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26 octobre 2013 6 26 /10 /octobre /2013 12:26

   Tranchant avec la tendance de la sociologie actuelle de la communication, des approches, non centrées sur les médias, certaines réflexions reprennent la réflexion sur la communication, globalement, dans une perspective anthropologique. Les approches anthropologiques restent très minoritaires dans l'univers des sciences de la communication, souvent cantonnées dans le monde universitaire, intéressant très peu, voire suscitant la méfiance, des mondes économiques et politiques. En tout cas, ces approches sont très loin de confirmer le goût à faire du développement des technologies de la communication la voie vers des utopies exaltantes...

 

Deux conceptions très différentes de la communication

       Yves WINKIN, professeur à l'université de Liège et à l'Ecole normale supérieure lettres et sciences humaines à Lyon, distingue deux conception très différence de la communication, une conception "télégraphique" et une conception "orchestrale"

     La conception "télégraphiste", dominante, provient des travaux de Norbert WIENER (1894-1964) (Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine, 1948) et de Claude SHANNON (1916-2001) (The Mathematical Theory of Communication, 1949), issus eux-mêmes de ceux de plusieurs dizaines de chercheurs sur plusieurs dizaines d'années.

Au tout début des années 1950, une masse d'articles et d'ouvrages traite de la communication au sein des petits groupes (Alex BAVELAS et ses associés du MIT aux États-Unis, Claude FLAMENT en France...). La recherche sur les médias rejoint cette recherche sur les petits groupes, selon KATZ et LAZARSFELD (Personal Influence, 1955) autour notamment de la notion de feedback.

Les sept dimensions de la communication télégraphique sont énoncées par le même auteur de la manière suivante, en s"appuyant sur les études de plusieurs chercheurs en communication contemporains (CAREY, 1989 - LEEDS-HURWITZ, 1989 - SIGMAN, 1987 - ZABOR, 1978)  :

- Lorsque la communication est conçue comme une activité individuelle, le mécanisme qui la fonde est celui d'une transformation des idées intérieures en des paroles extérieures. En empruntant le lexique des ingénieurs des télécommunications, les chercheurs travaillant dans cette optique parleront souvent d'encodage et de décodage (...). La communication commence donc à l'intérieur d'un individu et se termine à l'intérieur d'un autre individu. Chaque individu est une entité constituée d'un corps et d'un esprit, celui-là contenant celui-ci. Chaque individu est ainsi une boîte opaque, fermée, séparée de tout autre individu par un certain espace. Mais chacun peut choisir de révéler les pensées de son esprit à un autre. Il utilise alors le langage pour franchir la distance qui le sépare d'autrui. Le langage est l'instrument de la communication, qui est elle-même l'instrument de la transmission de pensées.

Notons que si les études anthropologique de la communication sont peu développées, en revanche, les études anthropologiques sur la langue, le langage, sans parler de la linguistique, notamment dans les milieux ethnographiques, sont relativement répandues.

- La communication est donc une activité verbale, orale ou écrite. Des chapelets de mots circulent d'un esprit à l'autre par l'intermédiaire de la bouche et des oreilles ou de la main et des yeux. Semblables à de petites capsules, les mots s'ouvrent  pour livrer leur information. En additionnant ces mots et ces phrases, le récepteur obtient une reproduction fidèle de la pensée de l'émetteur. Des bruits provoqués par l'intrusion de certaines activités corporelles (réflexes, instincts, émotions) dans les activités de l'esprit peuvent cependant perturber la bonne marche du processus de transmission.

- La communication est donc rationnelle et volontaire. Elle est par là réservée à l'homme. Ce n'est que par des abus de sens que l'on parle de communication animale ou de communication "non verbale" sinon dans le cas de gestes codifiés par une convention explicite, comme dans le cas du langage des sourds-muets. Il se peut qu'une information soit offerte non intentionnellement ou inconsciemment : il ne s'agit alors pas de communication. Deux personnes au moins sont nécessaires pour qu'il y ait communication et c'est la personne émettrice, non la personne réceptrice, qui l'institue.

- Si la communication est un acte volontaire et conscient, elle peut dés lors être évaluée, esthétiquement et éthiquement. Elle peut réussir comme elle peut échouer ; elle peut être bonne ou mauvaise, normale ou pathologique, efficace ou brouillonne. Elle peut aussi s'enseigner, se corriger, se prescrire (un thérapeute peut inviter un couple à "mieux communiquer" ou à "communiquer plus").

- La communication est une suite de séquences linéaires émetteur-récepteur qui s'inversent successivement : la réception d'un message déclenche l'émission d'un second message (qui à son tour, etc.), sur la base du schéma classique stimulus-réponse (action--réaction).

- Comme dans un laboratoire, le chercheur peut observer ou provoquer en toute indépendance des séquences de communication. A l'instar d'un physicien ou d'un chimiste, il énonce des hypothèses sous forme de jeux entre "variables". Il se situe en dehors du système étudié, ou cherche à "neutraliser" les effets possibles de son observation sur le système par divers moyens techniques et statistiques.

- Le modèle de la communication individuelle se laisse aisément capturer par l'image du télégraphe. Une personne A décide de faire parvenir un message à une personne B. Le message est codé, envoyé sur les ondes, reçu, décodé, compris ou non. La personne B peut alors à son tour lancer un message à la personne A, etc. L'acte de télégraphier est un acte verbal, intentionnel, linéaire, limité dans le temps et dans l'espace. Le télégramme est habituellement explicite, dénotatif, informatif.

        La conception "orchestrale", moins connue, provient des travaux de Gregory BATESON (1904-1980) (avec Jurgen RUESCH, Communication : The social Matrix of Psychiatry, 1951) et de Ray BIRDWHISTELL (1918-1994) (1951). Seules les idées du premier sont bien connues, grâce à leur utilisation dans les travaux de l'École de Palo Alto. Celles du second ne le sont que par l'intermédiaire de sa "kinésique", l'étude de la communication par le corps en mouvement. 

Rappelons que l'école de Palo Alto est un courant de pensée (du nom de la ville de Californie) fondé au début des années 1950 qui reprend des éléments de psychologie et de psycho-sociologie ainsi que des sciences de l'information et de la communication en rapport avec les principes de la cybernétique. A l'origine de la thérapie familiale et de la thérapie brève, cette école (qui compte Grogory BATESON, Donald D JACKSON, John WEAKLAND, Jay HALEY, Richard FRY, Paul WATZLAWICK et la famille ROCKEFELLEER parmi ses fondateurs) développe, à partir de la notion d'intéraction, une conception nouvelle de la psychiatrie (définie comme étude du comportement interpersonnel). le constructivisme devient progressivement un des fondements de l'approche de cette école. Quant à la "kinésique" tentée par Ray BIRDWHISTELL, elle réside dans l'étude du langage corporel, en proposant des "hinèmes" sur le modèle des "phonèmes". L'anthropologue américain a utilisé longuement le support filmique pour observer l'interaction des participants à la communication : mouvements corporels, gestes, postures, mimiques, mais de son avis même, cette tentative n'a pas été couverte de succès, pour des raisons à la fois de complexité (le décryptage de 6 secondes de films prend plusieurs centaines de pages) et de réductionnisme fondamental (réduire lea communication à un processus mécanique).

Yves WINKIN synthétise leur pensée sur la communication, en sept dimensions, également :

- Lorsque la communication est conçue comme une activité sociale, un mécanisme d'un ordre supérieur est posé au-dessus de la communication (inter)individuelle. Chaque acte de transmission de message est intégré à une matrice beaucoup plus vaste, comparable dans son extension à la culture. C'est cette matrice qui reçoit le nom de communication sociale. Elle constitue l'ensemble des codes et des règles qui rendent possibles et maintiennent dans la régularité et la prévisibilité les interactions et les relations entre les membres d'une même culture. La communication sociale est donc permanente. Elle ne repose pas sur l'action d'un individu ; elle permet plutôt à l'action de cet individu de s'insérer dans une continuité. L'individu est vu comme un "acteur social", comme un participant à une entité qui le subsume.

- La "participation à la communication" s'opère selon de multiples modes, verbaux ou non verbaux. Les acteurs engagés dans le système de communication peuvent produire des modules d'information bien spécifiques, mais il s'agit d'activités très rares. La plupart du temps, les activités communicatives sont des activités de contrôle, de confirmation, d'intégration", où la redondance joue un rôle important. C'est donc moins le contenu que le contexte, l'information que la signification, que le chercheur en communication sociale tente de déterminer. Contexte et signification sont tenus pour isomorphes ; pour en saisir les contours, le chercheur doit s'obliger à travailler par niveaux de complexité croissante. Aucune signification n'est fixée ; aucun élément n'est univoque.

- L'intentionnalité ne détermine pas la communication : lorsque deux personnes parlent dans une langue donnée, elles participent à un système qui était là avant elles et qui leur survivra ; lorsque ces deux personnes s'écrivent, elles utilisent un code qui permettra à d'autres de lire leurs lettres. En d'autres termes, l'acte réalisé dans l'ici-et-maintenant de l'interaction n'est qu'un moment dans un mouvement beaucoup plus vaste. Au niveau même de l'interaction, l'intentionnalité se perd dans un réseau complexe de modes verbaux et non verbaux, dont les "messages" se confirment et s'infirment mutuellement. En tant qu'elle se traduit pas un comportement particulier, l'intention de l'acteur, réservée généralement au mode verbal lexicalisé, ne constitue plus qu'un élément parmi d'autres dans le flot de messages.

- La communication est considérée comme une construction notionnelle (construct) permettant une étude interdisciplinaire de la dynamique de la vie sociale. Elle ne peut être discutée en termes de succès ou d'échec, de normalité ou de pathologie. En revanche, les indices et critères que tel groupe social utilise pour juger éthiquement, esthétiquement ou psychologiquement certains comportements classés parmi les activités communicatives de leur société peuvent faire l'objet d'études particulières.

- La communication est un vaste système intergénérationnel ; les interactions de la vie quotidienne n'en sont que l'activation, chaque acteur social ayant progressivement appris certains des codes et "programmes" de son groupe, de sa classe, de sa communauté. La dyade émetteur-récepteur, le couple question-réponse ou le système action-réaction sont considérés comme des cadres de perception, propres à certains groupes sociaux ; ils ne peuvent donc servir d'unités d'analyse.

- Le chercheur fait nécessairement partie du système qu'il étudie, qu'il travaille ou non dans sa propre culture. (...) A partir du moment où il a saisi un élément, il est prêt à entrer dans ce système de communication, qu'il lui soit familier ou pas. Tout le travail de recherche  consistera à apprendre ce système à la manière d'une langue nouvelle, en cherchant à établir les contrastes perceptuels opérés par les usagers "naturels".

- Proche de l'ancien sens communautaire du terme, le construct "communication sociale" se laisse appréhender par l'image de l'orchestre. Les membres d'une culture participent à la communication comme les musiciens participent à l'orchestre. Mais l'orchestre de la communication n'a pas de chef et les musiciens n'ont pas de partition. Ils sont plus ou moins harmonieux dans leurs accords parce qu'ils se guident mutuellement en jouant. L'air qu'ils jouent constitue pour eux un ensemble d'interrelations structurées. Si un chercheur prends le temps de décomposer cet air et de le transcrire, il verra sans doute que la partition qu'il obtient est d'une grande complexit et qu'il s'agit effectivement de musique et non de simples bruits. 

 

Critique de l'anthropologie existante de communication

     Yves WINKIN indique les évaluations critique de l'anthropologue Dell HYMES (1927-2009), à qui l'on doit l'expression même d'anthropologie de la communication et celle du sociologue Erving GOFFMAN, ce dernier s'opposant très explicitement à toute extension conceptuelle de la notion de communication. 

  Dans un passage de son étude, l'auteur livre un véritable "manifeste" pour cette anthropologie de la communication et surtout tente une définition de ses contours : origines, principes, projet :

"(...) Le programme que Dell Hymes propose consiste en une investigation ethnographique des comportements, des situations et des objets qui sont perçus au sein d'une communauté donnée comme ayant une valeur communicative : "L'étendue de la "communication en anthropologie doit dépendre de l'étendue de la communication dans les cultures ou communautés sur l'étude ethnographique desquelles reposent les faits et les théories anthropologiques. Dans toute culture ou communauté, le comportement et les objets en tant que produits du comportement, sont sélectivement organisés, utilisés, fréquentés et interprétés pour leur valeur communicative" (Dell HYMES, 1967).

Sans doute Hymes reprend-il ainsi à propos de la communication le premier principe de tout travail ethnographique : faire émerger le point de vue local, indigène, "émique". Mais il convoque aussi la définition de la culture que son collègue Ward Goodenough (1919-2013) avait offerte en 1957 : "La culture d'une société consiste en tout ce qu'il faut savoir ou croire pour se conduire d'une manière acceptable pour les membres de cette société, et ce dans tout rôle qu'ils accepteraient pour chacun des leurs". (...) (Cette définition) permet de faire le lien avec la pensée de Birdwhistell, qui a inscrit la prévisibilité au coeur de son analyse '"être membre, c'est être prévisible"). Elle renvoie aussi à la proposition de Ervin Goffman (1922-1982), pour qui tout groupe social fait sens pourvu qu'on l'étudie de l'intérieur : "Je pensais, et je pense encore, qu'il n'est pas de groupe - qu'il s'agisse de prisonniers, de primitifs, d'équipages de navire ou de malades - où ne se développe une vie propre, qui devient signifiante, sensée et normale dès qu'on la connait de l'intérieur ; c'est même un excellent moyen de pénétrer ces univers que de se soumettre au cycle des contingences qui marquent l'existence quotidienne de ceux qui y vivent." (1961).

Tout anthropologue pourrait sans doute souscrire à cette proposition sur l'observation participante, qui est au coeur de la démarche ethnographique, mais Goffman la subvertit quelque peu en évoquant des groupes "de prisonniers, de primitifs, d'équipages de navire ou de malades". Il ne s'agit pas de communauté culturelle au sens classique. C'est là où la culture de Goodenough se révèle efficace, de même que la prévisibilité de Birdwhistell. La taille de la "société" de Goodenough n'est pas spécifiée, pas plus que sa composition : il peut s'agir de "primitifs" comme de "malades". L'anthropologue qui s'y insère "devra opérer d'une façon acceptable à ses membres", pour parler comme Goodenough, c'est-à-dire se rendre prévisible et les rendre prévisibles, pour parler comme Birdwhistell.". A ce stade du raisonnement, nous nous permettons de rappeler les éléments inverses utilisés par la sociologie des organisations de Michel CROZIER qui discute des efforts d'autonomisation des individus en leur sein. Une confrontation entre ces deux démarches, que nous estimons complémentaires serait sans doute utile.

"L'anthropologie de la communication que je propose s'appuie sur Hymes, Goodenough, Birdwhistell et Goffman. La notion de communication permet de penser les phénomènes sociaux en termes processuels mais il ne s'agit pas de "voir de la communication partout". D'ailleurs, jusqu'à quel point peut-on encore dire à un anthropologue qu'il voit de la culture partout, à un sociologue qu'il voit de la société partout? En d'autres termes, l'adoption d'une approche dite "sociale" de la communication consiste en l'adoption d'un cadre général de référence. Pas plus que l'anthropologue ne peut expliquer une conduite en déclarant qu'elle ressortit à la culture (...), le chercheur en communication ne peut utiliser constamment le "concept" de communication pour interpréter ces données. Utiliser un cadre "communicationnel", c'est tenter de réfléchir sur les données effectivement recueillies en termes de niveaux de complexité, de contextes multiples, de systèmes circulaires ; c'est encore concevoir derrière les conduites un ensemble de règles organisées en codes ; c'est enfin tenter de reprendre la suggestion célèbre de Lévi-Strauss de voir dans "divers aspects de la vie sociale" des phénomènes "dont la nature rejoint celle même du langage" (1958). Lévi-Strauss voyait dans la notion de communication "un concept unificateur grâce auquel on pourra consolider en une seule discipline des recherches considérées comme très différentes" (1958). Cette suggestion d'une "science de la communication" appartient sans doute à la préhistoire du structuralisme français et la conception lévi-straussienne de la communication est restée peu construite. Mais il reste que le souffle de la formule devrait séduire aujourd'hui encore. En proposant le projet d'une anthropologie de la communication, je ne peux pas en pas faire allusions à l'appel déjà ancien de Lévi-Strauss, parce que sa transversalité même correspond à l'esprit de la "nouvelle communication". L'auteur entend emprunter toutefois d'autres voies moins théoriques plus reliées aux pratiques de terrain pour arrimer sa proposition.

 

Yves WINKIN, Anthropologie de la commmunication, De la théorie au terrain, De Boeck Université/Seuil, 2001

 

SOCIUS

 

Relu le 30 juin 2021

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