La politique de développement séparé adoptée par le gouvernement blanc de l'Afrique du Sud, suite assez directe de l'entreprise coloniale, suscite une opposition nationale et internationale de grande ampleur qui aboutit à son abolition et à l'instauration d'un régime démocratique (au sens classique du terme, en terme de droit électoral). Les moyens utilisés par les opposants intérieurs ont été alternativement dans le temps et dans l'espace violents et non-violents. La principale organisation elle-même a adopté des formes de luttes très diverses avant, dans la phase définitive où la pression internationale a porté ses fruits, de mettre en avant le caractère non-violent de sa lutte. Si l'aspect non-violent de la grande majorité des moyens employés doit être souligné (et cela est couronné par une politique de réconciliation nationale à la fin), on ne peut en aucun cas, et c'est vrai même dans les circonstances et les territoires des luttes à caractère majoritairement et massivement non-violent, assimiler toute la lutte contre l'apartheid à une lutte non-violente. Ceci dit, et particulièrement à cause de l'échec d'une lutte armée interne (répression massive, qui perdure d'ailleurs tout le long de la lutte), c'est bien le caractère non-violent de la stratégie adoptée par la principale organisation, l'ANC, qui emporte la décision du rapport de forces, autant sur le plan intérieur que sur le plan international. C'est la capacité à mobiliser massivement des populations locales de manière non-violente, conjointement à une action diplomatique et culturelle internationale, qui permet en fin de compte le triomphe de la cause des Noirs.
De manière générale, c'est aussi l'exemple d'usage des tactiques et stratégies non-violentes contre un régime oppressif.
L'apartheid (mot afrikaans partiellement dérivé du français signifiant "séparation, mise à part") est une politique dite de "développement séparé", mise en oeuvre selon des critères raciaux ou ethniques dans des zones géographiques déterminées. Conceptualisé et mis en place à partir de 1948 en Afrique du Sud, ce "développement séparé" concerne non seulement les Blancs et les Noirs, mais également des groupes ethniques, notamment dans des provinces et les bantoustans dans les années 1981-1994. Il se veut l'aboutissement institutionnel d'une politique et d'une pratique jusque-là empirique de ségrégation raciale, élaborée en Afrique du Sud depuis la fondation par la compagnie néerlandaise des Indes orientales de la colonie du Cap en 1652. Lorsque la Grande Bretagne remplace les Pays-Bas dans la domination et l'exploitation de cette vaste région, les responsables de la métropole, au nom du respect de la culture des autochtones, n'interviennent pas dans ce système social. Avec l'apartheid, le rattachement territorial, puis la nationalité et le statut social dépendent du statut racial de l'individu : Blanc, Noir, Indien, Coloured (métis)... Résultats de l'anxiété historique des colons Afrikaners obsédés par leur peur d'être engloutis par la masse des peuples noirs, des lois rigides sont appliquées à partir de 1950 afin de séparer, sur une même aire géographique, une société sur-développée, intégrée dans l'ensemble mondial occidental et une société de subsistance.
Dès les années 1910, des organisations (notamment l'ANC en 1912) se créent pour lutter contre l'apartheid, et restent celles qui le combattront jusqu'au bout. L'exemple de GANDHI qui organise avec succès de 1893 à 1914 la résistance indienne par l'action non-violente est suivi par l'ANC pendant 50 ans. Les actions les plus significatives ont lieu sous l'autorité du chef Albert LUTHULI. Notamment à partir de 1949, un programme d'action prévoit une campagne de masse préconisant l'emploi du boycott, de la résistance passive et de la grève. Ainsi, en 1956, vingt mille femmes marchent victorieusement sur les bureaux du gouvernement à Pretoria pour protester contre l'extension aux femmes du passeport intérieur obligatoire. C'est cette question du passeport, qui vaut à la fois pour la circulation et pour l'emploi, qui focalise de nombreuses luttes. Il est essentiel pour le pouvoir, afin de mener sa politique de développement séparé de façon efficace, d'identifier et de contrôler les déplacements, et tout un système de contrôle administratif et policier est mis en place dans tout le pays.
Un tournant de la lutte anti-apartheid est pris en 1955, quand l'ANC convoque un congrès des peuples à Kliptown pour adopter (3 000 délégués des congrès africains, métis, indiens et démocrates blancs) une charte des Libertés, qui lie dans le même combat des ethnies qui avaient tendance à lutter séparément contre l'apartheid. Avec à sa tête des leaders comme Nelson MANDELA, l'ANC mène le combat dans un cycle de répression et de non-collaboration, avec une période d'abandon de la non-violence dans les années 1960 où des sabotages sont organisés. A partir de 1968 nait le mouvement de la "conscience noire" conduit par une nouvelle génération de leaders, dont Steve BIKO. Ce dernier, proposant une véritable révolution culturelle, reprend les actions non-violentes qui n'aboutissent qu'après de longues années, en 1990, à l'abolition de l'apartheid. Pendant toute cette longue période, le pouvoir blanc tente de jouer la carte de la division et avive les rivalités entre Noirs, jusqu'à affiner sa politique de développement séparé, suivant les "mérites" d'une ethnie ou d'une autre. La jonction d'une activité internationale de boycott économie et d'une série presque discontinue malgré la répression de grèves et de blocages administratifs a raison des résistances du pouvoir blanc qui ne peut compter que sur de moins en moins de soutiens nationaux ou internationaux.
Dans la montée des luttes internationales contre l'apartheid, plusieurs étapes sont franchies les unes après les autres, de la notion juridique internationale de crime pour apartheid définie par le résolution de l'Assemblée Générale de l'ONU du 30 novembre 1973 (3068 XXVIII), catégorie juridique reconnue par le statut de Rome de 2002 instituant une cour pénale internationale, à la dénonciation dans l'opinion publique internationale des actes ou de projets criminels du gouvernement sud-africain, puis aux campagnes de boycott (contre les oranges Outspan par exemple) où sont mises à contribution de puissantes organisations de consommateurs américains et européens.
Le conflit en Afrique du Sud autour du système de l'apartheid n'est pas pour autant un conflit où tous les acteurs se trouvent d'un côté ou de l'autre de barricades (pro ou anti) dont les frontières du reste évoluent avec le temps. Loin de constituer une rupture franche, l'abolition de l'apartheid en 1991 résulte d'un abandon progressif et de plus en plus important de ce système. C'est au tournant de la décennie 1980 et sous l'impulsion de P W BOTHA que s'est amorcée très progressivement la période de l'après-apartheid. C'est progressivement, et les stratèges de la non-violente disent toujours que ces pratiques de lutte ne gagnent souvent que sur le long terme. Il s'agit pas seulement d'un combat institutionnel, mais également culturel, où tant dans les classes blanches que dans les classes noires, de nombreux agrégats idéologiques demeurent difficiles à "éradiquer" pour faire place à une vie démocratique. Progressivement, dans une sorte de va-et-vient entre entreprises politiques, voire politiciennes et pressions sociétales et économiques à l'intérieur comme à l'extérieur du pays, des pans entiers de l'apartheid sont abandonnés : mariages mixtes et immoralité ; contacts sociaux et pretty apartheid ; régime des laissez-passer ou pass-books remplacé par la classique carte d'identité ; suppression du Job Reservation dans le domaine de l'emploi et du travail à la suite des rapports de commissions parlementaires, ouverture au syndicalisme multiracial... Dès 1983-1984, une nouvelle constitution est adoptée, qui réinsère dans le circuit politique national les communautés métisse et asiatique qui en avaient été définitivement exclues dans les années 1959-1960. Même si la majorité noire (bantoue) n'est pas concerné par ce changement constitutionnel, les réformes en cours suscitent des réactions qui sont la preuve la plus tangible de leur importance. Tandis que les adversaires de l'apartheid minimisent la portée de ces entorses à l'apartheid, les Afrikaners les plus endurcis accusent le gouvernement d'en faire trop pour les Noirs. Une rupture s'effectue d'ailleurs dans le grand parti blanc (Parti national), prélude à une fragmentation de l'opposition à l'évolution vers l'abandon de l'apartheid.
Les péripéties diverses après 1990 du démantèlement de l'apartheid montrent qu'au stade institutionnel doit faire pendant un stade culturel pour aboutir à une complète égalité de droits, qui n'est pas encore, à l'heure actuelle, une égalité, même partielle, de conditions de vie... Toute une politique de rééquilibrage en profondeur est mise en place, en faveur des populations noires (loi sur l'équité de l'emploi de 1998 par exemple), notamment sur le plan économique. Un vaste programme de logement pour les déshérités est lancé, de même qu'une politique de redistribution des terres. L refondation des institutions, indispensable pour la délivrance partout et pour tous d'un service public de qualité (à commencer par un service de santé et d'éducation...) réussit peu à peu à intégrer dans une nouvelle culture démocratique des fonctionnaires et des administrations ou organisations provenant d'horizons différents.
Restent à tenter de démanteler l'apartheid dans les esprits des Sud-Africains. La Commission Vérité et Réconciliation, présidée par Desmond TUTU, est chargée, de 1996 à 1998, d'exhumer les horreurs du passé pour canaliser les peurs, les frustrations et les émotions accumulées pendant des décennies. Mais cela ne suffit pas à effacer des réflexes de méfiance et une méconnaissance globale des communautés entre elles que la persistance d'habitats séparés et de niveaux de vie différents ne semblent pas remettre en cause dans l'immédiat. Le pays est toujours constituée de deux nations, l'une blanche et riche, l'autre noire et pauvre. L'apartheid légal est mort, mais il s'est en partie mué en une ségrégation économique à forte connotation raciale.
Le Mouvement Anti-Apartheid, initialement connu comme le Mouvement de Boycott, est d'abord une organisation britannique qui a été au centre du mouvement international s'opposant à l'Afrique du Sud. Organisation de boycott de consommateurs fondé à Londres en 1959, le MAA marque sa première grande victoire lorsque l'Afrique du Sud est contrainte de quitter le Communwealth en 1961. Suspension de l'Afrique du Sud au Jeux Olympiques de Tokyo en 1964, Expulsion du mouvement olympique en 1970, Campagne de sanctions économiques menée dès 1964, en direction des gouvernements comme des populations... Une grande réussite du mouvement britannique est de faire de ces sanctions économiques un enjeu électorale. Mais devant l'échec de persuader les pays occidentaux à mettre en oeuvre des sanctions économiques, le MAA déplace en 1966 la stratégie vers les Nations Unies, où l'Assemblée Générale devient le forum d'un mouvement international contre l'Apartheid. L'isolement diplomatique est réussi, mais l'isolement économique ne se fait que partiellement. Il ne constitue de toute façon qu'un appui au mouvement intérieur contre le système de "développement séparé", et constitue surtout une pression culturelle permanente particulièrement efficace.
Vincent ROUSSEL, La lutte contre l'apartheid en Afrique du Sud, dans Alternatives non violentes, n°119-120, Les luttes non-violentes au XXe siècle, Été-Automne 2001. Charles CADOUX et Benoit DUPIN, Apartheid, dans Encyclopedia Universalis, 2014.
On lira avec profit les ouvrages suivants : Albert LUTHULI, Liberté de mon peuple, Buchet-Castel, 1963 ; Philippe SALAZAR, Afrique du Sud : la révolution fraternelle, Hermann, 1998 ; Desmond TUTU, Il n'y a pas d'avenir sans pardon, Albin Michel, 2000 ; Sous la direction de D. DARBON, Afrique du Sud : les enjeux de l'après Mandela, Karthala, 1999... Sans oublier l'archi abondante documentation disponible auprès de l'UNESCO.
PAXUS
Relu le 30 novembre 2021