Si nous prenons le terme publicité, au lieu de communication économique ou politique, c'est qu'ici nous voulons examiner surtout la communication commerciale, avec le sens de publicité pris par les acteurs de cette forme de communication bien particulière. La publicité, qui n'a jamais, au dire même des publicitaires eux-mêmes (voir Luc CHOMARAT, La publicité, PUF, collection Que sais-je? 2013), été considérée comme une activité moralement neutre, à l'inverse du commerce par exemple, constitue une sorte de noeud dans le fonctionnement de l'économie capitaliste moderne.
Il s'agit, pour comprendre son influence sur les diverses coopérations et conflits, d'analyser celle-ci comme un phénomène social bien particulier - elle n'apparait véritablement qu'avec l'économie industrielle. Il s'agit d'analyser la logique discursive de la publicité - et non son fonctionnement du point de vue des publicitaires, dont certains acteurs se targuent de faire oeuvre de sociologie (c'est comme si l'on confiait à des militaires (en guerre) la sociologie des armées, ou aux leaders de la mafia la sociologie de la délinquance...), et d'éclairer les liens existant entre celle-ci et les individus, la consommation d'objet et la société moderne.
Communication de masse et société
Dans cette logique, Valérie SACRISTE, du Laboratoire Communication et Politique (CNRS), fait le point sur les recherches portant sur cette communication de masse et sur son insertion dans le corps social. La publicité suscite des interrogations qui débordent la seule sociologie, vers la politique et la philosophie politique.
"Ignorée par les penseurs sociaux (bien qu'émergeant au XVIIe et s'imposant au XIXe siècle), la publicité ne devient véritablement objet d'interrogation qu'entre 1930 et 1940. L'intérêt est contextualisé, lié à l'extension de la réclame, des médias et au développement, en Europe, des propagandes totalitaires. Dans ce climat, la recherche se centralise naturellement sur les effets de la publicité sur le public. L'évidence étant, pour tous, que les techniques de la communication publicitaire ont forcément des effets et qu'elles peuvent manipuler à loisir la masse."
Le premier ouvrage à marquer cette période est Le viol des foules, du socialiste allemand Serge Tchakhotine (1883-1973). Étudiant le rôle de la propagande hitlérienne à la radio, il en tire la conclusion que celle-ci a permis le contrôle des esprits en diffusant des slogans usant des techniques publicitaires. La thèse s'inspire de la psychologie sommaire du réflexe conditionné. Elle part du postulat que "par certaines pratiques, on peut affaiblir la faculté de résistance des mécanismes nerveux supérieurs" et d'autant "chez la masse dont le niveau intellectuel, c'est-à-dire la faculté critique est bien basse" (Le viol des foules, Gallimard, 1952, ouvrage traduit de l'original paru en 1939). Le public est ainsi considéré comme une totalité passive et ignorante, les techniques de persuasion douées d'un pouvoir omnipotent. Le contexte sociopolitique de l'Allemagne n'est absolument pas pris en compte. Ce faisant, Tchakhotine voit, logiquement, dans les pratiques publicitaires des instruments capables de manipuler les foules : "Par la répétition incessante et massive des slogans", leurs "sonorités rythmées obsédantes", "elles créent un état de fatigue mentale, qui est propice à l'assujettissement à la volonté de celui qui exerce cette publicité tapageuse".
La thèse est radicale. Elle ravira les publicitaires.
Contrepoint de cette omnipotence supposée de la publicité se développe un peu plus tard la sociocologie d'enquête. Les premières études dans les années 1940 sont menées par Paul Lazarsfeld (1901-1978) et ses collèges du Bureau of Appleid Social Research. Robert Merton (1910-2003) en résume la filiation : "La compétition sévère dans la publicité a provoqué une demande pour connaître la dimension, la composition et les réactions du public (...). Et, pour la propagande comme pour la publicité, les responsables veulent savoir si leur investissement est rentable..." (Éléments de théories et de méthode sociologique, Plon, 1965). Seulement, les résultats des enquêtes démontrent que le consommateur n'est pas un halluciné. Il est actif, son comportement dépendant des processus eux-mêmes déterminés plutôt par l'inscription de l'individu dans ses divers groupes d'appartenance (famille, amis, quartier, religion...) que par les injonctions des fabricants d'images et de slogans. Autrement dit, le grand vainqueur n'est ni la publicité, ni les médias, mais les groupes primaires et les leaders d'opinion, les techniques de persuasion n'ayant que des effets limités.
Or, ces résultats auraient pu décevoir les professionnels puisqu'ils se retrouvaient devant la conclusion que les campagnes publicitaires étaient incapables (sinon dans les marges) d'induire des comportements massifs d'opinions, d'attitudes et d'actions. Nonobstant, il serait dirimant de croire que leur conclusion changea les opinions. Comme l'a souligné Dominique Wolton (né en 1947), on demande au chercheur d'être libre, d'explorer et de vérifier des hypothèses mais "en même temps, s'il dit quelque chose de différent du discours des acteurs, des hommes politiques ou des journalistes, il perçoit immédiatement une forte résistance... C'est un peu le double lien, "Aidez-nous à mieux comprendre ce qui se passe, mais surtout ne dites pas autre chose que ce que nous voulons entendre" (Penser la communication, Flammarion, 1997)".
Ainsi, l'omnipotente publicitaire est un mythe, mais l'opinion y croit, et les publicitaires l'entretiennent pour légitimer et développer leur profession.
Ces enquêtes positives ont le mérite, quoi qu'il en soit, par leur recueil des faits validés, de s'imposer comme principe de réalité, contre-pied de l'ivresse spéculative. Et, derechef, on ne peut les ignorer. Seulement on ne saurait en rester à la mesure des effets de la publicité, elle-même réduite à la transmission linéaire d'un message, compris comme porteur de seules informations économique. Ainsi on occulte la dimension macrosociologique et l'aspect symbolique de la communication publicitaire.
Symbolique de la communication publicitaire et formation de la société de consommation
Prenant en compte cet aspect, la sociologie critique (de l'École de Francfort) appréhende la communication en insistant sur le fait qu'elle ne se déroule pas dans un espace social aseptisé mais dans un espace social précis qui la transcende : espace social lui-même composé d'individus socialement situés et socialement contraints dont les rapports sont de domination et de subordination. Elle démontre ainsi que la publicité est fille de la société capitaliste et qu'elle est moins un discours informatif qu'un discours idéologique, agent du contrôle social qui contribue à acculturer les masses en homogénéisant les comportements. Ainsi Herbert Marcuse (1898-1979), dans L'homme unidimensionnel, écrit-il : "Les produits endoctrinent et conditionnent ; ils façonnent une fause conscience insensible à ce ce qu'elle a de faux. Et quand ces produits avantageux deviennent accessibles à un plus grand nombre d'individus dans des classes sociales plus nombreuses, les valeurs de la publicité créent un manière de vivre" (L'homme unidimensionnel, Minuit, 1968, première édition en 1964). Car "son langage va dans le sens de l'identification et l'unification". En somme, c'est une des techniques de l'avilissement de l'homme et de son aliénation.
Dans cette voie, il y a bien des successeurs. Stuart Ewen (Consciences sous influence, Aubier, 1983, traduction de l'ouvrage paru en 1977), en particulier, qui se livrant, quelques années plus tard, à l'étude sociohistorique du développement de la publicité moderne aux États-Unis, souligne sa connivence avec l'idéologie "consommatrice" des entrepreneurs. Selon lui, la consommation de masse se serait développée parce qu'elle se présentait comme un système qui permet à la fois de fournir de nouveaux débouchés à l'industrie, d'instaurer une culture nationale cimentée par l'usage généralisé de certains produits et de détourner les ouvriers de la lutte des classes. La publicité aurait ainsi fonctionné comme agent du contrôle social, incitant les individus à acheter, en développant une idéologie où la consommation était présenté comme un progrès social, une totalité intégrée et universalisante.
Dans le même sens, Jurgen Habermas (né en 1929), alors à ses débuts et s'inscrivant dans le courant critique, développe le thème de l'Espace public (L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, 1978, traduction de l'ouvrage paru en 1962). Il montre comment les médias ont d'abord actualisé le principe de la "publicité" (au sens étymologique et premier de rendre public) des débats en promulguant l'usage public du raisonnement. Créée par la bourgeoisie au XVIIe siècle pour ériger la société civile contre l'État et sa pratique du secret, ce principe de publicité est lié à l'avènement de la démocratie et à la constitution d'un nouveau vecteur sociologique : l'opinion publique. Seulement, l'espace public bourgeois, avec sa logique du capitalisme (ses lois du marché, sa recherche du profit, avec son intrusion dans l'espace de la production culturelle), devait mettre fin au principe de la publicité des débats en transformant la fonction critique de celle-ci en une fonction d'intégration par la publicité commerciale. Confinée à l'espace des produits, la publicité commerciale a pour Habermas contaminé la sphère publique, la faisant passer du raisonnement critique et du monde des idées à celui des affects et à des adhésions irrationnelles. Ainsi, l'espace public, né contre le pouvoir politique, pour le juger et le contrôler, serait devenu un espace de séduction publicitaire.
Évoquons enfin le courant des technicistes, à travers Marshall McLuhan (1911-1980) qui, loin de se réduire à cette tradition, est néanmoins l'un des premier à tenir compte, dans l'action sociale des médias, de la nature médiatique des techniques. "Dans la formation des sociétés, les moyens de communication, les médias ont toujours été plus importants que le contenu de ces communications - le moyen est en lui-même un message - le message est un massage." (Pour comprendre les médias, Point-Le Seuil, 1977, traduction du livre paru en 1964). Et c'est dans cette perspective qu'il verra dans la publicité un médium de l'information collective. Il écrit : "On a longtemps considéré la publicité en tant qu'information, d'abord comme moyen de promouvoir des produits. On n'a pas suffisamment remarqué que la publicité est en elle-même un bien d'information beaucoup plus important que tout ce qu'elle promeut. C'est pourquoi il n'est plus possible de la classer comme un simple moyen de vendre des biens et services." (Culture is our Busibness, New York, Ballandine Books, 1972). De là sa conclusion devenue citation célèbre : "Les historiens et les archéologues découvriront un jour que les annonces de notre époque constituent le reflet quotidien le plus riche et le plus fidèle qu'une société n'ait jamais donné de toutes les gammes de ses activités. Les hiéroglyphes égyptiens viennent loin derrière à cet égard." (Pour comprendre les médias). Seulement, si pour McLuhan, la publicité est un traducteur de la réalité sociale, c'est parce qu'en tant que médium, elle a modifié les comportements des individus dans la société. C'est une technique, et comme toutes les techniques, elle a, pour le chercheur canadien, le pouvoir de transformer le monde.
Après quoi, on n'est guère étonner de voir McLuhan érigé en gourou chez les publicitaires, publicitaires, qui, par ailleurs, depuis les années 1970-1980, ont profité du désinvestissement intellectuel à l'égard de la publicité, pour promouvoir leurs études sur le besoin et l'art de communiquer dans la société.
Au terme de ce parcours, force est de constater que les analyses sociologiques de la publicité sont parties de la question de ses effets, et donc de son pouvoir, implicite dans la société, insistant sur le message mais sans jamais envisager le rapport d'interaction entre le manifeste publicitaire et la réception, entre le manifeste publicitaire sur les produits et la relation qu'on peut avoir aux objets et aux images dans un certain type de société. Seules les analyses critiques et technicistes ont tenu compte de ce paradigme. Seulement, l'approche critique a considéré que la "course à l'avoir" était le résultat de la logique capitaliste et que cette même course avait été rendue possible par la capacité manipulatoire de la publicité. L'axe techniciste diffère dans sa position mais n'en demeure pas moins proche dans sa conception, car si ce n'est pas la logique économique qui assujettit les médias, ce sont les techniques qui ont le pouvoir de transformer les modèles d'installation. ce qui, dans les deux cas suppose :
a) l'omnipotence des médias ;
b) la capacité passive du public et son abêtissement.
Ce que la sociologie positive, nous l'avons vu, est loin d'entériner.
A partir de quoi, la question n'est pas de se demander quel est le pouvoir de la publicité, mais bien plutôt quel sens a-t-elle dans notre société? Pourquoi si les individus sont critiques et actifs continuent-ils d'acheter des objets dont ils n'ont pas besoin? Pourquoi, conscients que la publicité cherche à les persuader, ne fuient-ils pas le langage et les images de se rhétorique? "
Valérie SACRISTE estime que la publicité agit comme "prothésiste identitaire" dans une société où les inégalités et les injustices demeurent importantes et où l'individu pourrait se sentir écraser dans la masse. Notamment, "cette société de l'individualisme est traversée par le paradoxe qu'autrui est à la fois mon semblable, mon frère et par ailleurs mon rival, celui par qui ma liberté rencontre sa limite. Concurrent dont le désir me menace et à cause de qui mon espace de puissance est menacé, il est, dans le même mouvement celui qui suscite le mimétisme spéculaire et donc source de modèles et de rejet."
La publicité, dans cette situation, peut sembler contourner cela par une "dialectique du particulier et de l'universel. Le sujet se conçoit dans un clivage entre un Moi différent des autres, jaloux de sa spécificité et un Je universel, le Je citoyen source de la loi commune ; autrement dit, un espace privé et un espace public, l'espace des égotismes et des égoïsmes, et l'espace civique." Le malaise identitaire n'est en fait que très partiellement levé, car la société postindustrielle dévalorise peu à peu la chose publique, rend flous les statuts, l'ordre social. Dans ce cadre, les individus cherchent à quérir des signes et des valeurs distinctives dans des discours, des pratiques, des objets, des techniques, qu'ils imposent comme de nouvelles déités.
Et c'est en vertu de ce principe sociopolitique qu'elle justifie son hypothèse "selon laquelle la publicité fonctionne (et de façon importante) comme l'imaginaire d'une société qui n'en finit pas de se donner des signes perpétuellement annulés et perpétuellement recommencés, faute de ne plus s'électriser dans l'espace public."
Publicité et évolution de la société
Edgar MORIN, héritier de toute cette littérature sociologique se livre à une analyse de la publicité, dans le cadre de sa réflexion d'ensemble sur l'évolution contemporaine. "Aux grandes peurs packardistes (il fait référence à la réflexion de Vance PACKARD, dans La Persuasion clandestine, Calmann-Lévy), aux grands mépris de l'intelligentsia, les plaidoyers pro domo des publicitaires et manager s'enchaînent dans la même ronde vertueuse ; tous parlent au nom de l'homme, menacé par le conditionnement sournois, la persuasion clandestine, l'abrutissement médiocre, ou, au contraire, accédant à la démocratie de la consommation, à l'intelligence économique."
Le sociologue français constate d'abord que la publicité relève de la science (comme système d'action, avec les techniques matérielles mises en oeuvre et comme système de connaissances, notamment psychologiques). Il estime ensuite que le chercheur qui tente de développer à la fois les études de la publicité et l'étude sur la publicité se heurte à une double occultation : "d'une part (...) la publicité vise à connaitre son marché et sa marche, non pas à se connaitre ; d'autre part, elle maintient le secret sur ses propres enquêtes, qui échappent par là même au jeu normal de la circulation scientifique."
"La publicité, explique t-il, n'est qu'un élément dans les systèmes de production-distribution-consommation, et elle ne peut se définir que par rapport à ces systèmes, où elle joue un rôle essentiellement médiateur. Dans un autre sens, nous voyons qu'elle peut constituer un système propre : les agences de publicité peuvent être douées d'autonomie économique et sociologique, étendre leurs pseudopodes conquérants, voire vassaliser des médias. Ainsi, par une dialectique du serviteur-maitre dont est coutumière la vie sociale, on a pu voir que la publicité est devenue le support de certains de ses "supports" (...). Plus largement, la publicité, médiatrice universelle de la consommation, étend son champ à tous les horizons et baigne littéralement toute la vie sociale. (...) Ainsi donc, le champ publicitaire tantôt s'étend sur la société à l'infini, tantôt se réduit jusqu'à se fondre dans les rouages commerciaux des entreprises, tantôt apparait comme médiateur universel de la consommation, tantôt encore comme système autonome. C'est dans toutes ces directions qu'il faudrait prospecter avant de définir trop strictement la publicité. Il faut comprendre celle-ci à la fois en tant que système d'action propre et phénomène carrefour, lieu stratégique pour l'étude clinique du monde contemporain."
Son analyse prend en compte de nombreux aspects, socio-psychologique, économique, artistique. Elle fait appel à des études entreprises dès les années 1950, de Charles TAYLOR (né en 1937) sur le plan des gestes du travail industriel, d'Elton MAYO (1880-1940) sur le plan de la vie du travailleur et de Ernest DITCHER (1907-1991) sur le plan de l'incitation publicitaire à la consommation. Ces auteurs étudient donc trois étapes décisives dans l'évolution du capitalisme industriel moderne. Edgar MORIN indique que la publicité "inocule à des produits, dont la fonction est autre, une fonction mythologique de caractère individuels et/ou libidinal."
Il conclue en faisant appel aux multiples réflexions de Karl MARX :
"Marx fut le premier, de façon à la fois géniale et utile, à redécouvrir la magie au coeur de la vie économique (la notion de fétiche) et, du même coup, à découvrir que l'apparente rationalisation de l'économique politique classique était une mythologie. Freud fut le second, à sa manière également géniale, à découvrir l'érotique asservi sous l'économique. De fait, l'intelligence qui nous procure l'étude de la publicité contribue à nous faire concevoir notre société non pas comme guidée par une rationalité économique, mais comme poussée somnanbuliquement par une dialectique des besoins errants et des forces aveugles. La technique, qui semblait matérialiser le monde, qui semblait devoir tout réduire à l'efficacité pratique, le capitalisme qui semblait devoir tout réduire au taux d'intérêt, brouillent et mêlent le réel et l'imaginaire dans l'acte le plus terre à terre qui soit : l'achat. L'homo magicus émerge sous l'homo economicus, son masque moderne.
Dans ce jeu où s'est développé l'univers consommationnaire, avec ses délires, ses délices et ses vices, l'individu est à la fois sujet et objet : la marchandise humanisée, imbibée de ses rêves et de son affectivité, est l'esclave de l'homme-roi, mais lui-même est l'étrange marchandise, produite en série, et devient dépendant d'objets à peine doués de réalité objective. Ici encore, dénonçons la vision unilatérale, aussi bien celle qui élit l'image de l'homme-roi triomphant que celle qui élit l'image de l'homme-marchandise. Dénonçons l'idée qui prétend que la société moderne a quitté le stade de la magie et dénonçons l'idée qui prétend qu'elle y est retombée. Dénonçons l'idée qui prétend que l'homme a enfin son destin en main et l'idée qui prétend que celui-ci a été arraché. A vrai dire, nous sommes entrés dans un nouvel épisode de la marche à demi somnambulique de l'homme, être à demi imaginaire. Il est possible que la libération de nouvelles forces libidinales, que la névrose de l'individu consommationnaire provoquent un cataclysme destructeur? purificateur? salvateur? De toute façon, il nous semble que la publicité, comme la société consommationnaire, met en oeuvre des forces d'intégration et des forces de désintégration. C'est évidemment cette dialectique d'intégration-désintégration qu'il faudra suivre et étudier.
Finalement, les grandes peurs suscitées par la publicité nous semblent à la fois futiles et profondes. Il est utile en effet d'attribuer à la publicité une sorte d'existence démiurgique et une responsabilité quasi-pénale. Il est futile d'imaginer que la publicité puisse conditionner une civilisation alors qu'il est beaucoup plus probable que la publicité soit conditionnée par une civilisation. Toutefois, il est profond de sentir, tapis, cachés sous la publicité, quelques redoutables problèmes de civilisation."
Contestation sociale et critique de la publicité
Un cran plus loin dans l'analyse de la publicité est réalisé par les jeunes sociologues, économistes, philosophes, historiens, psychologues et médecins, du groupe MARCUSE (Mouvement Autonome de Réflexion Critique à l'Usage des Survivants de l'Économie). Il ne s'agit plus pour les auteurs de nombreux Manifestes contre la publicité de dénoncer seulement les excès (violence et sexe) de la publicité, ni même de se limiter à une analyse psycho-sociale des agressions publicitaires. En effet, se livrant à une recherche historique, prenant des éléments de réflexions souvent dans les propos (non rendus publics...) des publicitaires eux-mêmes, dont nombre d'acteurs, anciens publicitaires, écoeurés par les pratiques du milieu de cette communication, font ressortir le caractère souvent insultant, condescendant vis-à-vis des publics (et même des clients!), intégrant leur analyse dans une approche très critique de l'économie actuelle, ils expliquent le fonctionnement intime de la machine publicitaire, ses objectifs, ses motivations, ses résultats, ses conséquences sur la société toute entière.
"La publicité, écrivent-ils, est une arme de marketing, l'art de vendre n'importe quoi à n'importe qui par n'importe quel moyen. Précisément, c'est le marketing dans sa dimension communicationnelle. Passant notamment par le biais des médias, elle constitue l'archétype de la "com'". La critique de la publicité doit donc se prolonger dans la critique du marketing et de la com' - ces trois fléaux composent ensemble le système publicitaire. Mais ce système a été engendré par le capitalisme industriel, et il finance les médias de masse dont il oriente le contenu. Le problème ne se réduit donc pas à l'abrutissement publicitaire, il inclut aussi la désinformation médiatique et la dévastation industrielle. Il ne faut pas se leurrer : la publicité n'est que la partie émergée de cet iceberg qu'est le système publicitaire et, plus largement, de l'océan glacé dans lequel il évolue : la société marchande et sa croissance dévastatrice. Et si nous critiquons ce système et cette société, c'est parce que le monde se meurt de notre monde de vie.
La publicité a essentiellement pour effet de propager le consumérisme. Axé sur l'hyper-consommation, ce mode de vie repose sur le productivisme, et implique donc l'exploitation croissante des hommes et des ressources naturelles. Tout ce que nous consommons, c'est autant de ressources en moins et autant de déchets, de nuisances et de travail appauvrissant en plus. Le consumérisme aboutit ainsi à la dévastation du monde, sa transformation en désert matériel et spirituel - en un milieu où il sera de plus en plus difficile de vivre humainement, et même de survivre. Dans ce désert prospère la misère humaine, à la fois physique et psychique, sociale et morale. Les imaginaires tendent à s'atrophier, les relations à se déshumaniser, les solidarités à se décomposer, les compétences personnelles à décliner, l'autonomie à disparaitre, les esprits et les corps à se standardiser. ." Ces auteurs conçoivent donc le système publicitaire comme à la fois un symptôme de la dévastation du monde et un de ses moteurs.
Une sociologie de la publicité qui doit intégrer tant de facteurs...
Même en n'adoptant pas les prémisses de leur étude, les explications qu'ils donnent sur les processus mises en oeuvre - parfois manuels de la profession en main -, les informations sur l'histoire des développements de la publicité depuis les débuts de l'ère industrielle, les données économiques sur les grandes concentrations financières dans le secteur de la publicité, les analyses contextualisées sur les dynamismes psychologiques et sociopsychologiques qui permettent son fonctionnement, les données encore sur les différents gaspillages induit par la publicité (gaspillage des prospectus en papier glacé dont la quasi totalité part directement de la boite aux lettres à la poubelle, débauche d'énergie pour les messages audio-visuels, surproduction des objets eux-mêmes à cause des promesses, souvent non tenues, de ventes probables revendiquées par les publicitaires...), toute cette masse d'informations sans laquelle une sociologie réelle de la publicité n'est guère possible, ne peut au minimum qu'interroger le lecteur.
En tout cas, leurs études montrent qu'une sociologie de la publicité ne peut guère partir du point de vue des publicitaires eux-mêmes. Si les responsables des sociétés et leur staff d'ingénierie de communication connaissent bien les ressorts de leur métier - nous ne parlons pas des employés qui pourraient indifféremment passer d'un secteur de la communication à un autre, suivant des plans de carrière souvent peu évolutifs - il semble bien que la désinformation ne se limite pas au public, mais à toutes les autres parties prenantes du système. Si la prise de conscience - même en mettant de côté le manque de courage évident de bien des acteurs - de ce fonctionnement n'entraine pas plus de publicitaires dans l'envie de sortir de ce système, c'est que beaucoup ne considèrent en définitive que leur intérêt personnel, dans le fil droit de l'idéologie consumériste qu'il déploie. Dans les conversations que l'on peut avoir avec des professionnels de la publicité, on se rend bien compte qu'ils sont les premières victimes de cette idéologie. Cela va très loin : en persévérant dans le métier, certains disent garantir l'exercice par les citoyens de la démocratie.
Refusée massivement par les citoyens des pays à vieille tradition industrielle (qui utilisent de multiples tactiques d'évitement de la publicité, avec d'ailleurs de plus en plus d'efficacité), la publicité conserve un fort attrait - à la manière de la propagande nazie dans l'Allemagne des années 1930 - dans les pays dit en développement, parmi des populations dont la société de consommation est seulement encore un horizon ou constitue un ensemble de nouvelles habitudes d'actions et de pensées. Le paradis promis par la publicité, devenu cauchemar pour beaucoup, n'est souvent vu que d'un véritable purgatoire par maintes populations. Autant dire que le système publicitaire a encore de beau jour devant lui. Même s'il est reconnu inefficace (ce qui l'entretient encore plus, plus de moyens étant engagés pour maintenir un semblant d'efficacité...) par les professionnels et les "usagers" dans les pays occidentaux, il possède, alors qu'il n'a pas déployé encore tous ses moyens, un attrait certain dans les pays dits émergents, comme la Chine et l'Inde, pour ne nommer que ceux-là.
C'est dire aussi que la sociologie de la publicité a encore des choses à nous dire sur les sociétés humaines....
Groupe Marcuse, De la misère humaine en milieu publicitaire, La Découverte/poche, 2010. Edgard MORIN, Sociologie, Fayard, 1984. Valérie SACRISTE, Sociologie de la communication publicitaire, L'année sociologique, 487-198, www.cairn.info.
SOCIUS
Corrigé le 16 décembre 2014. Relu le 16 juillet 2021