Parmi les théories non causalistes, les théories de la réaction sociale s'efforcent d'introduire ce que les auteurs de ce courant considèrent comme le chaînon manquant de la réflexion criminologique, évoqué par quelques chercheurs depuis le XIXe siècle, mais non investi comme objet spécifique d'études. Cette démarche, dont l'apogée se situe dans les années 1960, si nous continuons de suivre Jacques FAGET, considère qu'il est peu scientifique de se demander qui est le criminel, comme l'ont fait les premiers criminologues, sans prendre la précaution d'analyser la façon dont une société définit le crime.
La criminologie est ensuite profondément marquée par ce changement (peut-être pas partout, nous semble t-il...) de paradigme nécessitant de nouveaux outils d'analyse qui sont cherchés dans des discipline connexes comme le droit ou l'anthropologie. Le courant interactionniste commence cette révolution conceptuelle, poursuivie ensuite par des approches macro-sociales aux appellations multiples, constructivisme, criminologie critique ou sociologie pénale.
Les démarches interactionnistes en matière de délinquance
De nombreux auteurs, dans les universités californiennes et du Middle West des États-Unis, hostiles à la domination de la sociologie fonctionnaliste et des méthodes quantitatives, plaident pour un retour à la tradition du field work de l'École de Chicago. Pour eux, seule l'expérience immédiate est susceptible de conférer une authenticité à la connaissance sociologique qui ne saurait se réduire à la mise en équation abstraite du réel. Il s'agit de prendre le point de vue des acteurs et non des institutions.
Trois séries de critiques sont adressées par les interactionnistes aux analyses précédentes :
- Elles passent sous silence le rôle du droit pénal et des institutions répressives dans la définition du processus criminel ;
- Elles tentent de rechercher une différence entre délinquants et non-délinquants. Or, il n'y en a pas, pour deux raisons : l'existence d'un chiffre noir de la délinquance, la statistique criminelle portant seulement sur les crimes déclarés (écart plus ou moins important entre criminalité déclarée et criminalité réelle) et l'existence de ce chiffre noir entrave la mesure scientifique entre eux ;
- Elles ont une conception déterministe de la délinquance, négligeant le processus dynamique d'interaction qui produit la délinquance.
Edwin LEMERT (1912-1996) propose en 1951 (Social pathology, New York, Mac Graw Hill) une théorie du comportement déviant basée sur la réaction sociale. La déviance primaire provient du fait que tout individu peut à un moment de sa vie transgresser une norme du groupe dans lequel il vit. C'est la réaction sociale, d'abord diffuse, puis institutionnalisée, qui transforme le comportement déviant en un axe central dans la trajectoire des personnes et contribue à le renforcer. La déviance secondaire est sanctionnée par les appareils de contrôle social, effectuant ce que l'auteur américain appelle l'amplification secondaire de la délinquance. Comme ces appareils de contrôle donnent par leur intervention un statut à ce qui n'est le plus souvent qu'accidentel, le phénomène fondateur de la déviance est constitué par "les réactions de la société qui tendent à désapprouver, dégrader et isoler l'individu".
Franck TANNEBAUM (1893-1969) évoque dès 1938 (Crime and the community, New York, Columbia University Press) le rôle de la communauté dans le déclenchement de la carrière délinquante, par l'étiquetage de l'individu.
Howard BECKER (né en 1928) met en forme (Outsiders, Études de sociologie de la déviance, A. M. Métailié, 1985, traduction de l'écrit de 1963) cette théorie de l'étiquetage. Il dépend d'un processus interactif, mais non synchronique, formée d'étapes successives. Le sociologue en décrit quatre :
- La transgression, souvent sans intention délibérée, intentionnelle, de violer les règles sociales ;
- L'impulsion fortuite peut devenir un goût durable, voire un mode de vie. C'est un enchaînement d'apprentissage et d'interaction avec des déviants ;
- La désignation publique, après avoir été pris, comme déviant. C'est l'étiquetage proprement dit. Il est alors difficile pour un individu de participer à la vie de groupes respectueux de la normativité sociale ;
- L'entrée dans un groupe déviant organisé.
Le sociologue formé à l'université de Chicago s'attache à démystifier la déviance. Les gens ne deviennent pas délinquants pour des raisons mystérieuses mais pour des raisons identiques à celles qui motivent les activités les plus ordinaires (position proche de celle de SUTHERLAND). D'autre part,la déviance est une activité collective dans laquelle un individu apprend à tenir un rôle en obéissant aux normes d'une sous-culture. Ensuite, la déviance est l'aboutissement d'un processus d'attribution de statut dans lequel interviennent des entrepreneurs moraux (lobbies, groupes d'intérêts) capables d'influer sur le contenu des normes sociales, mais aussi les acteurs qui à leur niveau rendent effective ou non la mise en oeuvre de ces normes. Enfin, le fait d'être étiqueté a des conséquences considérables sur la carrière des individus. Des auteurs reprochent, signale Jacques FAGET toujours, à cette analyse de ne fournir aucune explication sur la propension qu'ont certains individus de transgresser les normes alors que d'autres s'en abstiennent.
Erwing GOFFMAN (1922-1982) se situe dans la même perspective (Stigmates, Les usages sociaux des handicaps, Éditions de Minuit, 1975, traduite de l'écrit de 1963). Il analyse les processus de fabrication de l'identité sociale tels qu'ils opèrent dans les relations de face-à-face ou dans les logiques institutionnelles. L'identité sociale résulte de signes extérieurs qui déterminent la façon dont on entre en relation avec autrui.
Cette identité possède deux dimensions, une dimension virtuelle (qu'autrui nous impute) et une dimension réelle constituée par des éléments de statut social. Toute incongruité entre de ceux dimensions peut aboutir à l'imposition d'une stigmate (au sens grec du terme). Ce processus de stigmatisation n'est pas suffisant pour engendrer la déviance. C'est le type de conséquence que ce jugement induit sur les relations sociales d'un individu qui définit sa déviance. Le sociologue analyse également le processus d'altération de l'identité des individus dans un cadre institutionnel (Asiles, études sur la condition sociale des malades mentaux, Éditions de Minuit, 1968, traduction de l'écrit de 1961). Transposé au plan de la délinquance, le rôle du stigmate est double. Il possède un impact sur la genèse initiale de la délinquance lorsque les individus sont rejetés par leur environnement proche. Il implique également la reproduction des activités criminelles. Ce processus n'a pas un caractère automatique et des individus, même si ces institutions tendent finalement à fabriquer la délinquance qu'elles sont censées combattre, en fonction des interactions dynamiques, intériorisent plus ou moins cet étiquetage.
Des ethno-méthodogues comme Aaron CICOUREL (né en 1928) et Harold GARFINKEL (1917-2011) sont proches du point de vue interactionniste. Mais ils abordent le processus de désignation de façon moins conceptuelle en se focalisant sur sa dimension pratique. ils réfléchissent sur la construction sociale de la délinquance.
Selon Harold GARFINKEL (Studies in ethnométhodologie, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1967 ; voir A COULON, L'ethnométhodologie, PUF, Que sais-je?, 1987), le postulat de la sociologie n'est pas comme le disait Emile DURKHEIM de "traiter les faits sociaux comme des choses" mais de les considérer "comme des accomplissements pratiques", produits de l'activité continuelles des humains. La réalité sociale étant créée par les acteurs, il faut prêter attention à la façon dont ils prennent leurs décisions, dont ils interprètent cette réalité dans un bricolage permanent.
Aaron CICOUREL (The social Organisation of Juvenile Justice, New York, Wiley, 1968), à partir d'une étude réalisée dans deux villes californiennes durant quatre ans, dégage les caractéristiques des méthodes utilisées par les professionnels. ceux-ci raisonnent et agissent avec des "attente d'arrière-plan" qui leur permettent de décider ce qui est normal et de ce qui ne l'est pas.
Jerome SKOLNICK illustre ce processus de construction sociale en analysant le travail policier (Justice without Trial, New York, Wiley, 1966).
Jacques FAGET indique qu'il est reproché à ce courant un subjectivisme excessif évacuant toute référence conceptuelle et théorique, mais il s'agit d'un option claire de ces auteurs. Ils éludent effectivement la dimension politique, idéologique et institutionnelle des jeux de pouvoir qui déterminent les accomplissements pratiques et les initiatives individuelles observés. Mais cela fait partie de leur option de départ également : c'est parce que les institutions ne sont pas considérées comme un univers stable et prédéterminé de règles ayant un effet prédictif et contraignant sur les conditions sociales mais comme la résultante d'un processus permanent de construction et d'ajustement entre les différents acteurs et logique en présence.
La criminalité et la délinquance dans le contexte économique et politique
Par opposition aux perspectives interactionnistes et constructionnistes, différents courants criminologiques veulent montrer que l'analyse du crime ne peut se concevoir indépendamment de celle du système économique et politique dans lequel il s'inscrit. Ils s'inspirent de plusieurs courants sociologiques différents, aussi différents que la sociologie du conflit, la sociologie marxiste ou néo-marxiste ou les sociologies marquées par les perspectives radicales, telles que les luttes raciales, féministes, antimilitaristes ou pacifistes, libertaires. Il s'agit là d'une criminologie militante qui conçoit le crime et la délinquance comme la résultante d'un rapport politique ou économique de domination ou d'exploitation et poursuit un objectif de transformation des rapports sociaux et politiques. Jacques FAGET en décrit certains, mais il y en a d'autres...
Les théories du conflit considèrent que la société est divisée entre groupes en compétition, chacun poursuivant ses propres intérêts et luttant pour exercer un contrôle sur la société. Ces conflits peuvent être de richesses, de culture, d'idéologie, de moralité, de religion ou de race. Austin TURK (Criminality and the Legal Order, Chicago, Rand mc Nally, 1969), par exemple, estime que le contenu de la loi pénale ne représente pas la volonté générale, ne s'appuie pas, comme l'affirment les juristes positivistes, sur un consensus social, mais reflète les intérêts et les valeurs de groupes qui ont le pouvoir d'influer sur les processus d'incrimination. Le contrôle social, qui soutien un ordre économique et politique existant, est assuré par des institutions établies et administrée par une élite dirigeante qui représente les intérêts de la classe dominante. la criminalité a une nature politique.
Les criminologues marxistes mettent l'accent sur la nature fondamentalement économique du conflit social. I. TAYLOR, p WALTON, J YOUNG (The New Criminology. For a Social Theory of Deviance, London, Routledge and Kegan Paul, 1973) estiment et veulent démontrer que, dans nos sociétés, une petite part de la population (la bourgeoisie) détient et profite de la plus grande part de la richesse tandis que le prolétariat doit se contenter des maigres fruits (qui lui restent) de son travail. Les inégalités dans la distribution de la richesse constituent les racines du crime. La criminalité doit être abordée comme effet logique d'un système de production. Le lien entre sphères politiques et économiques, étudié par exemple par W. J. CHAMBLISS (Vice, corruption, bureaucracy and power, dans Wisconsin Law Review, n°4), est attesté par une observation participante dans les milieux du crime organisé de Seatle. Pour lui, la corruption ne repose pas comme on le dit souvent sur des mafias, mais sur un système de relations interdépendantes associant délinquants, élus, fonctionnaires et hommes d'affaires.
Une approche radicale partie du campus de Berkeley en 1966, diffusée en Europe dans les années 1970, réalise ce qu'il faut bien appeler un bricolage synthétique de l'interactionnisme, du constructivisme et du néo-marxisme. En s'inspirant de l'oeuvre de Michel FOUCAULT sur la folie ou la prison et des travaux de Robert CASTEL sur la psychanalyse, cette pensée radicale multiforme déborde largement l'emprise de l'institution judiciaire ou de la criminalité en col blanc pour se consacrer à l'analyse de toutes les procédures de gestion de la déviance. Cette vision extensive se développe particulièrement en France et se transforme progressivement en une analyse des politiques publiques.
Une complémentarité plutôt qu'une contradiction entre diverses approches
Par ailleurs, de nombreux auteurs considèrent la complémentarité de ces théories déjà citées de sociologie de la délinquance, des théories du choix rationnel, du lien social, de l'association différentielle qui mettent au premier plan les processus individuels, des théories interactionnistes, de la construction sociale, de la désorganisation sociale, des conflits de structure qui considèrent plutôt les processus micro-sociaux, aux théories de la tension ou faisant partie de la criminologie critique qui mettent l'accent sur les processus macro-sociaux. Ces sont souvent des constructions théoriques qui ne reposent pas directement sur des investigations empiriques mais sur des matériaux de seconde main.
Ainsi le psychologue belge Christian DEBUYST considère que la criminologie clinique doit inclure la problématique de la réaction sociale et que l'analyse du construit social qu'est la délinquance ne doit pas oublier qu'existent des comportements nuisibles au groupe social (Acteur social et délinquance, Liège-Bruxelles, Mardaga, 1990).
Alvaro PIRÈS (La criminologie et ses objets paradoxaux : réflexions épistémologiques sur un nouveau paradigme, dans Déviance et société, 1993, volume 17, n°2) se montre lui aussi insatisfait des deux paradigmes traditionnels qu'il nomme paradigme du fait social et paradigme de la définition social.
En définitive, estime Jacques FAGET, compte tenu du caractère hétéroclite et a-scientifique de la catégorie délinquance, il faut renoncer à l'existence d'une théorie intégrative qui pourrait capitaliser et articuler tous les savoirs. On peut tout au plus envisager de rassembler les diverses perspectives à propos soit d'un type de population déterminé, soit d'un type de conduite précis (délinquance juvénile ou délinquance d'affaires par exemple).
Dans la criminologie, le statut de ces diverses approches...
Côté criminologie générale, l'apport de l'interactionnisme est présenté par Jean PINATEL. La criminologie interactionniste attire l'attention sur les phénomènes du chiffre noir et sur les concepts d'étiquetage, de stéréotype du criminel et de stigmatisation sociale.
Classiquement, écrit-il, la criminalité est comparée à un iceberg, dont la partie immergée n'est pas visible. Cette criminalité invisible, donc inconnue, c'est le chiffre noir. De même que l'on ne connait de l'iceberg que la partie émergée, de même l'on ne connait de la criminalité que la partie apparente, soit les infractions portées à la connaissance de la police. Dès lors, les interactionnistes avancent que la criminologie clinique ne peut qu'aboutir à des conclusions relatives à un échantillon particulier et non à l'ensemble des criminels. L'abandon de l'approche clinique est compensé par l'étude des interactions existant entre l'individu et la société. Le poids de cette dernière dans le comportement des sujets est décisif. De fait, il existe des processus de sélection policière et judiciaire, dans la mise en oeuvre de la réaction sociale. De ces processus procède l'étiquetage. Or, certaines catégories de sujets sont plus facilement étiquetés que d'autres. Ici intervient le concept de stéréotype du criminel. L'image la plus répandue du délinquant est celle d'un être d'intelligence inférieure, appartenant aux classes déshéritées. La fonction sociale de ce stéréotype est de faire un bouc émissaire de l'inadapté psychique, culturel et économique (D. CHAPMAN, Sociology and the stereotype of the criminel, Tavistock, Londres, 1968).
Enfin, la réaction sociale stigmatise. le système d'administration de la justice pénale est générateur de stigmatisation sociale (casier judiciaire, interdiction de séjour). La police, la justice, les prisons sont des agences de stigmatisation sociale (S. SHOHAM, The mark of crime, Oceans publications, 1970). Le rejet du délinquant par la société enclenche la recherche par celui-ci d'un rôle qui s'y attache "comme un moyen de défense, d'attaque ou d'adaptation aux problèmes latents et manifestes créés par les conséquences de la réaction sociale à son encontre" (Edwin LEMERT).
Comme dans toute théorie, il y a dans la criminologie interactionniste un mélange de faits exacts (les processus de sélection, la stigmatisation sociale) et d'interprétations discutables (l'importance donnée au chiffre noir, la conception dévalorisante du stéréotype du criminel qui oublie la finalité valorisante du traitement en criminologie clinique). Surtout, la criminologie interactionniste a fait l'objet de présentations abusives. Il est aisé, en effet, d'en déduire que le crime n'existe pas en soi, mais n'existe que par l'étiquetage. Edwin LEMERT a dû finalement déclarer qu'il ne reconnaissait plus son propre enfant et s'est désolidarisé des tendances qui essaient de faire de la criminologie interactionniste une tribune de critique sociale, agissant à sens unique contre les agences de contrôle. Du point de vue scientifique, les études par cohortes ont démontré la nécessité de ne pas réduire la criminologie à la seule analyse de la réaction sociale, étant donné qu'il existe une réalité "conduite" qui ne lui est pas réductible.
Jean PINATEL propose de lire à cet effet l'intervention de G. KELLENS, Interactionnisme versus personnalité criminelle, produite lors du VIIe Congrès international de criminologie à Belgrade en 1973 (publiés par l'Union des Associations yougoslaves de droit pénal et de criminologie et l'Institut de recherches criminologiques et sociales de Belgrade en 1980).
Ces études par cohortes comportent deux approches essentielles : l'approche transversale et différentielle, qui étudient des groupes de délinquants à une époque donnée et l'approche longitudinale, qui les envisage dans le temps, à des moments successifs.
Jean PINATEL, Le phénomène criminel, MA Editions, Le monde de..., 1987. Jacques FAGET, Sociologie de la délinquance et de la justice pénale, Erès, 2007.
SOCIUS
Relu le 11 décembre 2020