L'anarchisme, bien au-delà d'un sens péjoratif alimenté en partie par ses adversaires et au-delà également d'un sens commun, est un ensemble de courants philosophiques développés surtout depuis le XIXe siècle, avec cependant de nombreux autres courants précurseurs, ensemble également de théories et de pratiques anti-autoritaires.
Etymologiquement, l'anarchie, issu du grac anarkia, est une philosophie prônant d'absence d'autorité, mais peut aussi être expliquée comme l'absence de tout principe premier et transcendantal, de toute cause supérieure et unique (Dieu, Nature, Loi, Nation, Peuple, Société, et même Individu). Terme utilisé souvent pour signifier un désordre, un chaos, et parfois même une guerre civile, le mot anarchie se confond dans beaucoup d'esprit avec l'anomie. Or, les courants qui se réclament de l'anarchie ne prônent pas l'absence d'ordre, de règles et de structures organisées, mais un ordre librement consenti, organisé et multiple, sans autorité hiérarchique. Tous les penseurs ont en commun un refus de l'autorité, mais avec des variations parfois très grandes. Les anarchistes couplent souvent cette appellation, avec des termes qui précisent beaucoup plus leurs intentions et leurs convictions : anarchie révolutionnaire, anarcho-syndicalisme, anarchie contre révolutionnaire, libertaire-anarchisme. Il existe un anarchisme de droite et une anarchisme de gauche.
Anarchisme et monde ouvrier
Pascal ORY décrit l'émergence et le développement de l'anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire, qui influe sur l'évolution du monde ouvrier, sur la vie intellectuelle, dans le demi-siècle en Occident qui s'étend de la naissance de la Ier Internationale (1864) à l'échec de la deuxième (1914).
"La doctrine anarchiste naît d'un même mouvement d'approfondissement intellectuel et d'expérimentation pratique. Au sein de l'Association internationale des travailleurs (AIT), le débat entre disciples de Proudhon et partisans de Marx conduit les premiers à préciser et à radicaliser leur critique de l'État et, plus largement, des institutions établies de la société bourgeoise. D'autre part l'épisode de la Commune de Paris, au printemps 1871, où les diverses sensibilités proudhoniennes sont majoritaires sans être au clair sur leurs intentions, son écrasement et l'installation accélérée des États "modernes" que prétendent être là l'Empire allemand, ici la République française, obligent les anti-autoritaires radicaux à trouver une solution à cette quadrature du cercle : l'organisation, théorique, des in-organisateurs."
Des courants ou prémisses de courant à partir de la Révolution française de 1789
Henri ARVON décrit les origines de l'anarchisme, ses fondements historiques, et le débat dominant entre socialistes et anarchistes. Il fait remonter ces origines, dans leur forme moderne, à la Révolution française de 1789, ou se séparent, de manière sanglantes souvent, révolutionnaires et contre-révolutionnaires.
"Il y a d'une part les contre-révolutionnaires, tels que Burke (Reflections ont the revolution in France, 1790) et Joseph de Maistre (Soirées de Staint-Péresbourg ou Le Gouvernement temporel de la Providence, 1821) qui entendent défendre l'ordre irrationnel instauré par la Providence contre les empiètements impies d'un intellectualisme absolu, en rejetant avec violence la formation abstraite et rationnelle de l'État moderne. Conscients du fossé qui s'est creusé entre l'État, bien commun de tous, et a société dont les biens sont répartis selon les lois de l'héritage, ils voudraient que la Société, dans la mesure où elle découle d'un développement organique et traditionnel, se reflétât à nouveau dans la constitution de l'État.
Il y a d'autre part ceux que nous voudrions appeler les "super-révolutionnaires". Logiciens impitoyables, ils reprochent aux doctrinaires de la Révolution française de n'être pas allés au bout de leur pensée, en n'appliquant les exigences humanitaires et égalitaires de la raison humaine qu'à la seule édification de l'État. A l'encontre des traditionalistes qui affirment la prédominance de la vie sociale hiérarchisée, ils exigent que les principes reconnus et appliqués dans le domaine politique gouvernent également la Société, que la liberté politique se traduise par l'égalité sociale, sans laquelle elle n'est que dérision, bref que la Société soit modelée à l'image de l'État.
C'est ce dernier courant d'idées, souvent invisible et souterrain, mais puissant et continu qui alimente la volonté révolutionnaire du XIXe siècle. Sa première manifestation est sans doute la Conspiration des Égaux dirigée pas Babeuf. (...). (Elle) exprime une position antilibérale, à savoir la conviction que le citoyen ne jouit pas de la liberté véritable dans une société qui ne garantit pas sa vie matérielle. Elle se retrouve chez tous ceux qu'on range parmi les précurseurs du socialisme. Victor Considérant développe cette idée dans Le Socialisme devant le vieux monde, Louis Blanc dans l'Organisation du Travail. Moïse Hess, précurseur immédiat de Karl Marx, reste fidèle à ce thème traditionnel des pré-socialistes quand il écrit à propos de la Révolution : "Les tyrans ont changé, mais la tyrannie est restée". Mais l'écrit le plus topique, en cet ordre d'idées, nous est offert par la question Juive de Karl Marx qui, après avoir formé un faisceau lumineux de toutes les critiques antérieures de la Révolution, le resserre sur le fond même du problème.(...)".
Trois formes d'anarchisme
François RICHARD indique que l'anarchisme prend une triple forme : "On peut répertorier (...) trois tendance dominantes : d'abord un anarchisme brut - dont le géniteur est incontestablement Max STIRNER - qui est un rejet global de ce que le philosophe allemand appelle l'"anthropocratie", c'est-à-dire les données humanistes traditionnellement admises, et qui met en valeur un individualisme exclusif (...) ; ensuite un anarchisme de gauche issu de la philosophie des "Lumières" qui vise à l'émancipation des peuples et à l'exercice du pouvoir politique par tous, au prix d'actions violentes et radicales, représenté hier par Proudhon, Bakounine et Kropotkine et aujourd'hui par des groupes d'intellectuels minoritaires ; enfin un anarchisme de droite, ou aristocratisme libertaire (...), qui constitue une remise en question radicale des principes de 1789 et des nouvelles données sociopolitiques du monde occidental, non pas dans une perspective contre-révolutionnaire - les critiques des anarchistes de droite contre l'Ancien Régime sont virulentes - mais au nom d'une révolte individuelle contre tous les pouvoirs institués, d'"une protestation véhémente et superbe de la Liberté et de la Beauté contre la Laideur et la Servitude", selon les termes de Georges Darien, et pour l'édification d'une "morale sévère, (d') un ordre, (d')un culte de tous les instants", pour reprendre les propos de Roger Nimier."
L'anarchisme de droite, cette tentative de synthèse entre un anarchisme foncier, coulé dans l'alchimie littéraire, et des exigences intellectuelles, morales et politiques intransigeantes, est souvent jugée paradoxale, sinon suspecte (...). Si cet anarchisme plonge également ses racines dans une mouvance libertine et/ou baroque assez ancienne, il s'agit surtout d'un mouvement littéraire persistant. Les libertins du XVIIIe siècle n'ont pas de véritable postérité après l'effondrement de l'Ancien Régime, et le flou culturel persiste dans cette mouvance radicale.
Anti-autoritaires et anti-dogmatisme...
Daniel GUÉRIN introduit sa présentation de l'anarchisme en mettant en avant ses valeurs, malgré d'importantes variations.
"Le refus de l'autorité, l'accent mis sur la priorité du jugement individuel, incitent particulièrement les libertaires à "faire profession d'anti-dogmatisme". "Ne nous faisons pas les chefs d'une nouvelle religion, écrivait Proudhon à Marx ; cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison". Aussi les vues des libertaires sont-elles plus diverses, plus fluides, plus malaisées à appréhender que celles des socialistes "autoritaires", dont les églises rivales essaient, au moins, d'imposer à leurs zélateurs des canons. (...) En fait, malgré la variété et la richesse de la pensée anarchiste, malgré ses contradictions, malgré ses disputes doctrinales, nous avons affaire à un ensemble de conceptions assez homogènes. Sans doute, existe-t-il, au moins à première vue, des divergences importantes entre l'individualisme anarchiste de Stirner (1806-1856) et l'anarchisme sociétaire. Mais, si l'on va au fond de choses, les partisans de la liberté totale et ceux de l'organisation sociale sont moins éloignés les uns des autres qu'ils se l'imaginent, et qu'on le peut croire à première vue. L'anarchisme sociétaire est aussi un individualisme. L'anarchiste individualiste pourrait être un sociétaire qui n'ose pas dire son nom.
La relative unité de l'anarchisme sociétaire provient du fait qu'il a été élaboré, à peu près à la même époque, par deux maîtres, dont l'un a été le disciple et le continuateur de l'autre : à savoir le Français Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) et l'exilé russe Michel Bakounine (1814-1876). Bakounine a défini l'anarchisme : "Le proudhonisme largement développé et poussé jusqu'à ses extrêmes conséquences". Cet anarchisme se déclare collectiviste. Mais ses épigones rejettent l'épithète et se proclament communistes ("communistes libertaires" s'entend). L'un d'entre eux, Pierre Kropotkine (1842-1921), un autre exilé russe, infléchit la doctrine vers un utopisme et un optimisme dont le "scientisme" dissimule mal les faiblesses. Quant à l'italien Errico Malatesta (1853-1932), il l'oriente vers un activisme littéraire parfois puéril, tout en l'enrichissant de polémiques intransigeantes, et souvent lucides. Plus tard, l'expérience de la Révolution russe a produit un des ouvrages les plus remarquables de l'anarchisme, celui de Voline (La révolution inconnue 1917-1921, 1947) (1882-1945)."
Ordre et désordre social
Pierre BOURETZ, sur les fondements même de l'anarchisme, estime que la question réside dans les conceptions de l'ordre et du désordre social. Il reprend le paradoxe de PROUDHON : "Le plus haut degré d'ordre dans la société s'exprime par le plus haut degré de liberté individuelle, en un mot par l'anarchie". Cette formule "résume le mieux l'intention de l'anarchisme et son destin, sa vérité souvent masquée par ses contempteurs et l'horizon sur lequel il faudrait le situer au terme d'une critique de sa critique de la raison économique et politique moderne. Que la forme la plus intense de la liberté s'associe à la négation absolue du pouvoir, voilà ce qui ne saurait surprendre, puisqu'il est question d'exposer les motifs d'une doctrine qui renvoie dos à dos libéralisme et socialisme, pour dégager l'espace d'une protestation radicale de l'individu. (...) Mais que cette association débouche sur la découverte du principe le plus sûr de l'ordre social devrait étonner davantage. Solliciter vis-à-vis du père des anarchistes cette même inquiétude méticuleusement argumentée que (Proudhon) exerçait contre Rousseau ou Hobbes. Inciter à une réinterrogation du sens de la passion déçue qu'entretient Marx avec lui. Inviter enfin à considérer de près la logique que déploient ses lointains héritiers libertariens, lorsqu'ils renouent avec Nozick par exemple les figures apparemment étrangères les unes aux autres de l'État, de l'anarchie et de l'utopie."
Daniel GUÉRIN, L'anarchisme, Gallimard, nrf, collection Idées, 1965. Henri ARVON, L'anarchisme, PUF, collection Que sais-je?, 1971. François RICHARD, Les anarchistes de droite, PUF, collection Que sais-je?, 1991. Pascal ORY, Anarchisme et syndicalisme révolutionnaire, dans Nouvelle Histoire des Idées Politiques, Hachette, 1987. Pierre BOURETZ, article Anarchisme, dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005.
PHILIUS
Complété le 11 juin 2013. Relu le 19 mai 2021