limitées par des mers, des lacs, des montagnes...que sur le fait que des conflits de toutes sortes traversent, chamboulent ces limites... C'est d'ailleurs pour rendre effectif le monopole de la violence par les Etats, pour permettre une stabilité qui ne soit pas, comme dans les temps des Empires, balayées par des mouvements de populations "incontrôlées".

     C'est ce que dit bien Claude RAFFESTIN (Pour une géographie du pouvoir) : "La démarcation (la délimitation aussi mais avec des risques de contestation) permet l'exercice des fonctions légales, de contrôle et fiscale. La ligne frontière prend en effet différentes significations selon les fonctions dont on l'investit. La fonction légale délimite une aire à l'intérieur de laquelle prévaut un ensemble d'institutions juridiques et de normes qui règlent l'existence et les activités d'une société politique.
C'est sans doute la fonction la plus stable, la plus essentielle aussi. Elle n'a pas de connotation négative. En revanche, la fonction de contrôle a pour devoir de surveiller la circulation des hommes, des biens et de l'information d'une manière générale (...). La libéralisation des échanges a beaucoup diminué son importance. Les fonctions idéologiques et militaires de la frontière pourraient compléter cette énumération. La fonction idéologique est très marquée aujourd'hui et elle cache des conflits armés potentiels. Quant à la fonction militaire, elle est ambiguë car elle ne peut être assumée que dans un contexte stratégique conventionnel. Les armements sophistiqués l'ont vidée en grande partie de toute signification".

       L'enjeu de la frontière est donc essentiel dans l'établissement de relations pacifiques entre Etats. La reconnaissance de frontières sûres et reconnues est la condition de l'établissement de relations elles-mêmes stables et reconnues, protégées. Non seulement parce qu'elles permettent les échanges continus et sans danger,  la circulation contrôlée des populations, dont on s'assure qu'elles n'utilisent pas la violence, mais elle délimitent les différentes citoyennetés et stabilisent les perceptions d'identité des populations. La frontière est historiquement d'abord la coupure ami/ennemi, soi/autre, sa solidification, son enkystement.
   Dans un monde où l'information ne connaît plus de frontières, où la libre circulation des biens et des personnes fait partie du credo politique et économique, où la guerre n'est plus considérée comme l'activité la plus profitable, où la conscience des dangers climatiques  devient  universelle, la frontière redevient de plus en plus poreuse, incontrôlable, injustifiable. Il arrivera un moment où soit la notion de frontière va se déplacer, la limite va se déplacer,  où elle va disparaître... si les éléments qui l'ont vu naître disparaissent réellement. Car, à contrario, se dessinent d'autres évolutions qui refigent certaines frontières, ou s'en dessinent d'autres encore... Et l'un des facteurs de ces évolutions réside dans le monopole et la limitation de la violence des groupes sociaux qui a tendance à se diluer, par la reformation d'autres entités armées, qui pourraient remettre en cause une évolution multi-séculaire...
    En tout état de cause la frontière, son existence et sa fonction affirmée ou affaiblie, constitue l'indice le plus probant de la division ou de l'unité de l'humanité. Longtemps encore, elle demeurera mouvante, au gré de la transformation des ensembles étatiques qu'elle délimite dans l'espace.

      Alain JOXE, Le rempart social, Editions Galilée, collection l'espace critique, 1979 ; Voyage aux source de la guerre, Presses Universitaires de France, Pratiques théoriques, 1991.
 Michel FOUCHER, L'invention des frontières, Fondation pour les Etudes de Défense Nationale, 1986.
 Claude RAFFESTIN, Pour une géographie du pouvoir, Librairies Technique (LITEC), collection Géographie économique et sociale, 1980.
 Aymeric CHAUPRADE, Géopolitique, Constantes et changements dans l'histoire, Ellipses, 2003.

                                                                               STRATEGUS
 
Vérification le 25 juillet 2013, en vue de l'article suivant sur Frontière.
Vérification le 20 mars 2018 (quelques corrections de noms)
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