Au sens de Carl Von CLAUSEWITZ, dans l'oeuvre De la guerre, notamment dans ses deux premiers livres et au livre VIII tel qu'il est traditionnellement présenté, les actions réciproques constituent les lois fondamentales de la guerre. Usage illimité de la force, objectif de désarmement de l'ennemi, déploiement extrême des forces sont les éléments théoriques principaux de la guerre. Ensuite, dans la réalité, des modifications interviennent, car la guerre n'est jamais un acte isolé, ne constitue pas en une décicion unique ou en plusieurs décisions simultanées et n'entraine pas une décision complète par elle-même, car les acteurs en conflit armé sont obligés de tenir compte de la situation politique. En fin de compte, les probabilités de la vie réelle prennent la place de l'extrême et de l'absolu du concept et l'objectif politique, même s'il est oublié un certain temps par les acteurs notamment militaires au combat, reste le moteur de l'action de guerre.
Les trois actions réciproques, objet de médiation pour les stratéges et les stratégistes, découlent directement de l'expérience des guerres napoléoniennes. Il importe de toujours les rappeler sous peine de certains confusions. il s'agit là de la guerre, comprise au sens occidental, et même européen du terme, un sens qui n'est ni compris complètement ni accepté par toutes les parties en guerre en Occident même et a fortuori pour la tradition stratégique ou guerrière des nombreuses autres civilisations qui ont connu ou qui connaissent la guerre.
La première action réciproque est décrite par CLAUSEWITZ de la manière suivante : "La guerre est un acte de violence et il n'y a pas de limite à la manifestation de cette violence. Chacun des adversaires fait la loi de l'autre, d'où résulte une action réciproque qui, en tant que concept, doit aller aux extrêmes."
La deuxième action réciproque est que le désarmement ou la défaite de l'ennemi doit toujours être le but de l'action militaire. "Or, la guerre n'est pas l'action d'une force vive sur une masse morte, mais, comme la non-résistance absolue serait la négation de la guerre, elle est toujours la collision de deux forces vives, et ce que nous avons dit du but suprême des actes de guerre s'applique implicitement aux deux parties. ici encore l'action est réciproque. Tant que je n'ai pas abattu l'adversaire je peux craindre qu'il m'abatte. je ne suis pas mon propre maitre, car il me dicte sa loi comme je lui dicte la mienne."
La troisième loi réciproque est que "si l'on veut battre l'adversaire, il faut proportionner l'effort à sa force de résistance. Celle-ci est le produit de deux facteurs inséparables : l'étendue des moyens dont il dispose, et la force de sa volonté. On peut estimer l'ampleur des moyens dont il dispose, car ceux-ci reposent (quoique non entièrement) sur des chiffres ; mais il n'en est pas de même pour la force de sa volonté qui, elle, ne peut se mesurer qu'approximativement d'après la force du motif qui l'inspire. A supposer que notre évaluation du pouvoir de résistance ennemi soit à peu près vraisemblable, nous pourrons alors y adapter nos efforts à proportion, les augmenter de façon à nous assurer la prépondérance, ou, si nous n'en avons pas les moyens, faire de notre mieux. Mais l'adversaire fait la même chose ; d'où une nouvelle compétition qui, en théori pure, implique une fois de plus une poussée aux extrémités."
"Dans le domaine abstrait du pur concept, explique ensuite le théoricien prussien, la réflexion n'a donc pas de repos avant d'avoir atteint son extrême, car c'est avec un extrême qu'elle se trouve aux prises - le conflit de forces livrées à elles-mêmes, et n'obéissant qu'à leurs propres lois. Si nous voulons déduire du pur concept théorique de la guerre un but absolu préconçu, ainsi que les moyens d'y parvenir, ces actions réciproques continuelles nous conduiraient à des extrêmes qui ne seraient qu'un jeu de pure imagination, produit d'un engrenage à peine visible d'arguties logiques. Si, nous en tenant étroitement à l'absolu, nous voulions éluder toutes les difficultés par une simple affirmation, en soutenant d'une point de vue strictement logique qu'il faut toujours être prêt à tout et affronter cet extrême dans un paroxysme d'effort, notre affirmation resterait lettre morte, sans application au monde réel.
En admette ainsi que cet extrême de l'effort soit un absolu, facile à découvrir, il n'en faudrait pas moins reconnaître que l'esprit humain se soumettrait difficilement à de telles fantaisies logiques. En bien des cas le résultat serait une vaine dépense de force que l'art du gouvernement devrait compenser par d'autres principes. Cela nécessiterait un effort de volonté disproportionné à l'objet visé, et impossible à faire naitre. Car la volonté de l'homme ne puise jamais ses forces dans des subtitlités logiques.
Mais tout prend une forme différente si l'on passe de l'abstraction à la réalité. Dans l'abstraction tout devrait être considéré avec optimisme, et il fallait concevoir que chacun des deux camps ne tendait pas seulement vers la perfection, mais aussi y atteignait. Pourra-t-il jamais en être ainsi dans la réalité?" Dès le début de De la guerre, CLAUSEWITZ entend ne pas se cantonner aux principes abstraits mais aussi faire voir ce qui sépare certaines reconstitions un peu schématiques de guerre et la réalité sur le terrain, qu'elle que soit sa dimension, du niveau stratégique au niveau tactique. Il s'agit de rompre historiquement, également, avec des représentations de la guerre du XVIIe siècle, qui faisaient se confronter de manière propre et quasion schématique et mathématique deux forces armées bien distinguables, bien disciplinées, obéissantes chacun à un chef bien défini, à la volonté constante, et proprement "infatigable". Et se tirant dessus très poliment les uns après les guerres, avant de se charger simultanément dans une boucherie finale.
"Pourra-t-il jamais en être ainsi (de la guerre exprimée uniquement selon les trois actions réciproques fondamentales) dans la réalité? Ce serait le cas si :
- la guerre était un acte tout à fait isolé, surgi brusquement et sans connexion avec la vie antérieure de l'Etat ;
- si elle consistait en une décision unique ou en plusieurs décisions simultanées ;
- si elle entrainait une décision complète par elle-même, et si l'on n'avait pas tenu compte de la situation politique qui doit en résulter et réagir sur elle."
Sur ce dernier point, il s'agit d'une illusion communément partagée dans beaucoup de guerres, par les soldats de troupes et les sous-officiers, de croire qu'il n'ya que la préparation du combat armé, le combat armé proprement dit, et sa conclusion logique, avec un gagnant et un perdant qui ferait le bilan en termes strictement militaire, oubliant ou ignorant en cela les circonstances précisément qui les ont amenés à combattre... C'est la grande légende du poignard de le dos ressentis par des combattants, qui, croyant avec gagné la guerre, ne comprennent pas (à l'issue de la Grande Guerre comme à celle de la guerre (américaine) du vietNam), les tenants et aboutissants de leurs propres activités...
CLAUSEWITZ rappelle "qu'aucn des deux antagonistes n'est pour l'autre une personne abstraire, même en ce qui concerne ce facteur de résistance qui ne dépend pas des choses extérieures, à savoir la volonté." Chacun des antagonistes a une idée de ce que veut l'autre, s'il ne s'en tient pas à des aspects théoriques. Chacun peut calculer ce que calcule l'autre, mais "cependant, avec son organisation imparfaite, l'homme demeure toujours en deçà de la ligne du meilleur absolu, et comme ses déficiences agissent des deux côtés, elles deviennent un principe modérateur."
Sur le second point, malgré tous les préparatifs possibles des deux côtés, tous les moyens ne sont pas mis en oeuvre en même temps au même endroit. La nature même des forces "rend impossible leur mise en oeuvre simultanée. Les forces militaires, le territoire et sa population, et les alliés, tout cela rend impossible le grand choc qui permettrait d'aller jusqu'au paroxysme. Soit ces forces ne sont pas de même nature de part et d'autre, soit le territoire est formé de reliefs qui rend impossible la mobilisation simultanée des citadelles fixes et des armées mobiles. La guerre est faite de plusieurs coups, de plusieurs batailles dont l'enchainement vers une "grosse" bataille "apocalyptique" est rare dans l'histoire.
La guerre, enfin, n'est jamais quelque chose d'absolu dans son résultat : "la décision finale de toute une guerre ne doit pas toujours être considérée comme un absolu ; souvent l'Etat vaincu voit plutôt dans sa défaite un mal transitoire, auquel les circonstances politiques ultérieures pourront fournir un remède. il est évident que cela aussi atténue grandement la violence de la tension et l'intensité de l'effort."
En fin de compte, les probabilités de la vie réelle prennent la place de l'extrême et de l'absolu du concept. "Tout l'acte de guerre cesse ainsi d'être soumis aux strictes lois qui poussent les forces aux extrêmes. Si l'on ne recherche plus l'extrême, par plus qu'on ne s'y dérobe, la limite de l'effort à fournir est une question à déterminer par le jugement : cela ne peut se faire qu'au moyen de déductions, selon les lois du calacul des probabilités à partir de données fournies par des phénomènes du monde réel. (...) Chacune des deux partie tâchera de prévoir l'action de l'autre en tirant ses conclusions du caractère, des institutions, de la situation et des conditions où se trouve l'adversaire, et y accordera la sienne propre en se servant des lois du calcul des probabilités."
Ce qui détermine également en fin de compte le caractère de la guerre, c'est bien l'objectif politique. Si l'attention se concentre sur la guerre elle-même, sa nature profonde et ses lois réciproques, la loi fondamentale des extrêmes (désarmer et battre l'ennemi) est subordonnée à un objectif politique. C'est cet objectif politique, souvent, qui, des deux côtés, freinent la montée aux extrêmes. "Ainsi, l'objectif militaire, comme mobile initial de la guerre, fournira la mesure du but à atteindre par l'action militaire, autant que des efforts nécessaires. Il ne ne saurait être en lui-même une mesure en et pour soi, mais comme nous avons affaire à des réalités et non à de purs concepts, il sera une mesure relative aux deux Etats opposés. Un seul et même objectif politique peut produire dans des nations différentes, et dans une même nation, des réactions différentes à des époques différentes. C'est pourquoi l'objectif politique ne peut servir de mesure que si l'on tient compte de son influence sur les masses qu'il intéresse ; c'est donc la nature de ces masses dont il faut tenir compte. On comprendra sans peine que le résultat sera tout à fait différent selon que ces masses représentent des facteurs de renforcement ou d'affaiblissement de l'action. Il peut exister entre deux peuples et Etats une telle tension et une telle somme d'éléments hostiles qu'un motif de guerre tout à fait minime en lui-même peut produire un effet disproportionné, une véritable explosion. Cela vaut aussi bien pour les efforts que l'objectif politique fera naitre dans les deux Etats que pour le but qu'il assigne à l'action militaire. tantôt il peut devenir lui-même ce but, par exemple lorsqu'il s'agit de la conquête d'une certaine province ; tantôt l'objectif politique n'est pas de nature à constituer le but de l'action militaire ; il faut alors en choisir un qui puisse servir d'équivalent, et en tenir lieu au moment de la conclusion de la paix. Mais là aussi on présuppose qu'il est dument tenu compte des particularités des Etats agissants. Certaines circonstances exigent que l'équivalent soit bien plus considérable que l'objectif politique, si celui-ci doit être atteint au moyen de celui-là. Plus les masses seront indifférentes, et moins seront fortes les tensions qui, en d'autres domaines, existent aussi dans les deux Etats et dans leurs relations, plus l'objectif sera un facteur dominant en tant que mesure, et décisif par lui-même. En certains cas il est presque à lui seul le facteur décisif.
Or, si le but de l'acte de guerre est un équivalent de l'objectif politique, cet acte s'amenuisera généralement à mesure que diminue l'objectif politique ; plus cet objectif sera prédominant, plus il en sera ainsi. Cela explique pourquoin, sans qu'il y ait contradiction, il peut y avoir des guerres de toutes importances et de tous les degrés d'acuité, depuis la guerre d'extermination jusqu'à une simple observation armée."
Avant même de conclure sur la théorie de la guerre, le théoricien considère de manière bien plus complexe la relation entre l'objectif politique et l'objectif militaire que l'on a pu le croire en lisant certains commentaires. Si le politique domine le militaire en fin de compte, l'un et l'autre s'influencent profondément au cours de la guerre. Si l'objectif politique finit par déterminer l'aspect de la guerre, l'objectif militaire enmène parfois les Etats bien plus loin qu'ils ne l'auraient désirés, car la guerre a ses lois propres. Plus loin, CLAUSEWITZ analyse également le fait que la suspension ou l'arrêt de la guerre dépend en fin de compte de l'objectif politique. D'une certaine manière l'objectif politique entoure la guerre, au début et à la fin des combats, en en subissant des influences plus ou moins fortes.
Un grand commentateur comme Raymond ARON, en faisant le retour aux textes que peu d'autres font réellement, met en avant le fait que le stratégiste prussien reconnait que l'opposition claire entre les deux pôles politique et militaire se brouille souvent dans la réalité.
Car Von CLAUSEWITZ, De la guerre, Les Editions de Minuit , 1955.
STRATEGUS