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9 octobre 2013 3 09 /10 /octobre /2013 13:25

    Intitulé Le pouvoir politique à l'ère du pétrole, ce livre de l'historien, politiste et anthropologue américain Timothy MITCHELL, titulaire de la chaire d'études du Moyen Orient à Columbia University, pourrait être le point de départ d'un renouvellement d'une sociologie politique qui ne se limiterait pas à être une sociologie des institutions politiques.

Derrière le jeu des pouvoirs politiques, et souvent à l'intérieur d'eux, se livrent à une bataille feutrée mais également furieuse, avec des épisodes parfois sanglants, des acteurs économiques antagonistes ou simplement concurrents. Dans les joutes électorales, de futurs ou actuels membres de Parlements ou d'Exécutifs, avec derrière eux parfois déjà un long passé dans les batailles purement économiques, poursuivent sur le plan politique, conquêtes de marchés et prises d'intérêts purement privés.

       Dans cet ouvrage, l'auteur propose ni plus ni moins une nouvelle lecture des évolutions politiques en Europe, en Russie, aux Moyen-Orient et aux États-Unis, reliées aux batailles autour des ressources énergétiques. 

"Les combustibles fossiles, commence-t-il, dans son Introduction, ont contribué à créer la possibilité et à définir les limites de la démocratie moderne. Pour comprendre celles-ci, ce livre commencera par examiner les conditions qui ont permis l'émergence d'un certain type de politique démocratique, que j'appellerai la "démocratie du carbone". Mais avant de me tourner vers le passé, je voudrais évoquer quelques-unes des limites auxquelles cette démocratie se heurte aujourd'hui." Il s'élève contre l'ignorance par les analystes politiques de l'appareil de production pétrolière, reflet d'une conception implicite de la démocratie. "Dès que l'on définit la démocratie comme une idée qui parcourt le monde, on se doit, pour pouvoir la suivre, de défendre une explication particulière de la manière dont cette idée fonctionne et dont un peuple devient démocratique. Si la démocratie est une idée, alors un pays ne devient démocratique que lorsque cette idée rentre dans les têtes de ses habitants. Le problème de la démocratie se résume à la question de savoir comment fabriquer un nouveau modèle de citoyen, un citoyen qui adhère à l'idée de démocratie." Laquelle se résume à des institutions démocratiques dont il faut garantir à la fois les structures et le fonctionnement. Les idéologues se promènent alors à travers le monde avec des valises pour l'éducation à la démocratie. En fait, explique t-il, la démocratie est bien plus exigeante que cela. Elle exige des pratiques et des formes d'engagement autrement plus intransigeantes que la présence d'un esprit démocratique. 

    Son livre, est "né du désir de clarifier les relations entre démocratie et pétrole" et cette recherche de clarification l'amène à enquêter de manière beaucoup plus large sur les liens qui unissent l'industrialisation, d'abord par le charbon, puis par le pétrole et les formes d'organisation des pouvoirs politiques. Pour parler des limites évoquées tout au début de son ouvrage, il s'agit d'abord de la découverte de nouveaux gisements pétroliers qui ne suffit pas à compenser l'épuisement des ressources existantes, puis de ce qu'il appelle l'involontaire expérience géophysique de l'humanité, à savoir les changements climatiques qui pourraient entrainer une catastrophe planétaire. Ce sont ces deux "problèmes" qui remettent au cause tout l'édifice politique mis en place avec l'économie du carbone. 

 

   Tout au long de son ouvrage, il décrit les circulations concrètes de l'énergie qui alimente nos cités et nos systèmes politiques, d'abord par l'extraction du charbon puis par celle du pétrole. Il met en relation les contraintes géographiques, les manoeuvres géopolitiques des grandes entreprises, les manifestations publiques des luttes entre consortiums privés et publics, lesquels peuvent changer de "nature" dans le temps, les différentes diplomaties à l'oeuvre, singulièrement depuis la première guerre mondiale, à travers entre autres des organismes comme la Société Des Nations (la question des mandats) et l'Organisation des Nations Unies (la question des tutelles), les luttes ouvrières pour l'amélioration des conditions de vie, les mises en place d'institutions économiques et politiques de contrôle des voies de l'énergie... C'est réellement un renouvellement de la vision de l'histoire économique et politique qu'il propose. Les différents discours sur la mission civilisatrice de l'Occident, sur les principes de la décolonisation, sur les intérêts stratégiques liés aux sources d'énergie... sont passés ainsi au laminoir d'une description des activités des acteurs économiques majeurs du XXe siècle qui ne sont pas ceux que l'on connait habituellement... Le discours sur les nécessités stratégiques, qui conduit tout droit à une intervention directe, parfois militaire, dans les affaires du Moyen-Orient par exemple se révèlent sous un autre jour... L'auteur ne lie pas seulement les "affaires" économiques ponctuées parfois de "scandales" retentissants aux "affaires" politiques. Il examine comment les théories économiques elles-mêmes interviennent dans ces luttes au long cours. Monnaie, croissance économique, flux des pétroles, discours économiques et politiques s'éclairent par les faits exposés... On perçoit bien les jeux politiques, financiers, énergétiques, entre puissances occidentales, conglomérats privés et alliances entre États producteurs (l'OPEP par exemple)...

   Timothy MITCHELL estime que si les processus de production du charbon ont été finalement favorables à l'amélioration des conditions de vie de millions de travailleurs et à leur participation dans la vie politique (notamment par les indispensables concentrations de main-d'oeuvre), les processus, très différents, de production du pétrole contribuent à l'affaiblissement de l'emprise des masses sur les politiques économiques. Tout se passe, avec le pétrole, comme si une grande partie de l'élite industrielle et financière, au nom du progrès, s'émancipe peu à peu de l'influence des acteurs issus des classes moyennes ou ouvrières, et mène un jeu indépendant du pouvoir économique et politique. Lequel se traduit aujourd'hui, à travers les institutions financières, très liées à la circulation des énergies, par des conditions politiques et économiques plus défavorables à ces classes. 

 

    "Ce livre, écrit l'auteur, ne propose pas une théorie générale de la démocratie. Les théories générales de la démocratie, qui sont nombreuses, ne font pas de place au pétrole - sauf exception. Mon objectif a été plutôt de suivre les connexions élaborées au cours d'un siècle ou plus entre les combustibles fossiles et certains types de politiques démocratique et non démocratique.

Les formes de démocratie apparues dans les principaux pays industrialisés au milieu du XXe siècle ont été permises et modelées par l'extraordinaire concentration d'énergie issue des réserves mondiales limitées d'hydrocarbures, et par les arrangements sociotechniques nécessités par l'extraction et de la distribution de l'énergie que ces réserves contenaient. Quant la production d'énergie est passée du charbon européen au pétrole moyen-oriental, cela a permis non pas de renforcer mais d'affaiblir, en Occident et au Moyen-Orient, les formes de mobilisation politique fondée sur le carbone qui avaient été nécessaires à l'apparition de la démocratie industrielle. L'examen des propriétés du pétrole, des réseaux assurant ses flux et des liens entre les flux d'énergie, la finance et d'autres objets nous donne un moyen de comprendre comment se sont construites les relations entre ces éléments et ces forces, qui ont connecté l'énergie et la politique, les matériaux et les idées, les humains et les non-humains, les calculs et les objets de calcul, les représentations et les formes de violence, le présent et le futur.

Grâce au pétrole, la politique démocratique a pris une orientation singulière par rapport au futur, considéré comme un horizon de croissance illimité. Cet horizon n'était pas le reflet naturel d'un temps d'abondance, mais le résultat d'une manière particulière d'organiser le savoir expert et ses objets sous la forme d'un nouveau monde appelé l'"économie". Les innovations en matière de calcul, d'utilisation de la monnaie, de mesure des transactions et de compilation des statistiques nationales ont permis de concevoir l'objet central de la politique comme un objet qui pouvait croître sans jamais se heurter à aucune forme de contrainte matérielle. Lors de la crise de 1967-1974, les relations entre ces éléments se sont transformées, comme elles le font à nouveau aujourd'hui.

Comprendre la politique actuelle du pétrole passe par la tâche difficile de rassembler, d'une part la violence si souvent utilisée pour garantir les arrangements autour de la production de pétrole et, d'autre part, les formes de représentation et de spectacle apparemment indispensables elles aussi à la politique non démocratique du pétrole, à commencer par la présentation des plus récents accès de militarisme états-uniens comme un projet de démocratisation du Moyen-orient. (...)".

 

Timoty MITCHELL, Carbon Democracy, Le pouvoir politique à l'ère du pétrole, La Découverte, Collection Cahiers Libres, 2013. Traduction de Christophe JAQUET de Carbon Democracy, Political Power in the Age of Oil, Verso, Londres, New York, 2011.

 

Relu le 5 juillet 2021

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