La ligne qui partage le bruit de la musique semble mouvante selon les civilisations et dans une même société, selon les individus. Ce qui peut sembler cacophonie de sons dans une ville du Moyen-Age (entre les cris des marchands, les chants des processions nombreuses, les carillons des cloches...) peut être pour les habitants signe de respiration d'une Cité. Pour prendre un autre exemple, la musique techno peut paraître enchanteuse ou entraînante pour certains publics et sons barbares pour d'autres...
Emile LEIPP (Acoustique et Musique, Masson, 1980) pense que "du point de vue perceptif, on peut, sans grand risque de se tromper, dire que nos ancêtres entendaient comme nous ; leur système nerveux et leur cochlée fonctionnaient comme les nôtres, et leur "oreille" n'était ni plus ni moins fine que la nôtre. (...). Mais ce qui a changé surtout, c'est notre conditionnement et le contenu de nos mémoires, c'est-à-dire nos références (...). Quoi qu'il en soit, on est bien obligé de le constater : la musique n'est qu'un jeu conventionnel. Des musiques traditionnelles existent depuis des siècles, en Chine, au Japon, en Inde, etc, qui diffèrent des nôtres. Force nous est d'admettre que toutes les gammes, tous les sons, tous les timbres, toutes les règles d'assemblage et d'exclusion sont "bons" pour faire une musique (...)." Jacques ATTALI (Bruits, PUF, 1977), écrit que "la musique est plus qu'un objet d'étude : elle est un moyen de percevoir le monde. Un outil de connaissance (...). Elle reflète la fabrication de la société". John BLACKING (Le sens musical, Éditions de Minuit, 1980) affirme que "il y a tellement de musique dans le monde qu'on peut raisonnablement supposer que la musique, de même que le langage et peut-être la religion, est un trait spécifiques de l'espèce humaine". A chaque aire de civilisation correspond une tonalité musicale, à chaque société correspond une façon de faire et d'entendre une musique. Phénomène social à part entière, la musique s'analyse aussi par les relations sociales qu'elle contribue à alimenter, faire perdurer....
Anne Marie GREEN affirme, dans la foulée des études d'Émile DURKHEIM à Marcel MAUSS, et plus précisément celles d'Alfred WEBER, qui distinguent la civilisation (quelque chose d'intellectuel, qui relève donc de la science positive et qui est universellement valable et transmissible) de la culture (les formations spirituelles, d'ordre plutôt affectif, telles que la religion, qui sont au contraire uniques et transmissibles), chaque culture se voulant originale, manifestant une volonté d'unité propre à un peuple et à une époque (Armand CUVILLIER, Manuel de sociologie, tome 1, PUF, 1962), qu'il y a une distinction entre musique et faits musicaux.
Le fait musical dans la société occidentale correspond bien à ce que "toute la conception de la musique est dominée depuis des siècles par la théorie implicite de la musique-objet qui repose sur la triade classique composition-exécution-audition, le schéma du processus musical comportant trois personnes : le compositeur, l'interprète et l'auditeur". Alors que "chez les primitifs, les diverses fonctions de production, d'exécution et de consommation sont, sinon confondues, largement recouvertes les uns par les autres. L'idée est d'ailleurs restée dans les esprits de l'homme qui joue seul de la flûte de roseau qu'il a lui-même taillée. La notion de jeu, un jeu qui devient bientôt collectif (musique du village, du clan, de la tribu) est intimement liée à celle de production, d'exécution et de consommation musicale." (Pierre BILLARD, article Musique - Le fait musical - Encyclopédiea Universalia, Volume 11, Paris, 1974).
La musique s'oppose au bruit selon les définitions que nous pouvons trouver dans les différents dictionnaires. Ainsi Le Robert (1988) propose de distinguer :
- la musique qui est l'art de combiner des sons d'après des règles (variables selon les lieux et les époques), d'organiser une durée avec les éléments sonores ;
- le bruit qui est un phénomène acoustique dû à la superposition de vibrations diverses non harmoniques - sensation perçue par l'oreille, qui s'oppose au son par la complexité acoustique.
Murray SCHAFER (Le paysage sonore, Jean-Claude Lattès, 1991) oppose bruit et musique et donne la possibilité pour le sociologue de définir son objet : "la définition (du bruit) la plus satisfaisante est probablement aujourd'hui encore de celle de "son non désiré". Elle fait du bruit un terme subjectif. La musique de l'un peut être le bruit de l'autre. La détermination, dans une société donnée, des sons indésirables s'établit sur la base d'un certain consensus".
La distinction son musical/bruit n'a en fait pas de fondement physique stable et l'utilisation des deux notions renvoie à la culture des sociétés qui définissent ce qu'est pour elle la musique car, comme l'écrit Claude LÉVI-STRAUSS (Le cru et le cuit, Plon, 1964) "... la nature produit des bruits, non des sons musicaux, dont la culture possède le monopole en tant que créatrice des instruments et du chant (...), les sons musicaux n'existeraient pas pour l'Homme s'il ne les avait inventés".
Anne Marie GREEN rappelle aussi (et cela se retrouve dans les pratiques de presque toutes les sociétés...) que la musique n'est pas uniquement un système d'organisation de sons ; "on doit y ajouter les comportements, les conduites des créateurs et des récepteurs ainsi que le statut accordé à la musique dans une société donnée".
Pour Jacques ATTALI, estime, que, très loin des effets de rassemblement, d'harmonie que veut susciter la musique, le bruit "a toujours été ressenti dans toutes les cultures, comme une source de destruction, de désordre ; comme une salissure, une pollution, une agression. Il renvoie à l'idée d'arme, de blasphème, de fléau. "Voici, je vais faire venir sur ce lieu un malheur qui étourdira les oreilles de quiconque en entendra parler", dit Jérémie. Et Josué fait tomber au son des trompettes les murailles de Jéricho. Ou encore : "Quand les tambours de la Résurrection ont résonné, ils se sont bouché les oreilles de terreur" (Al Din Runir, Divani, Shansi Tabriz). Avec la science, on a pu théoriser ces métaphores, saisir en quoi un bruit fait violence, mesurer les paramètres dans les réseaux, déterminer dans quelles conditions ils interdisent l'audition d'un message."
L'écrivain évoque la physiologie et... les progrès des télécommunications. Avec eux "est apparue une théorie de l'information qui reprend ce concept de bruit (ou plutôt sa métonymie) pour le généraliser à toute forme de message (...)" "Au sens de la théorie de l'information, la musique est le contraire du bruit. Elle ne détruit pas, elle ajoute à l'ordre. L'information reçue par l'écoute d'une oeuvre musicale réduit l'incertitude de l'auditeur sur l'état du monde (...) Mais elle peut aussi devenir un bruit si elle n'est plus audible, parce que trop forte ou incompréhensible. Par exemple, si une musique en couvre une autre, elle est un bruit. Une toute nouvelle musique est aussi un bruit. Monteverdi et Bach sont des bruits par rapport au code polyphonique. Webern en est un pour le code tonal. La Monte Young ou Philipp Glass pour le code sériel. le be-bop pour celui de la soul music. Le reggae pour le rock. Etc."
De nombreux auteurs, sociologues ou philosophes, soulignent le rôle de la musique dans la recherche d'une harmonie sociale (MONTESQUIEU, PLATON...) et de nombreux compositeurs de musique recherche dans l'élaboration de leur musique des effets qui suscitent tour à tour panique sociale, anxiété générale et retour à l'ordre. Ces derniers jouent souvent sur la dissonance et l'harmonie musicale. LEIBNIZ analyse la musique comme l'organisation d'une panique contrôlée, comme l'occasion de la transformation de l'angoisse en joie, de la dissonance en harmonie pour exciter et pour inquiéter l'auditeur qui, anxieux du dénouement, éprouve d'autant plus de joie lorsque tout rentre dans l'ordre (Dictionnaire encyclopédique de la musique). ADORNO, qui est aussi un grand musicologue, souvent cité, parle de la musique comme d'une "promesse de réconciliation".
A contrario, des oeuvres musicales veulent s'inscrire et alimenter un mouvement de révoltes, et de nombreuses musiques modernes (rap, hard-rock...) sont basées sur cette recherche par le public jeune d'une musique à laquelle il puisse s'identifier, dans une société où les conflits de génération ont tendance à se multiplier.
Jacques ATTALI, Bruits, Fayard/PUF, 2001. Anne-Marie GREEN, De la musique en sociologie, L'Harmattan, 2006.
SOCIUS
Relu le 4 janvier 2021