D'emblée, nous pouvons constater, avec Michel BOZON, Directeur de recherches à l'Institut National d'Etudes Démographiques à Paris (INED) et auteur de plusieurs livres sur le sujet, qu'il n'existe pas de sociologie de la sexualité. Scruter des approches sociologiques revient dans ce cas à repérer dans de nombreuses disciplines différentes réflexions - descriptions et prescriptions confondues - sur la sexualité.
Comme la sexualité joue un rôle majeur dans les sociétés humaines, y compris dans le maintien d'un ordre établi, et d'abord celui des sexes, mais également dans la représentation de l'ordre des générations, et qu'elle touche autant à l'individuel qu'au collectif, de multiples domaines de la vie culturelle des sociétés l'abordent de manière extrêmement variable, sous des angle artistiques - érotique ou pornographique - et/ou sous des angles scientifiques, mais d'abord opératoires - par lequel se façonne l'ensemble même de la société. Ce qui fait que tour à tour - ici cité dans le désordre -l'ethonologie, l'histoire, la théologie, la médecine, la psychologie, la psychanalyse, la philosophie, la démographie, la science politique, la sociologie de la littérature... dans un ensemble de notions et d'intentions contradictoires et dynamiques.
"La sexualité, écrit Michel BOZON, est une sphère spécifique mais non autonome du comportement humain, qui comprend des actes, des relations et des significations. C'est le non-sexuel qui donne sa signification au sexuel, et non l'inverse. Les limites même du sexuel sont mouvantes, historiquement, culturellement et socialement. Sous l'influence de la psychanalyse, nous nou sommes habitués à penser que nombre de nos comportements ordinaires s'expliqueraient par un inconscient sexuel, alors que plus fondamentalement, il convient sous douter d'identifier l'inconscient social et culturel à l'oeuvre dans note activité sexuelle. Ainsi le primat persistant du désir des hommes et la tendance à ignorer celui des femmes ne découlent pas d'une logique intrinséque de la sphère sexuelle, mais sont un des aspects d'une socialisation de genre différentielle, qui ne se manifeste pas seulement dans la sexualité. Les savoirs, les représentations et les connaissances sur la sexualité, et d'une manière générale, les disciplines qui abordent la sexualité sont eux-mêmes des produits culturels et historiques qui contribuent à modeler et à modifier les scénarios culturels de la sexualité et à faire advenir, voire à fixer, ce qu'ils décrivent."
il faut noter d'emblée que l'ensemble de la sexologie, science humaine qui entend précisément étudier les aspects individuels et interpersonnels de la sexualité humaine, s'est développée, comme nombre d'autres réflexions sur la sexualité, parallèlement, en dehors et parfois contre la psychanalyse. En tout cas, nombre d'approches sociologiques de la sexualité se veulent autonome par rapport aux concepts métapsychiologique de la psychanalyse, autant pour des raisons de luttes professionnelles, de combats éditoriaux et littéraires, que de volonté d'approfondir autrement les divers aspects de la sexualité... le tout sousvent dans une ambiance conflictuelle où acteurs religieux et laïques s'affrontent sur la définition même de celle-ci et sur son ancrage dans la nature. Dans cette ambiance conflictuelle, les recherches en matière sexuelle sont parfois difficiles, en tout cas très compliquées (certains diraient que nous faisons là de la litote...). Les différentes chercheurs ou praticiens sont encore souvent en bute à une morale sexuelle qui désigne leurs approches comme immorales ou amorales, sinon aiguillonnées par des "pensées malsaines".
Henri VAN LIER (1921-2009), philosophe belge francophone, estime que la sexualité humaine connait aujourd'hui trois approches principales, mais il s'agit d'une manière comme une autre de tenter de sérier les connaissances à ce sujet :
- Une approche physiologique et psychologique expérimentale. La sexualité "est une fonction parmi d'autres, une pulsion (drive) à côté de la soif, de la faim, du sommeil. Assurément, elle ne se range pas, comme ces derniers, dans les besoins primaires, dont la satisfaction est indispensable à la conservation de l'individu. Elle ne se réduit pas non plus à un instinct au sens des éthologistes, c'est-à-dire à des mécanisme nerveux tout montés, puisque l'exemple de congenères avertis intervient dans sa mise en place. Bien plus, c'est un besoin problématique, car il doit composer avec les exigences du travail et passe par des excitants symboliques qui le rendent à la fois moins urgent et plus permanent. Mais enfin, dans cette perspective, on reste sur le terrain solide de la théorie du comportement motivé, où l'accouplement et la masturbation solitaire ou réciproque apparaissent comme le résultat de l'intégration progressive de comportements partiels, joints en série compréhensives par le renforcement de la récompense. Le rapport Kinsey dénombre les variétés (somme toute restreintes) et les occurences (somme toute constantes) de ces comportements pour un échantillon donné. Plus significativement, les éters de Masters et Johnson nous apprennent que les soubassements physiologiques des réactions sexuelles (phase d'excitation, phase en plateau, organsme, résolution) sont stables et parallèles d'un sexe à l'autre, d'un individu à un autre.
- Une approche psychanalyse. "La théorie et la pratique de Freud supposent que les organes et les comportements sexuels fonctionnent littéralement comme des systèmes de signes et d'images (...) en des équivalences et des ambivalences, des métaphores et des métonymies constituant un vraie dialectique."
- une approche attentive "aux séquences sensori-motrices de l'accouplement (organsme en tant que porté par la caresse), ce qui la distingue de la psychanalyse traditionnelle ; mais elle recherche leur sens fondamentale, ce qui la différencie du béhaviorisme. Ainsi pour S Ferenczi, l'intromission et le "sommeil" du coït accomplirait ontogénétiquement le retour à la mère, et phylogénétiquement le retour à la mer. Senblablement, le vertige sexuel apparait à G Bataille comme la transgression momentanée du discontinu que sont l'organisme (individuel) et le travail (social), vers le continu de l'espèce et de la procréation, le magma vie-mort, vie, qui fait le fond de la réalité. De même encore, les existentialistes ont décrit certains aspects du "vécu" érotique (en particulier la pudeur et l'obscène) à l'appui de leurs vues sur l'être-au-monde, l'être-avec, la relation sujet-objet, l'incarnation, l'intentionalité, la détotalisation ; et H Van Lier, à la suite de A H Maslow, a mis en relief, dans la caresse et l'organsme, un type de perception et de réalisation de l'espace et du temps, parallèle à celui de l'art majeur et de la mystique, permettant de comprendre que le coït soit le lieu de la symbolisation, de la fantasmatisation et du plaisir dans un sens réconciliant la pulsion de vie et la pulsion de mort. H Marcuse a présenté le sexuel libéré comme le pôle opposé au rendement répressif. Mais de pareilles observations ne sont pas le propre des philosophes et des phénoménologues, et l'on trouve les plus pénétrantes chez les poètes et les romanciers, dans L'Ulysse de James Joyce, dans La Route des Flandres, de Claude Simon et surtout dans Amers ("Etroits sont les vaisseaux") de Saint-John Perse.
Le fonctionnement de toutes ces lectures confirme d'abord le sociologue dans l'impression que lui fait l'observation de la vie quotidienne, à savoir que la sexualité est redevenue en Occident, après vingt-cinq siècles d'existence souterraine - un thème central. Il peut coir alors dans l'approche béhavioriste l'aboutissement d'une mentalité positiviste et hygiéniste, d'autant plus désireuse de réduire l'activité sexuelle à des schémas simples qu'elle se prête à la mystification. il remarquera la connivence entre la virtuosité dialectique des "objets" sexuels dans la psychanalyse et la suprématie actuelle de la linguistique et de la sémiologie. Il notera, à propos de l'approche rythmique, que le coït est le dernier lieu de nature pure (brute) dans un monde artificialisé et urbanisé ; et par ailleurs, que son type de communication préverbale est un détour presque inévitable pour des individus que l'équivocité des discours sociaux contraint à refonder sans cesse - seuls ou plutôt en couple (P Berger et H Kellner) - leur langage."
Ces trois approches, qui ne couvrent pas l'ensemble des recherches sur le sujet, n'ont pas la même audience. "... la lecture hygiéniste (à laquelle se rattache l'asepsie souriante du sex-shop) et la lecture sémiologique (sur laquelle s'appuie le fétichisme de la pornographie) se partagent la faveur du commun et des doctes, tandis que sont relativement peu évoquées, voire reléguées dans l'essayisme, les possibilités conjonctives et rythmiques. Or ce sont ces dernières qui furent privilégiées par toutes les cultures extra-européennes (....) (Nous retrouvons là la distinction entre l'ars erotica et la cognita scientifica chère à Michel FOUCAULT) et qui , en Occident mêmes, étaient encore alléguées (non sans défiance, il est vrai) dans les mythes platoniciens de l'androgynie et de l'enthousiasme, avant qu'Aristote formule une interprétation biologique du sexe, dont l'Eglise romaine et ses adversaires laïcs devaient être, malgré leurs conclusions divergentes, également héritiers.
Ainsi, l'Occident actuel compenserait certains inconvénients de la société industrielle par la revalorisation de la sexualité. Mais, selon une loi connue, il concevrait cette formation réactionnelle en privilégiant les deux modèles qui précisément commandent l'industrie : celui du rendement, dans l'hygiénisme behavioriste, et celui de l'informatique, dans la sémiologie psychanalytique. Ces deux modèles seraient encore favorisés du fait qu'ils conspirent avec l'obsession phallique, propre à l'héritage grec de la forme (eidos, forma, Gestalt), et qu'ils se prêtent le mieux au discours, et donc aussi à une pédagogie sexuelle, dans une culture qui a remplacé l'initiation, que suppose la transmissions d'un rythme, par la démonstration.
Cela inciterait à prévoir une montée de la perversion - qu'on la déplore ou qu'on s'en réjouisse avec une partie de l'intelligentsia. A moins que, selon la perspective de H Marcuse et de W Reich, les modèles du rendement et de l'informatique étant arrivés à un point de contradiction, la société industrielle ne soit containte (et capable, en devenant postindustrielle) de redécouvrir le rythme-plaisir et le rythme-présence comme le fondement de l'existence, supportant le travail lui-même ou formant avec lui les deux moments d'une respiration d'ensemble. En ce cas, la révolution sexuelle, dont il est beaucoup parlé, passerait par la révolution du plaisir."
Dans sa recherche d'une sociologie de la sexualité, Michel BOZON distingue trois moments :
- Le processus parallèle d'autonomisation de la sexualité et d'émergence d'une subjectivité moderne. "Longtemps la reproduction a paru inscrite dans l'ordre des choses, témoignant d'un ordre de sexes immuable. L'émergence du sujet et d'une subjectivité moderne s'est accompagné de l'autonomisation d'un domaine de la sexualité, distinct de l'ordre traditionnel de la procréation. Le refoulement progressif des fonctions corporelles et des émotions au cours du processus de civilisation, l'augmentation de la réserve et de la distance entre les corps, l'apparition d'une sphère intime protégée s'appuyant sur des relations interpersonnelles fortes sont allés de pair avec une volonté de savoir et un désir d'interpréter les mouvements secrets du corps, dont témoigne l'apparition au XIXe siècle du terme même de sexualité et des premières disciplines qui la prennent pour objet, en rupture avec l'ancienne rhétorique religieuse de la chair. Les trajectoires et les expériences sexuelles, qui se diversifient fortement à l'époque contemporaine, deviennent un des fondements principaux de la construction des sujets et de l'individualisation."
- Les contextes et les rapports sociaux dans lesquels s'inscrivent aujourdh'ui les conduites sexuelles. "A l'époque contemporaine, les interactions sexuelles sont de moins en moins codifiées a priori. Elles ne sont pas devenues "libres" pour autant. Chaque acteur n'est pas en permanence en train d'improviser son rôle, sans mémoire, sans partenaire, sans public. Le cadre, le répertoire et les significations de l'interaction sexuelle sont d'abords inscrits dans les formes instituées des relations entre les individus. Les rapports de genre, les rapports de génération, les rapports entre classes sociales comme entre les groupes culturels ou ethniques, structurent les perceptions du possible, du souhaitable et de la transgression en matière de sexualité. Et parce qu'elle fait corps avec les individus et qu'elle ne peut pas être mise à distance facilement, l'expérience sexuelle, rêvée ou pratiquée, contribue à faire passer pour naturels les rapports sociaux qui lui ont donné naissance."
- Les scénarios du désir, tels que les récits culturels, les individus eux-mêmes et la médecine les construisent. "S'il n'existait pas de rituels et de représentations de la sexualité, ni d'histoires qui la mettent en scène, il n'y aurait pas d'activité sexuelle humaine, ni de relations sexuelles. Pour agir sexuellement, les humains n'ont pas seulement besoin d'apprendre des pocédires : ils doivent élaborer mentalement ce qu'ils font, ont fait ou vont faire et ainsi lui donner sens. Dans la société médiévale ou classique, où la religion entendait encadrer la chair, la mise en route des corps et l'engagement dans des relations s'appuyaient sur un nombre limité de situations et de rituels sociaux. Dans les sociétés individualisées contemporaines, désirs et relations nécessitent des improvisations personnelles et interpersonnelles de plus en plus complexes, qui se construisent à partir d'expériences vécues ou connues par les individus et de représentations culturelles disponibles. Avec le déclin du discours religieux, la médecine et la psychologie sont de plus en plus utilisées comme support d'une nouvelle normativité plus technique des conduites et des fonctionnements sexuels".
Il faudrait sans doute ajouter plusieurs éléments qu peuvent s'intégrer dans ce que pourrait être une sociologie de la sexualité :
- Le poids des religions par le passé dans l'Occident a laissé des traces et ces traces influent encore jusqu'aux comportements individuels ;
- La place de la religion dans les sociétés non occidentales, et notamment par le jeu des migrations à l'échelle de la planète et par la recherche d'un sens de la vie que beaucoup estime perdu, se retrouve dans les société occidentales, dans la définition et la représentation de la sexualité ;
- Dans les comportements sexuels intimes, la part de la réalité et du fantasme, entre la réitération de comportements finalement traditionnels même avec d'autres justifications et la projection dans l'espace public, notamment par les médias, de comportements "libérés", s'avère sans doute autre que celle du discours savant sur la sexualité. La difficulté pour des groupes dont la sexualité étaient considérés comme déviantes par le passé, de se voir reconnaitre plein droit de cité, reflète sans doute cet écart.
- Au sein d'une même société laïcisée, des contradictions sur les comportements sexuels peuvent demeurer importants. Il y a sans doute des conflits de représentation de la sexualité bien plus vifs que ne le laisserait montrer une évolution sensible de la sexualité.
Michel BOZON, Sociologie de la sexualité, Nathan Université, 2002 ; Henri VAN LIER, article Sexualité - Introduction, dans Encyclopedia Universalis, 2004.
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