Les premières approches globales de la délinquance, théories de la désorganisation sociale, des conflits de culture et de la tension, encourent le reproche d'être factorielle, c'est-à-dire de réduire, parfois outrancièrement (ceci arrive lorsque après une ou plusieurs monographies, le sociologue tente de généraliser ses constatations... un peu trop vite), la complexité à l'influence d'un seul facteur ou d'un seul facteur principal.
Cela conduit, constate Jacques FAGET, plusieurs chercheurs à proposer une vision intégrative de ces trois théories susceptible de mieux rendre compte de leur complémentarité. Mais cette combinaison de facteurs est jugée insuffisante pour une nouvelle génération de chercheurs désireux de faire rupture avec des approches trop axées, selon eux, sur le passage à l'acte et donnant l'image d'un délinquant-objet, simple produit de ses conditions de socialisation et d'existence.
Parmi les nouvelles théories qui émergent dans les années 1960, des théories rationalistes qui s'inspirent des théories utilitaristes de BENTHAN et des théories de la réaction sociale qui veulent analyser la façon dont une société définit le crime, reprenant cette précaution préalable d'Émile DURKHEIM.
Le rôle de l'acteur : la question du passage à l'acte....
Nombre de sociologues portent alors l'attention au rôle de l'acteur dans des théories rationalistes différentes. Sans doute la rationalité de cet acteur n'est-elle que relative (notamment en ce qui concerne la délinquance juvénile), mais , dans le cadre des contraintes inhérentes à toute action humaine et au contexte social dans lequel il évolue, il possède une marge de manoeuvre suffisante pour engager sa responsabilité.
Jacques FAGET distingue trois courants théoriques qui partagent cette préoccupation : celui des techniques de neutralisation, celui du lien social et celles du choix rationnel.
David MATZA et Greshem SYKES réfutent la notion de sous-culture délinquante, estimant que les valeurs des délinquants ne sont pas sensiblement différentes de celles des autres membres de la société. Le passage à l'acte délinquant peut s'expliquer selon eux (Techniques of neutralization, a theory of delinquency, American Sociology Review, 1957, volume 22) de deux manières différentes :
- par les situations particulières dans lesquels les jeunes sont plongés. Ils insistent sur les "situations de compagnie" qui rassemblent les jeunes et ont pour fonction de dissiper l'angoisse statutaire que connaissent les adolescents. Certaines de ces situations peuvent par suite d'un malentendu, d'une "comédie des erreurs", où chacun croit que les autres sont engagés dans la délinquance, engendrer des actes délinquants. Ces situations sont très souvent temporaires car les individus trouvent une activité valorisante, un travail, mais tel n'est pas le cas alors son angoisse de statut se maintient et "il continue à dériver dans l'âge adulte"...
- par l'usage de techniques de neutralisation qui sont des techniques de justification, qui suspendent provisoirement la validité d'une norme morale ou légale. Cela va du refus de la responsabilité de ses actes, la minimisation du mal causé à autrui, la négation de la victime, la condamnation des censeurs (politiciens corrompus, enseignants dédaigneux, policiers racistes...), à la soumission à des loyautés supérieure (relations d'amitié, solidarité de quartier ou de clan).
Si leur approche peut être qualifié de rationaliste, c'est parce qu'elle souligne que l'apprentissage de la délinquance exige l'acquisition et la maîtrise de techniques de neutralisation permettant à des individus de violer des règles sociales pourtant globalement acceptées. Ils mettent l'accent non sur les causes de l'acte mais sur l'action délinquant, sur la rationalité du délinquant qui ne doit pas être de ce point de vue considéré comme un être singulier ou atypique.
Jacques FAGET s'interroge toutefois sur cette rationalité d'individus qui répètent inlassablement des transgressions dangereuses, peu lucratives et répétitives. La répétition compulsive peut relever d'une problématique pathologique et le raisonnement sociologique devient alors impuissant. Mais David MATZA expose le fait que la fréquence des contacts avec l'institution judiciaire provoque chez le délinquant une minimisation de la force morale de la loi ou que l'intervention pénal ait pas sa nature des effets criminogènes assignant une identité délinquante aux individus qu'elle connaît. Cette dernière assertion permet de rattacher ce dernier auteur au courant interactionniste et aux théories de la réaction sociale.
Par ailleurs, la lecture de celui-ci permet de constater que ces individus ne répètent pas forcément les mêmes transgressions dangereuses, modulant parfois leur actif délinquant à leurs expériences passées, que parfois leur action est lucrative (ce qui génère un certain professionnalisme) et n'est pas forcément si répétitive que cela, même si certains habitudes permettent aux services judiciaires d'établir des portraits-robots qui les aident (?) dans leurs recherches...
La question du lien social...
Travis HIRSHI (Causes of Delinquency, Berkeley, University of California Press, 1969) rejette toute analyse causale et considère que le crime n'est pas un dysfonctionnement social mais au contraire un comportement moral. Il inverse toute la perspective en considérant que le caractère déviant et anticonformiste de l'humain est la règle. C'est la conformité, et encore plus le conformisme, qui posent question, car la violation des règles sociales est selon lui attrayante, profitable et source de plaisir. Il faut donc plutôt rechercher pourquoi ce penchant naturel s'exprime peu. Les liens sociaux conventionnels jouent un rôle essentiel de contrôle et d'inhibition des motivations déviantes ; déviance et délinquance résultent de la fragilité, de l'affaiblissement ou de la rupture des liens avec la société conventionnelle. Il s'appuie surtout sur une enquête de délinquance autorévélée, organisée auprès de 4 000 adolescents scolarisés. Son analyse concerne donc surtout la délinquance juvénile.
Le lien social se compose de quatre éléments agissant cumulativement :
- L'attachement, c'est-à-dire la tendance qu'a le sujet de s'identifier à des personnes de références et à la sensibilité qu'il manifeste aux attentes et aux opinions que celles-ci ont à son égard ;
- L'engagement ou le sentiment d'être tenu par ses engagements antérieurs, et cela d'autant plus que le sujet a investi du temps et de l'énergie dans un milieu ;
- L'implication ou le fait d'être empêtré dans quelque chose, le sujet étant absorbé par ses activités ;
- La croyance en la valeur des normes communes.
La critique souvent formulée et qui pour nous coule un peu de source, adressée à Travis HIRSHI, et formulée par Jacques FAGET est d'occulter la dimension du conflit dans la formation des comportements. Car une personnalité se forge le plus souvent dans l'opposition, voire l'adversité, et les relations sociales se construisent rarement sans heurts. Sa théorie est nettement en contradiction avec les perspectives culturalistes.
La question du choix rationnel....
Les théories du choix rationnel poussent le modèle de l'agent rationnel à son point le plus fort. Le délinquant est présenté comme un calculateur, recherchant un maximum de satisfaction pour un minimum d'effort ; ces théories entrent tout-à-fait dans l'ambiance de l'individualisme possessif. Elles peuvent être classées en théorie du life style model et en théorie de l'activité routinière.
M J HINDELANG, M R GOTTFREDSON et J GARAFALO (Victims of Personal Crime : an Empirical Foundation for a Theory of Personal Victimization, Cambridge, Massasuchets, Ballinger, 1978) pensent que la probabilité d'être victime d'une infraction est corrélée au style de vie que l'on mène selon ses activités professionnelles ou de loisir et au nombre et à la qualité des personnes que l'on rencontre. Le risque d'être victime est plus fort pour les personnes côtoyant des délinquants ou fréquentant des lieux dans lesquels vivent les délinquants. Le fait de vivre dans de grandes métropoles, d'utiliser des transports en commun, d'habiter dans des ghettos, de passer beaucoup de temps dans des bars, discothèques ou boîtes de nuit, d'être marginal ou délinquant soi-même représentent des facteurs de risque conséquents. La théorie souligne que le profil type des victimes d'infractions contre les personnes est le même que celui des délinquants, des hommes jeunes, célibataires, urbains ou n'ayant que de faibles revenus. outre que leur étude entre dans le cadre de recherches de meilleurs moyens de combattre la délinquance, par une stratégie d'anticipation des risques, elle a le mérite selon nous de jeter un regard plus appuyé sur une réalité non médiatisée : la violence des délinquants se manifeste sans doute moins contre leurs "cibles" qu'entre eux. Les problématiques de la délinquance ne se résument pas à un face à face entre la justice et les repris de justice, mais - réalité bien connue des services de police - s'expriment en des conflits multiformes où les différentes sortes de délinquants (et entre délinquant de même "profession") se livrent à des luttes féroces.
Lawrence COHEN et Marcus FELSON (Social change and crime rate trends : a routine activity approach, dans American Sociological Review, 1979, volume 44) s'inscrivent dans la même démarche que la théorie du life style model. Ils la complètent, non pas en cherchant à savoir pourquoi des individus sont enclins à commettre des infractions, mais en examinant les facteurs qui en favorisent la réalisation. Les théories factorielles ont souvent corrélé le développement de la délinquance avec la pauvreté, les inégalités, le chômage, les mauvaises conditions d'habitat. Or, selon eux, la délinquance américaine connaît une explosion depuis les années 1960 alors même que, pendant cette période, la situation économique fut florissante et les tensions sociales moins vives. La délinquance aurait dû diminuer, mais c'est le contraire qui s'est produit. Il faut proposer donc une autre explication. Ils s'intéressent aux infractions prédatrices comme les atteintes aux biens et observent que les conditions de réalisation d'une infraction sont au nombre de trois :
- un individu résolu à commettre une infraction ;
- la rencontre d'une cible attrayante ;
- une cible mal protégée.
Les deux auteurs tentent de démontrer que les évolutions sociologiques et économiques des États-Unis depuis les années 1950 ont transformé la nature des activités routinières (au sens d'activité de la vie quotidienne, régulière) de la population. Cette transformation favorise la convergence criminogène des trois facteurs cités. Les citoyens américains passent une part de plus en plus importante de leur temps en dehors de leur domicile. Les habitations sans surveillance pendant la journée donnent de bonnes occasions aux délinquants de faire du cambriolage une activité planifiée et régulière. En définitive, ils nous apprennent que la délinquance prédatrice n'est pas la résultante d'un certain nombre de dysfonctionnements sociaux mais au contraire peut être considérée comme l'effet d'un affaiblissement du contrôle social, "comme un sous-produit de la liberté et de la prospérité telles qu'elles se manifestent dans les activités routinières de la vie de tous les jours. Cette théorie connaît alors un grand succès et participe indirectement à l'élaboration d'une nouvelle stratégie de prévention de la délinquance, appelée prévention situationnelle. Au lieu de se concentrer sur la prévention sociale, il s'agit de sécuriser les espaces fragiles et de surveiller l'état des immeubles comme l'emplacement des véhicules. Elle considère, cette nouvelle manière de voir les choses, que "les comportements d'abandon mènent à l'effondrement des contrôles sociaux". Il s'agit de prévenir la dégradation des quartiers afin d'empêcher la désagrégation des solidarités. Le rôle du contrôle social informel serait donc fondamental et le renoncement à la lutte collective contre les désordres induirait une désagrégation du lien social.
Jacques FAGET estime que si l'accent porté sur l'influence structurante du contrôle social informel parait frappé du bon sens, par contre les théories rationalistes souffrent de quelques limites. Elles donnent une explication probablement (certainement, selon nous) trop instrumentale de la délinquance et font l'impasse à la fois sur le contexte politique et social et sur les dimensions subjectives de l'acte délinquant. Elles postulent que la logique d'action des délinquants est réfléchie, clairvoyante et organisée. Or l'examen des conditions de réalisation des infractions, conclue le sociologue français, montre que bon nombre d'entre elles relèvent davantage de facteurs moins rationnels. Car l'acte délinquant peut avoir des significations expressives, relever de problématiques psychologiques ou situationnelles, qui ne relèvent pas, loin s'en faut, d'un calcul savamment élaboré. Nous pouvons ajouter que ces théories rationalistes vont tout-à-fait dans le sens des théories économiques dominantes qui accordent au consommateur un caractère calculateur, qui pèse les prix et les quantités, voire les qualités, sans réelles aspirations autres que... consommatrices. De plus, ces théories permettent de faire l'impasse sur les conflits sociaux où participe aussi les délinquances.
Jacques FAGET, Sociologie de la délinquance et de la justice pénale, Érès, 2007.
SOCIUS
Relu le 12 décembre 2020