Le stratège américain (et pas seulement stratégiste), conseiller direct des trois armées (air, terre, mer) des États-Unis en matière de stratégie nucléaire, qui a pratiquement établi les bases de sa doctrine de défense, n'a cessé d'être l'un des auteurs les plus lucides et les plus pénétrants de la pensée stratégique américaine. Stratège car dans ce domaine (défense nucléaire), l'élaboration d'une doctrine de dissuasion a autant d'impact que la préparation et l'exécution d'une stratégie classique. On sait la valeur déclaratoire, leur impact direct sur les relations internationales, des stratégies officielles en matière de défense nucléaire. Son influence a été profonde et se concrétise encore aujourd'hui. Qualifié parfois de "Clausewitz américain", il est l'un des fondateurs de la stratégie de Destruction Mutuelle Assurée (MAD) et s'opposa tout au long de sa carrière aux tenants d'une possible guerre nucléaire gagnable, comme Herman KAHN, partisan d'une véritable stratégie de guerre nucléaire.
Historien et politiste de formation, il se tourne d'abord vers la stratégie maritime : il écrit deux grands livres de référence : Sea Power in the Machine Age (1941) et A Guide to Naval Strategy (1943). Bien qu'il présente ses deux ouvrages comme une simple mise à jour des théorie de MAHAN, leur portée est beaucoup plus grande. Il s'agit d'une théorie globale qui se signale par des jugements beaucoup moins dogmatiques que ceux de l'amiral américain, sur la place de la guerre sur mer dans la stratégie générale et sur les moyens d'acquérir et de conserver la maitrise de la mer. Bernard BRODIE est le premier à théoriser la distinction entre les stratégies de maîtrise (ses control) et d'interdiction (sea denial), ces dernières étant mises en oeuvre par la puissance la plus faible.
Dès 1945, il se tourne vers l'étude de la stratégie nucléaire. Avec Arnold WOLFERS et William T R FOX, The Absolute Weapon (1946), il développe l'idée, révolutionnaire et qui mettra quelques années à véritablement s'imposer, que l'objectif de l'appareil militaire n'est plus désormais de gagner la guerre mais de l'empêcher, un échange nucléaire ne pouvant être que catastrophique, aussi bien pour le vainqueur que pour le vaincu. Il travaille en étroites liaisons avec les forces armées américaines, notamment l'Air Force à travers la Rand Corporation, et est associé à la définition des doctrines d'emploi. Certains de ses conférences sont même classifiées au plus haut niveau.
A travers ses nombreux ouvrages, il ne cesse d'exercer son influence, favorisant notamment le passage des représailles massives à la doctrine de riposte graduée et théorisant, avec d'autres, la maîtrise des armements (arms control) :
- Strategy in the Missile Age (1959) ;
- Escalation and Nuclear Option (1966) ;
- From Cossbow to H Bomb (1966) ;
- Bureaucracy, Politics and Strategy (avec Henry KISSINGER) (1968) ;
- The future of Deterrence in US Strategy (1968) ;
- War and Politics (1973).
Pour Hervé COUTEAU-BÉGARIE, "A la différence de Thomas C. Schelling et, encore plus de Herman KAHN, son immense érudition historique et une longue fréquentation de Clausewitz le préservent du dogmatisme doctrinal dans lequel verseront tant de ses homologues. C'est ce sens de la nuance et cette richesse d'exemples historiques qui ont permis à ses ouvrages de devenir des classiques et d'échapper à la caducité qui a frappé la plus grande partie de la littérature stratégique des années 1960-1970."
Peu traduit en français, on peut trouver toutefois, La guerre nucléaire, Stock, 1965.
The Absolute Weapon, Atomic Power and Woeld order (L'arme absolue, le pouvoir atomique et l'ordre mondial)
Dans The Absolute Weapon, Atomic Power and World order, de 1946, il développe avec ses deux co-auteurs, l'idée que le nucléaire est l'arme absolue et estime qu'il faut en tirer toutes les conséquences sur le plan de la stratégie militaire.
"La plupart de ceux qui ont retenu l'attention du public à propos de la bombe atomique se sont contentés de supposer que la guerre et l'annihilation sont maintenant complètement synonymes, et que l'homme moderne doit par conséquent être considéré comme complètement démodé ou parfaitement mûr pour l'âge d'or. Il ne fait pas de doute que l'annihilation - si cela doit vraiment être le destin à venir de pays qui ne peuvent résoudre leurs conflits - offre peu de perspectives pour l'analyse. Quelques degrés de différence sont de relativement peu d'importance. Mais étant donné la résistance, vérifiée par l'histoire, de l'homme à des changements profonds de comportement - en particulier dans une direction favorable - on a quelque excuse à vouloir examiner les diverses possibilités inhérentes à la situation avant d'en considérer aucune comme assurée.
Nous savons déjà tous qu'une guerre avec emploi de bombe atomique serait incomparablement plus destructrice et horrible que tout ce que le monde a connu jusqu'ici. Voila un fait sinistre et paralysant pour beaucoup de gens. Mais en tant que donnée pour la formulation d'une politique, ce fait est en lui-même de fort peu d'utilité. Il souligne l'urgence qu'il y a à parvenir à des décisions pertinentes, mais il ne nous aide pas à découvrir quelles sont ces décisions. (...). (...) une série de questions se pose. La guerre est-elle plus ou moins probable dans un monde qui contient des bombes atomiques? Dans le deuxième cas, est-elle suffisamment improbable, suffisamment, c'est-à-dire de façon à donner à la société l'occasion dont elle a un besoin pressant d'adapter sa politique à l'état de la physique? Quelles sont les procédures propres à réaliser cette adaptation dans les limites des possibilités qui s'offrent à nous? Et comment pouvons-nous accroitre ces possibilités? Pouvons-nous transformer ce qui semble être une crise immédiate en un problème à long terme, dont il est à supposer qu'il permettrait l'application de correctifs plus variés et mieux pensés que les quelques mesures lamentablement inadéquates qui semblent possibles actuellement?
C'est précisément afin de répondre à ce genre de questions que les effets de la bombe sur le caractère de la guerre retiennent notre attention. Nous savons par avance que la guerre, si elle éclate, sera très différente de ce qu'elle a été par le passé, mais ce que nous voulons savoir, c'est dans quelle mesure et de quelles façons. L'étude de ces questions devrait nous aider à trouver les conditions qui gouverneront la recherche de la sécurité dans l'avenir et la possibilité d'application des mesures proposées pour poursuivre cet objectif. En tout état de cause, nous savons que ce n'est pas la simple existence de l'arme mais plutôt ses effets sur le caractère traditionnel de la guerre qui détermineront les ajustements auxquels les États procèderons dans leurs relations réciproques."
Les auteurs exposent en plusieurs points des éléments de la nouvelle situation :
- "La puissance de cette arme est telle que n'importe quelle ville du monde peut être effectivement détruite par des bombes, au nombre de une à dix."
- "Il n'existe pas de moyen efficace de se défendre contre la bombe, et la possibilité qu'il en existe dans l'avenir est extrêmement éloignée."
- "Non seulement la bombe atomique accorde une primauté extraordinaire au développement du nouveau type de vecteurs (les auteurs mentionnent l'avion ou le V-1, l'ancêtre des missiles), mais encore elle étend la portée destructrice de ceux déjà existant."
- "Bien qu'offrant en soi une assurance plus réelle que la supériorité navale ou terrestre, la supériorité aérienne n'en offre pas pour autant une garantie de sécurité totale."
- "Dans la guerre atomique, la supériorité en nombre de bombes ne représente pas en soi une garantie de supériorité stratégique."
- "En dépit des décisions des États-Unis sur le maintien des secrets qu'ils détiennent actuellement, d'autres puissances, outre la Grande-Bretagne et le Canada, sont à même de fabriquer des bombes en quantité d'ici cinq ou dix ans."
Bernard BRODIE et ses collègues en tirent les premières conséquences :
Ils reprennent les propos du professeur OPPENHEIMER, responsable du programme nucléaire américain : "(...) Le modèle d'emploi des armes atomiques a été fixé à Hiroshima. Ce sont des armes d'agression, de surprise et de terreur. S'il arrive qu'on les emploi à nouveau, il se peut fort bien que ce soit par milliers ou peut-être par dizaine de milliers. Leur méthode d'envoi peut être différente et refléter de nouvelles possibilités d'interception, la stratégie de leur emploi peut être différente de ce qu'elle fut contre un ennemi en réalité déjà vaincu. Mais c'est une arme d'agression, et les éléments de surprise et de terreur lui sont aussi intrinsèques que la fission nucléaire."
"La vérité contenue dans (cette) déclaration dépend d'un hypothèse essentielle mais inexprimée, à savoir que le pays qui se proposera de lancer l'attaque ne devra pas craindre de représailles. S'il doit craindre des représailles, le fait qu'il détruire les villes de son adversaire quelques heures ou même quelques jours avant que les siennes ne soient détruites offre peu d'intérêts.". Après avoir discuté de la position de l'un et de l'autre adversaire, frappant ou non en premier, ils concluent que "Par conséquent, le première et la plus importante mesure de tout programme américain de sécurité pour l'âge atomique est de prendre les dispositions nécessaires pour nous assurer la faculté, en cas d'attaque, de riposter de la même façon. En disant cela, nous ne nous préoccupons pas pour l'instant de savoir qui gagnera la prochaine guerre dans laquelle on emploiera la bombe atomique. Jusqu'ici, l'objectif essentiel de nos chefs militaires a été de gagner des guerres. A partir de maintenant, leur but principal doit être de les prévenir. Il ne peut guère être de but plus utile."
Dans une discussion sur les modalités d'utilisation des armes nucléaires selon le type de régime politique du pays qui l'emploie, les auteurs écrivent qu'on peut soutenir "qu'un État totalitaire sera plus disposé qu'une démocratie à accepter de voir la destruction de ses villes plutôt que de céder sur une question politique essentielle. On peut cependant aisément exagérer les faits politiques réels d'une telle disparité, si toutefois elle existe, ce qui est douteux. Car, en aucun cas, la crainte des conséquences d'une attaque atomique n'a de chances d'être négligeable. Ce qui est important, c'est qu'il est très vraisemblable que les pays totalitaires puissent imposer à leurs peuples, plus facilement que ne le peuvent les démocraties, les mouvements massifs de populations et d'installations industrielles nécessaires à la dispersion des concentrations urbaines." Car dans leur esprit, la seule possibilité de jouer sur les probabilités différentielles de destruction des pays adversaires réside dans la dispersion du tissu urbain, dans la dissémination des cibles. Ceci, joint à la nécessité de garder des forces suffisamment mobiles pour échapper aux frappes de l'adversaire et d'effectuer des ripostes efficaces est de disposer d'un arsenal maritime important. Mais "la question de savoir dans quelle mesure leur propre sécurité (de ces forces maritimes) est en jeu n'est pas le point essentiel. Car il est encore possible que les flottes perdent toute raison d'être même si elles jouissent elles-mêmes d'une immunité complète". Car même si ces forces gardent leur potentiel destructeur, l'essentiel est inchangé : le territoire terrestre constitue la cible te l'enjeu qui compte réellement.
S'appuyant sur la psychologie et la politique constitutionnelle des États-Unis, les auteurs estiment qu'il est fort probable "que ce n'est pas nous qui porterons le premier coup, mais c'est nous qui le recevrons. Par conséquent, notre problème militaire le plus urgent est de nous réorganiser pour survivre à un Pearl Harbor autrement destructeur que celui de 1941. A défaut, nous seront bientôt incapables de prendre l'offensive.
La bombe atomique sera introduite dans le conflit qu'à une échelle gigantesque (...)". Du coup, "la capacité à contre-attaquer après une attaque atomique dépendra de la mesure dans laquelle les forces armées seront rendues indépendants pour leur ravitaillement et leur soutien logistique des communautés urbaines et de leurs industries.". Les auteurs soulignent la grande désorganisation introduite par une attaque atomique et précisent les grandes catégories des forces nécessaires suivant leurs fonctions respectives : la première est prévue pour des attaques de représailles avec bombe atomique, la seconde pour l'invasion et l'occupation du territoire ennemi et la troisième pour la résistance à l'invasion ennemis et l'organisation des secours aux régions dévastées.
"(...) en fin de compte, on ne peut guère supposer que le monde restera longtemps ni ignorant des accumulations de stocks considérables de bombes atomiques ni disposé à les accepter. Si l'organisation internationale existante s'avérait incapable de régler le problème du contrôle de la fabrication de la bombe - et il serait prématuré de prédire qu'elle en serait incapable, en particulier compte tenu de l'accueil favorable officiel et public, réservé au rapport du Conseil consultatif en date du 16 mars 1946 -, une compétition effrénée dans ce genre de fabrication ferait certainement entrer en scène des forces nouvelles. Dans le présent chapitre et dans le précédent, nous ne nous sommes par fait d'illusion sur la valeur d'une solution purement militaire.
Le souci de l'efficacité de la défense nationale est manifestement insuffisant en lui-même pour aborder le problème de la bombe atomique. Dans la mesure où un tel souci l'emporte sur la nécessité bien plus fondamentale d'éliminer la guerre, ou au moins d'en réduire les risques, il va à l'encontre de son objet. Cela a peut-être été toujours vrai, mais c'est une vérité qui s'impose plus aujourd'hui que jamais auparavant. Les nations peuvent encore, grâce à leurs forces armées, se sauver de l'asservissement, mais pas d'une destruction assez colossale pour les anéantir. Il n'en reste pas moins vrai également qu'une nation déterminée à se défendre autant que cela est raisonnablement possible, ne constitue pas un objectif tentant pour un agresseur. cette nation est par conséquent mieux à même de poursuivre activement l'amélioration progressive des affaires mondiales qui seule pourra lui offrir une véritable sécurité."
Bernard BRODIE, the Absolute Weapon. Atomic Power and World Order, New York, 1946. Traduit par Catherine Ter SARKISSIAN, dans Anthologie mondiale de la stratégie, Sous la direction de Gérard CHALIAND, Robeert Laffont, Collection Bouquins, 1990.
Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Article Bernard Brodie, dans Dictionnaire de la stratégie, PUF, 2000.
Relu le 16 septembre 2021