Dans la période d'incertitude stratégique qui est celle des années 2010, l'hypothèse de la surprise stratégique, fondée ou non, a tendance à ressurgir. C'est pourquoi Thérèse DELPECH y consacre une page dans son livre sur la dissuasion nucléaire d'aujourd'hui.
"Les armes nucléaires, du fait de leur très grande puissance, ont réveillé les vieilles craintes d'une attaque surprise. Des penseurs aussi importants que Bernard Brodie croyaient que l'élément de surprise étant moins important qu'on ne l'admettait généralement, parce que "si l'on doit encaisser des représailles, le prix d'une victoire sera trop élevé" . Pourtant, la crainte d'une attaque surprise resta bien éveillée dans les deux camps pendant la guerre froide, même après la sécurisation des capacités de rétorsion respective des États-Unis et de l'Union Soviétique. Car le but principal d'une attaque surprise était précisément de priver l'adversaire des moyens d'exercer des représailles.
Si certaines craintes étaient réciproques, elles s'ancraient dans des principes différents. Du côté occidental, on pensait que les Soviétiques recherchaient la supériorité et le renforcement de leurs défenses du fait même qu'ils s'étaient préparés à la guerre nucléaire. Du côté soviétique, on jugeait l'alliance capitaliste intrinsèquement agressive, et le caractère défensif des plans prévus par l'Occident n'y ont pu rien changer. (...) Toute amélioration introduite dans la doctrine américaine au nom de la stabilité et de la dissuasion mutuelle fut rejetée comme vile tromperie (SCHELLING, The strategy of conflict). la crainte mutuelle d'une attaque surprise ne pouvait qu'atteindre des niveaux spectaculaires en cas de crise, où chacune des parties risquait de modifier ses calculs sous la pression des événements. (...)
Ce processus d'escalade psychologique s'applique tout particulièrement entre pays incapables de minimiser les risques d'attaques surprises par le dialogue, par l'alerte avancée et une maitrise des armements portant sur les capacités les plus déstabilisantes.
Un grand nombre de prédictions se sont avérées trop pessimistes en matière nucléaire, mais, dans le cas d'une attaque surprise, comment ne pas avoir immédiatement à l'esprit deux pensées particulières pour en comprendre éventuellement leur pertinence à notre époque? La première est celle de Henry Stimson, dès avril 1945. Il prédit que "on risque de voir à l'avenir arriver une arme de ce genre - construite en secret, utilisée sans prévenir, et d'une manière redoutablement efficace" (The atomic bomb and peace with Russia, dans Bulletin of Atomic Scientists, volume 4, n°8, août 1948). La seconde pensée a été exprimée par John Foster Dulles en janvier 1954 : "Nous vivons dans un monde où les urgences sont toujours possibles, et notre survie dépendra de notre capacité à répondre aux situations d'urgence". (The evolution of foreign policy, discours devant le Council on Foreign Relations, New York, Department of State Press Relesase, n°81, 15 janvier 1954).
Enfin, reste un problème supplémentaire de nos jours : la possibilité d'une frappe anonyme. Dans ce cas, tous les États dotés d'armes nucléaires devront faire preuve de la plus grande transparence. En seront-ils capables? D'expérience, nous savons que la transparence n'est pas aisée à obtenir."
Hier, réalité de possibles attaques nucléaires?
Pour cerner la réalité d'une possible attaque nucléaire surprise de la part des Soviétiques, il faut reprendre les différents textes qui définissent la stratégie nucléaire soviétique, très loin en fait des logiques occidentales.
Jusque dans les années 1960, comme le rappelle Alain JOXE, "c'est uniquement la pensée de la guerre en Europe qui continue de représenter la guerre dans les débats théoriques, malgré le début d'une aviation de bombardement à longue portée et le programme des fusées. Autrement dit, ni le concept de stratégie de dissuasion ni celui de dissuasion globale n'apparaissent encore dans les vues soviétiques. (...) Dans son discours de janvier 1960, Khrouchtchev ôtait de l'importance aux gros bataillons, proposait une réduction d'un tiers des effectif, et accordait aux fusées la place du facteur capital dans le rapport de force (...). Khroutchev se posait en moderniste, critiquant certains aspects traditionalistes des partisans staliniens des "facteurs de victoire à long terme". Une telle thèse "globaliste" prenait nettement le contre-pied des militaires partisans de la guerre éclair, stratégiquement défensive - techniquement offensive -, en Europe. Elle faisait fond, avec un certain retard, sur une "supériorité soviétique" supposée, qui dérivait directement du mythe du missile gap. Mais les estimations excessives des tenants du missile gap étaient déjà contrebattus en Amérique et les thèses optimistes de Khroutchev suscitaient donc des oppositions militaires tout à fait raisonnables. Les militaires étaient payés pour savoir que les Américains n'avaient pas cessé d'être dominants et qu'ils se préparaient à une supériorité écrasante. Tout fonder sur les fusées suscitait des résistances doctrinaires, qui s'ajoutaient aux freinages corporatistes des gros bataillons.
Les thèses principales de Kroutchtchev furent en fait neutralisés par une mise au point du maréchal Malinovski, en 1961. Celui-ci exprimait une des tendances modernistes, celle qui avait remis en évidence, contre la doctrine de Staline, l'importance de la surprise et du début des hostilités. Contrairement à Kroutchtchev, il estimait que la menace d'attaque nucléaire par surprise, de la part de l'Ouest, était une réelle menace que le potentiel soviétique de riposte ne paralysait pas complètement."
l'ouvrage collectif publié sous la signature du maréchal Sokolovski (Stratégie militaire, printemps 1962) donne une version mixte entre la conception de Khrouchtchev et de Malinowski. En fait, la stratégie adoptée insiste sur la nécessité à la fois de parer à une attaque surprise et celle d'en préparer une, dans le cadre d'un scénario de guerre mettant en oeuvre autant les moyens conventionnels que les moyens nucléaires. Tout se passe, relève encore Alain JOXE, "comme si le pouvoir cherchait à éviter la construction d'une logique stratégique trop précise d'acquisition des moyens", afin d'éviter une course qualitative aux armements anti-forces. Se protéger de la destruction-suprise des armes est alors une des hantises de l'URSS, la fusée étant un moyen d'y faire face.
"En quelques années, entre 1955 et 1966, face à la multiplication des moyens américains invulnérables et imparables, la destruction des forces américaines posait aux Soviétiques un problème insoluble. Récupérer à tout prix une agilité anti-forces était à la fois indispensable doctrinairement et impossible stratégiquement. On en vint donc, entre 1966 et 1972, au raisonnement dissuasif anti-cité (...)." D'où l'accroissement des grosses fusées et des charges mégatonniques du côté soviétique. "C'est ce qui leur permettra, à partir de 1966, de proclamer en même temps que la paralysie au niveau nucléaire le retour aux opérations classiques frontales en Europe, sans que pour autant la programmation du nucléaire stratégiques soit freinée, et sans que le ciblage de l'Europe occidentale par les SS-4 et SS-5 soit éliminé." Notre auteur se base sur l'analyse de Michael McGWIRE pour comprendre la stratégie théorique des dirigeants soviétiques vers la fin de 1966 : ceux-ci commencent à penser que l'emploi massif des armes nucléaires en cas de guerre n'est pas inéluctable. "Le rôle attribuable aux armes nucléaires au cours d'une guerre cesse à ce moment-là d'apparaitre comme l'emploi dans la bataille pour devenir le moyen de dissuader l'emploi par l'ennemi des armes nucléaires dans la bataille." Mais les va-et-vient de la pensée stratégique soviétique ne s'arrêtent pas là, au point où Alain JOXE estime que les dirigeants soviétiques "conservèrent sous interruption de 1945 à 1987 deux stratégies de défense fixe contre l'invasion, complètement hétérogènes l'une à l'autre dans leur principe ; la prise en otage de l'Europe continentale et la riposte quantitative dans l'acquisition des moyens nucléaires globaux. Ces deux stratégies, au début complémentaire, sont devenues ensuite redondantes et contradictoires."
Sans entrer encore dans un exposé de la stratégie nucléaire soviétique (nous le ferons ailleurs), on peut constater que l'obsession d'une attaque surprise a toujours été présente et que, par ricochet, dans les plans de bataille, est placée la possibilité d'y avoir recours, ceci dans un profond scepticisme sur la valeur de la dissuasion.
Alain JOXE, Le cycle de la dissuasion (1945-1990), La Découverte/FEDN, 1990. Thérèse DELPECH, la dissuasion nucléaire au XXIe siècle, Odile Jacob, 2013.
STRATEGUS
Relu le 11 octobre 2021