Anne CHENG explique que "même poussé à l'extrême, l'esprit critique de Dai Zhen ne s'applique cependant qu'à l'intérieur de la tradition, sans jamais en remettre radicalement en cause les fondements. Il s'agit de l'aiguiser comme instrument d'investigation et d'approfondissement du Dao de l'antiquité sans que la validité en soit jamais mise en question."
C'est un autre érudit qui "annonce véritablement - sans en mesurer lui-même toute la portée - la radicalité de la critique moderne" : CUI SHU (1740-1816), dont le monumental Kaoxin lu (Notes pour une lecture critique et véridique) "est un modèle de démystification systématique et méthodique de toute la tradition interprétative des Classiques". Jacques DIÉNY décrit cette oeuvre maitresse comme une "somme de douze traités indépendants, relatifs à des époques différentes de l'Antiquité. Le titre du livre résume son ambition : en partant d'une lecture critique des textes, parvenir à une relation véridique du passé (Les années d'apprentissages de Cui Shu, dans Etudes chinoises, 13, 1-2, 1994). Est notamment mise en doute, explique toujours Anne CHENG, "la littérature qui concerne les souverains mythiques de la haute antiquité, vénérés depuis toujours comme des parangons de vertu ; des figures comme Yao Shun ou Yu Le Grand sont désormais à étudier d'un point de vue non plus hagiographique, mais historique.".
Passé inaperçu de son vivant (sans doute heureusement pour lui, vu la censure impériale...et pour nous car ainsi cette oeuvre n'a pas été détruite...), ce travail est revendiqué dans les années 1920-1930 par des historiens radicalement anti-traditionalistes comme GU JIEGANG (1893-1980) et HU SHI (1891-1962) dans leurs Critiques sur l'histoire ancienne.
Comme CUI SHU, mais selon une méthode différente, ZHANG XUECHENG "contribue lui aussi à dépouiller encore davantage les Classiques de leur caractère sacré et atemporel en déclarant que "les Six Classiques ne sont qu'histoire" en ouverture de ses Principes généraux de littérature et d'histoire. Cette formule devenue fameuse fait écho à celle de Wang Yangming ; "Le Dao n'est rien d'autre que les faits, les faits rien d'autre que le Dao". Dans son plaidoyer pour l'histoire qui, selon lui, est de l'"étude pratique" par excellence en ce qu'elle assure l'unité de la connaissance et de l'action, Zhang Xuecheng revendique le double héritage de Huang Zongzi et de Yan Yuan." Dans sa perspective historiciste, "Confucius, traditionnellement considéré comme le Saint parmi les saints, voit son rôle relativisé. De son propre aveu, il s'était contenté de transmettre, "sans rien créer de nouveau", la sagesse et les enseignements du duc de Zhou, ultime et suprême sage-souverain qui incarna le mieux la plus haute vertu morale alliée à la plus effective capacité politique."
L'érudition n'est plus tout...
A l'aube du XIXe siècle, il devient de plus en plus évident, comme l'indique à la fois Jacques GERNET et Anne CHENG, que l'érudition ne peut plus valoir par elle seule, mais doit prendre en compte les enjeux moraux et philosophiques. "Réconcilier, écrit Anne CHENG, dans une "maison" commune "études Han" et "études Song", tel est l'idéal de Ruan Yuan (1764-1849), fondateur en 1820 de l'académie de l'Océan d'érudition de Canton qui devait former les plus éminents lettrés du Sud que connut le XIXe siècle."
Jacques GERNET, pour l'essor de la critique textuelle et les philosophies du XVIIIe siècle, écrit que l'"application des principes scientifiques de critique textuelle et historique définis par Gu Yanwu et les hommes de sa génération devait amener à mettre en question la plus vénérable des traditions écrites, celle des Classiques, et elle eut dans le monde chinois, avec une avance de plus d'un siècle, un rôle analogue à celui que devait jouer la philologie hébraïque en Occident dans le domaine des études bibliques. C'est ainsi que l'on a pu comparer Gu Yanwu ou, mieux encore, l'un de ses plus illustres successeurs Dai Zhen, à Ernest Renan : la même rigueur scientifique, le même souci de la vérité inspirent Dai Zhen et le fondateur des études bibliques."
Après avoir décrit certaines figures de l'école des études critiques, dont Dai Zhen lui-même, le spécialiste des études chinoises en France évoque lui aussi la figure de ZHANG XUECHENG, jusqu'à en faire un philosophe de l'histoire.
"Plus jeune que Dai Zhen de douze ans, Zhang Xuecheng (1738-1801) est, avec lui, l'un des esprits les plus profonds et les plus originaux du XVIIIe siècle. Mais, à une époque où la mode est à à l'érudition, à la critique textuelle et surtout à l'exégèse des Classiques, (il) apparait comme une exception dans la mesure où il représente des tendances opposées : méthode historiographique et philosophie de l'histoire sont les thèmes principaux de sa réflexion. Ainsi s'explique le peu d'audience qu'il a eu à son époque. Mais Zhang Xuecheng sera réhabilité au XXe siècle par les sinologues japonais et chinois.
Sensible comme Wang Fuzhi et Gu Yanwu aux réalités régionales, Zhang Xuecheng estime qu'il importe avant tout de connaitre l'histoire des pays chinois : la Chine, aussi étendue que l'Europe, ne peut être traitée comme un tout uniforme et ce n'est que par une histoire des différentes régions, le recours aux monographies locales et la rédaction de nouvelles monographies (...) qu'il sera possible de s'orienter dans une histoire aussi complexe que celle du monde chinois. Il importe donc de constituer les archives locales, de recueillir des informations directes par des enquêtes locales auprès des vieillards, de collectionner les inscriptions, les manuscrits, les traditions locales... Comme Gu Yanwu, Zhang Xuecheng estime que les sources de l'histoire sont de nature encyclopédique. Mais il apparait plus radical dans ce domaine : toutes les oeuvres écrites, de quelque nature que ce soit, y compris les vénérables Classiques, sont à ses yeux des témoignages historiques. Cependant, il ne s'agit pas, une fois recueillie cette documentation exhaustive, de se livrer à une compilation mécanique, à la façon des équipes d'historiographes du VIIe siècle. L'histoire doit être oeuvre personnelle tout en demeurant un reflet exact du passé. Les meilleures oeuvres historiques ont toujours été le fait d'individus isolés : c'est le cas de la plus admirable de toutes, les Mémoires historiques de Sima Qian.
Le plus étrange est que ces préoccupations historiographiques débouchent sur une philosophie : de la célèbre formule de Zhang Xiecheng : "tout est histoire, même les Classiques", découle par un mouvement inverse l'affirmation que l'histoire a même dignité que les Classiques. Elle s'incorpore un principe philosophique, elle inclut en elle le dao, lui-même invisible, et dont l'homme ne connait que les manifestations historiques. Les sociétés humaines obéissent à cette raison naturelle qu'est le dao. Le présent lui-même est histoire. Il porte témoignage sur la raison universelle et à ce titre a même dignité que le passé, contrairement à l'opinion des amoureux de l'Antiquité. Si le mouvement de critique textuelle représente une saine réaction contre les excès de la philosophie intellectualiste de Zhu Xi et de la philosophie intuitionniste de Wang Yangming, il a aussi ses aspects négatifs. Le triomphe de l'érudition va souvent de pair avec un renoncement à tout esprit de réflexion et de synthèse. La recherche du détail est devenue une fin en soi et la découverte la plus futile satisfait la vanité des érudits. Il importe donc de revenir à cette vérité fondamentale : le monde visible est informé par un Dao imminent, conception typiquement chinoise mais qui, dans la perspective d'historien qui est celle de Zhang Xuecheng, n'est pas sans résonances hégéliennes : c'est par un contact direct avec l'histoire vécue et passée que se forme le sens philosophique."
Jacques GERNET, Le monde chinois, tome 2, Armand Colin, 2006. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002.
PHILIUS
Relu le 11 août 2021