Répondre à la question de l'opinion ou du message des christianismes (car de toute évidence, il y a bien, dès le départ plusieurs christianismes qui s'ignorent ou s'affrontent) sur la guerre suppose que soient prisent en considération des phénomènes propres à la sphère religieuse, communs à toutes les religions - et les multiples aspects sociaux, économiques, politiques... dans lesquels ils naissent et se développent.
Une approche purement théologique du problème fait appel aux textes dits fondateurs ou au canon de croyances et de pratiques ainsi qu'aux prises de position des Églises officielles, comme de leurs dissidences. Elle n'est pas à négliger et constitue même un aspect de la question. Une approche qui ne se veut pas théologique et qui s'efforce de traiter les christianismes comme les autres religions, dans une position agnostique (ne pas prendre parti sur la vérité ou la fausseté des idées religieuses affirmées), suppose resituer la naissance et le développement des christianismes dans le contexte historique et surtout comprendre l'émergence même des Églises chrétiennes dans le conflit même des tendances qui les ont fait naître, conflit qui double et alimente celui que ces tendances ont eu, ont, avec les autres religions constituées... ou en voie de constitution. Singulièrement, la recherche scientifique récente permet de mieux comprendre, à partir du judaïsme d'origine des fondateurs et de l'imprégnation de la culture grecque - singulièrement de la philosophie grecque - et gréco-romaine, la formation des différents corpus de croyances.
Dans l'approche de la guerre, les Évangiles et les pères fondateurs ont fournis des éléments - divergents entre eux - qui constituent encore aujourd'hui, à travers la longue lignée des théologiens catholiques, puis protestants, orthodoxes... (autant d'exégèses interprétatives), une fois une Église officielle hégémonique proclamée, des réponses plus ou moins bien reliées au corpus de croyances.
L'approche historique permet de comprendre comment, à partir des différentes tendances à l'intérieur du judaïsme et à l'intérieur de la philosophie grecque et même de certaines autres religions et philosophies orientales, comment le christianisme s'est construit et institué depuis la prédication de Jésus jusqu'à la proclamation de celui-ci comme religion officielle par l'Empereur Constantin. Peuvent être mis en lumière les différentes attitudes par rapport à l'armée et à la guerre, de l'eschatologie juive au pacifisme chrétien, puis du christianisme pacifique au christianisme belliqueux, en prenant garde aux différents déficits persistants d'information sur ce qui s'est passé et à la présence constante de beaucoup d'attitudes - positives ou négatives - sur la guerre, dans chaque période historique. Il convient aussi de se poser constamment la question des différences entre les pensées des responsables des Églises et les éléments de la ferveur populaire.
Les différentes Églises participent, à travers leurs conflits mêmes, à l'élaboration de positions sur la guerre, ce qui n'exclut pas bien entendu, comme pour les autres religions, leur participation même à des guerres, des Croisades aux guerres de religion, et leur implication dans l'appareil militaire des États à différentes périodes. Les fidèles, les hiérarchies religieuses participent à la vie des sociétés dans lesquels ils s'intègrent, les font évoluer et sont soumis à leurs évolutions, selon des modalités qui, même si elles n'excluent pas des moyens militaires, politiques, économiques, relèvent surtout de phénomènes culturels. A un point tel que loin d'être des positions théoriques, les relations entre christianisme et guerre revêtent la forme d'une participation chrétienne à l'élaboration de plusieurs pensées successives de la guerre, non seulement sur le fond - ses principes moraux - mais aussi sur les manières de combattre, jusqu'aux ennemis à combattre.
Aujourd'hui même, dans un certain foisonnement (une très grande diversité conflictuelle) religieux, dans des sociétés sécularisées, les christianismes, dans des formes radicalement différentes d'un continent à un autre, se définissent par leurs rôles, et pas seulement par leurs positions, dans les problèmes politiques, économiques et sociaux, et cela suivant des vivacités qui varient avec les intensités des injustices sociales, comme ce fut le cas pour toute une frange de l'Église catholique en Amérique du Sud, à travers la Théologie de la libération.
Nous pouvons dans une première approche distinguer les données bibliques et la théologie morale du christianisme.
- Sur les données bibliques, plusieurs auteurs qui dominaient la recherche dans ce domaine, postulaient comme G. von RAD (Der Heilige Krieg im alten Israël, Göttingen) en 1951, l'existence, derrière les textes bibliques, d'une institution de la "guerre sainte" (expression non biblique) qu'ils croyaient unique en son genre et spécifique de l'Israël ancien. "Aujourd'hui, écrit Albert de PURY, on en est largement revenu. D'une part, on fait la part plus grande à ce qui est ré-élaboration littéraire et souvent tardive, de pratiques archaïques réelles ou imaginaires. D'autre part et surtout, on s'est rendu compte que tous les éléments que von RAD tenait pour les marques de la "guerre de YHWH" - rites de convocation, règles de pureté, consultation de l'oracle divin, présence symbolique de Dieu dans un palladium de guerre (l'arche), intervention de Dieu dans le combat, terreur divine paralysant l'ennemi, offrande du butin à Dieu après la victoire, etc. - n'étaient nullement une particularité israélite mais se retrouvaient également dans les récits de guerre de l'Orient ancien, et notamment chez les Assyriens." "la conception sous-jacente est toujours la même : ce sont les dieux qui ont fondé l'ordre du monde, et ils sont seuls à pouvoir le préserver ou le modifier. Le roi est chargé d'exécuter la volonté divine en protégeant l'ordre contre le chaos. Sa mission consistera donc à se battre contre tout ce qui, de l'extérieur ou de l'intérieur, menace la création, ennemis humains ou bêtes sauvages, et c'est ainsi que la guerre et la chasse deviennent l'obligation (mais aussi la prérogative) royale par excellence. Dès lors, il est naturel que les dieux interviennent dans la guerre et que le roi et ses troupes se conforment aux exigences rituelles. La victoire elle, est toujours attribuée à la divinité. (...) Israël s'inscrit lui aussi dans ce contexte : en se disant 'am YHWH, expression qui, plutôt que "peuple de YHWH", signifie d'abord "milice de YHWH - femmes, enfants et vieillards n'en font pas partie -, Israël se comprend comme une armée au service de YHWH.
En ce sens, J. WELLHAUSEN n'a pas eu tort de dire que pour Israël le camp militaire a été le "berceau de la nation" (1894). La fonction première de YHWH était de mener les "guerres de YHWH"." Ce qui caractérise sans doute le peuple hébreux des autres peuples est que précisément il n'a pas été en mesure de faire des victoires militaires qui permettent de délimiter - au moins durablement - un territoire et une souveraineté. "Après la chute du royaume du Nord en 720 sous les coups des Assyriens, poursuit Albert de PURY, Israélites et Judéens n'ont plus guère été en mesure de mener des guerres, et ils ont compensé ce qui pouvait apparaître comme une défaite de YHWH sur le champ de bataille par une intense activité littéraire, produisant des récits dans lesquels la naissance même d'Israël était décrite comme la victoire du Dieu guerrier sur un ennemi puissant. Dans cette littérature, que nous appelons "deutéronomiste", l'existence d'Israël dans le pays est attribuée à un acte fondateur violent (mais historiquement fictif), la conquête de Canaan sous Josué, une conquête dont on se plaît à souligner le caractère radical. Le caractère guerrier de YHWH s'en trouve encore accentué, et même exacerbé, et cela paradoxalement, à une époque où Israël ne dispose plus ni d'un État ni d'une armée. Il est vrai cependant que, dans cette utopie de la guerre, l'action divine est si puissante et si déterminante qu'elle en vient à se suffire à elle-même et que les acteurs humains en sont réduits à la passivité. D'où ce qu'on a pu appeler le "pacifisme" de la "guerre sainte" en Israël." Cette évolution fait contraste avec des récits guerriers où les armées demandent le soutien des dieux, s'aident de leurs conseils à travers les oracles, mais où la victoire du roi, qui étend les frontières d'un Empire, renforce le caractère héroïque des hommes qui y participent. "Au départ, la théologie deutéronomiste avait été formulée en réponse à l'invasion assyrienne ; mais dès le début, cette radicalisation du YHWH guerrier suscita quelques voix discordantes. Dans la tradition des prophètes classiques, on trouve plusieurs passages qui dénoncent l'excès de la violence ou le caractère illusoire de la puissance militaire et qui aspirent à la disparition de la guerre. Chez Amos, dans les oracles contre les nations, on trouve même l'amorce d'une réflexion sur les "crimes de guerre" ; dans un contexte de guerre qui parait lui-même attribué à la fatalité, le prophète dénonce avec précision les actes qui, ne s'expliquant plus par des nécessités stratégiques, relèvent de la cruauté gratuite : la mise à mort de populations entières, la déportation massive, l'éventrement de femmes enceintes et la profanation de cadavres, ces deux derniers forfaits symbolisant l'acharnement contre la vie au-delà des limites d'une vie humaine (De la Thora au Messie,. Mélanges H. Cazelles, Grelot, 1981).
Dans la législation deutéronomique sur la guerre, on trouve donc, à côté de prescriptions qui s'inspirent directement de la brutalité assyrienne, des ajouts qui cherchent à humaniser la guerre, voire à la rendre impraticable. Le courant théologique qui s'est le plus totalement désolidarisé de la perspective deutéronomiste est le courant sacerdotal. La version sacerdotale de la naissance d'Israël ne présente pas la sortie d'Égypte comme une bataille et ne conçoit pas l'entrée en Canaan comme une guerre de conquête. Pour elle, la violence fait partie de la corruption de la création. Aussi, lors de l'alliance conclue avec Noé (c'est-à-dire avec l'humanité entière), et dans l'intention d'inaugurer un monde fondé sur la justice et non plus sur la violence, Dieu renonce lui-même à la guerre : il le singnifie en suspendant son arc (l'arme de guerre divine par excellence) dans la nuée. Visible pour tous les hommes, l'arc-en-ciel doit leur servir de rappel permanent que Dieu a dépose et rangé son arme et qu'eux aussi sont invités à concevoir leur existence sans recours à la guerre. Particulièrement intéressé par le Temple, le Chroniste introduit dans le récit ancien une vue nouvelle, résolument opposée à la guerre : si dieu n'autorise pas David à construire le Temple, c'est parce qu'il a versé le sang dans les batailles." Ce point de vue moderne sur le message de la Bible et le contenu de l'Aliiance entre Dieu et les hommes reflète une perception très ancienne d'éléments du judaïsme qui influence dès le départ les différentes tendances du christianisme. Celles-ci, et cela se reflète clairement dans le Nouveau Testament (les quatre Évangiles et d'autres textes), sont orientées toute entière dans les premiers temps par l'attente d'un dénouement eschatologique éminent. Les écrits auxquels se réfèrent les fidèles d'une nouvelle manière de penser et de croire, "témoignent d'une assez grande distance à l'égard de l'État et de ses institutions. La guerre n'entre donc pas dans le champ de ses préoccupations. L'Évangile de Luc (l'un des textes de références fondateurs), qui est le seul à y faire allusion, ne semble considérer la guerre que comme un phénomène lointain qui affecte peu les conditions de vie du chrétien (et même du soldat chrétien). Tout au plus l'héritage guerrier de la tradition vétérotestamentaire apparaît-il dans la parole de Jésus : "Je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive!". Chez Paul, on trouve des métaphores tirées du combat guerrier ou sportif, mais elles relèvent davantage de la rhétorique polémique de l'Apôtre que d'une prise de position sur la guerre. L'apocalypse déploie de grandes scènes guerrières, mais leur centre est l'Agneau immolé."
Cette vision de l'influence de la Bible sur le christianisme, à propos de la guerre, reflète assez bien l'opinion dominante des Églises chrétienne à l'heure actuelle, ce qui ne veut pas dire, notamment pour de nombreux courants chrétiens, qu'elle reflète pour eux entièrement la vérité. En fait, le plus clair sans doute de l'attitude des communautés chrétiennes du début qui détermine leur attitude sur la guerre, semble être leur opposition à l'idolâtrie, héritée précisément du judaïsme : dans la mesure où les autorités militaires et civiles requièrent cette idolâtrie, la grande majorité des chrétiens, sinon la totalité, refuse le service militaire, donc par ricochet de faire la guerre au nom de divinités qu'elle rejette.
- Sur la théologie morale du christianisme, David ATTWOOD distingue dans son histoire trois positions au sujet de la guerre : le pacifisme (il n'y a de vraie justification chrétienne de la guerre), la théorie de la guerre juste (il y a des critères qui justifient moralement la guerre), et le réalisme (il n'y a pas de limite à la guerre, sinon la raison d'État). La théorie de la guerre juste, pour laquelle ce peut-être un devoir de défendre la justice et l'ordre de la cité par la guerre, a contribué à la formation du droit international de la guerre. Ces trois positions sont tour à tour dominantes suivant les périodes.
Ainsi dans la période dite patristique qui va jusqu'au IVe siècle, les communautés chrétiennes n'eurent pas à se poser la questions de la participation à la guerre. Jusque là les chrétiens se tiennent en général loin de tout engagement social de manière générale, tendant à se regrouper en communautés plus ou moins grandes et plus ou moins autarciques, et plus ou moins communicantes avec les autres communautés également. N'oublions pas que nous sommes dans une période aux déplacements assez lents et aux faibles densités de populations. Des preuves existent toutefois de services dans l'armée romaine dès avant 200, même si les évêques et les théologiens demandaient à leurs fidèles de ne pas être soldats et ne pas verser le sang (ATHÉNAGORE, CLEMENT d'ALEXANDRIE, TERTULLIEN, ORIGÈNE, LACTANCE). Les pacifistes en appellent généralement à l'amour des ennemis et au souci d'éviter l'effusion de sang et à l'évitement des situations trop conflictuelles génératrices de violences. AUGUSTIN, plus tard, ainsi qu'AMBROISE, soutiennent qu'on ne doit pas se défendre pour son propre compte contre la violence, mais qu'on a le devoir de défendre l'innocent. C'est pourquoi le sage selon l'auteur de La Cité de Dieu, peut mener une guerre juste. S'il justifie la nécessité tragique de la guerre, c'est qu'il a la conviction que l'injustice est pire que la mort (Contre Faustus). Son oeuvre contient en germe tous les principes de l'idée de guerre juste. Le soldat obéit à bon droit lorsque l'autorité politique lui ordonne de combattre pour une cause juste, les maux de la guerre étant limités à ceux qui sont nécessaires pour remédier à l'injustice.
Au Moyen Age et au XVIe siècle, les multiples interrelations politico-religieuses ont fait naître des argumentations de plus en plus précises et beaucoup considèrent que le "pli pris" dès la naissance de l'Empire romain chrétien sous Constantin, vers 325, se renforce dans une justification de plus en plus massive de la guerre, dans l'oubli de principes évangéliques. Pour THOMAS D'AQUIN, il y a trois critères de la guerre juste : la légitimité du souverain qui en décide ; l'existence d'une juste cause (redresser un tort) et l'existence d'une intention droite, qui vise à favoriser le bien à éviter le mal. Il faut aussi que certaines personnes, dont les prêtres et les religions ne participent pas au combat. Les successeurs de THOMAS D'AQUIN développent ces idées à l'aide d'arguments tirés du droit naturel, du droit des gens et de l'évangile, et élaborent une casuistique - parfois compliquée et alambiquée - théologique et juridique de la guerre. Celle-ci définit qui a légitimement autorité pour mener aussi bien les guerres privées que les guerres décidées par l'État, quelle est la nature de la juste cause, et quels sont les moyens justes que l'on pouvait utiliser. C'est ainsi que l'on recommandait de traiter humainement les femmes, les enfants et les prisonniers. Cette tradition donnent quelques uns de ses meilleurs fruits avec l'oeuvre de VITORIA et de SUAREZ, mais il ne faut pas oublier les innombrables justifications d'entreprises qui ignorent ces prescriptions chez nombre de seigneurs et de princes chrétiens. GROTIUS développe une nouvelle synthèse de la loi naturelle et du droit des gens qui jettent les fondements d'un droit international. En fait, lorsqu'on fait le bilan de toutes les théories élaborées, l'usage de la force est rarement considéré comme un moyen légitime de promouvoir la foi chrétienne, malgré les Croisades et les Ordres guerriers chrétiens, et les multiples Inquisitions. Dans ces derniers cas, des prétentions de guerre sainte sont clamées, en invoquant surtout des préceptes tirés de l'Ancien Testament ou la volonté de Dieu. Pendant les guerres de religions, l'invocation de cette volonté de part et d'autre sont l'occasion de véritables retours en arrière, les accusations d'idolâtrie refaisant surface.
Dans cette même périodisation, dont cette étape va du XVIIe au XIXe siècle, David ATTWOOD écrit que, "les arguments de GROTIUS en faveur d'un droit de la guerre furent pratiquement ignorés de la communauté internationale. Le changement de climat politique et philosophique fit d'ailleurs disparaitre l'idée de guerre juste (dans cette période). D'une moralité politique dont le cadre était fixé par Dieu, on passa à une moralité sociale fondée sur les droits de l'individu, ce qui donna une importance croissante à la justification de la guerre par la légitime défense. Quand celle-ci, fondée sur le droit de l'individu à la conservation de la vie, devient l'élément essentiel de la justice, elle finit par mener à l'idée de guerre totale, parce que le droit de conserver sa vie peut légitimer effectivement toute action qui tend à cette fin. On peut aussi justifier la guerre totale en disant que plus la guerre sera atroce, plus on sera découragé de la faire, idée qui sera plus tard importante dans les théories de la dissuasion." L'élément essentiel qui détermine la position des différents christianismes (officiels ou non) est l'éviction radicale du religieux de la sphère politique, l'expulsion des institutions religieuses de l'exercice du pouvoir politique. il en résulte une certaine prise de distance dans la hiérarchie comme parmi les fidèles sur les modalités de l'exercice de la violence, ceci de régimes en régimes qui font de moins en moins référence à Dieu, de guerres en guerres qui font de moins en moins appel à des ressorts justificatifs religieux...
Le XXe siècle est sans doute encore trop proche pour tirer une vision d'ensemble des relations entre christianisme et guerre, qui peut être brouillée par la perte d'importance de la religion elle-même et par l'usage laïcisé de certaines notions héritées des périodes précédentes. Néanmoins David ATTWOOD s'y essaie, notamment sur les progrès du droit international de la guerre. Les différentes conventions de La Haye (1899,1907) "ne posèrent pas le problème de la cause juste et ne s'occupèrent que des limites à apporter à la conduite de la guerre. Elles ne purent avoir tout leur effet à cause du progrès technologique, de l'aviation en particulier, qui transforma les conditions de la guerre (...). L'effort pour les renouveler (Conventions de Genève, 1949) porta surtout sur l'aspect humanitaire du droit, c'est-à-dire sur le traitement des prisonniers de guerre, des blessés et des civils, plutôt que sur la conduite de la guerre, et le souci traditionnel du ius in bello ne fut pas modernisé en droit international avant le protocole de Genève de 1977. Entre-temps, la Charte des Nations unies (1945) avait transformé le droit de la cause juste pour ne permettre aux États indépendants qu'un recours défensif à la guerre."
Toujours pour David ATTWOOD, "le renouveau de la théorie de la guerre juste n'eut lieu qu'avec la seconde Guerre mondiale. Jusque là, les réactions des Églises se partageaient entre pacifisme et réalisme. La tradition de la guerre juste ne survivait guère que sous la forme d'une liste plus ou moins conventionnelle de sept critères de la justice. Cinq d'entre eux concernaient le juste recours à la guerre : seule l'autorité légitime peut faire la guerre ; la guerre doit avoir une cause juste ; l'intention doit être bonne (par exemple, rétablir la paix) ; la guerre doit être le dernier recours ; il doit y avoir une perspective raisonnable de succès. Les deux autres concernaient la juste conduite de la guerre : il ne doit pas y avoir d'attaque directe contre ceux qui ne contribuent pas matériellement au combat (principe de discrimination) ; le coût de la guerre doit être proportionné à l'avantage qu'on en attend (principe de proportion). Le bombardement aérien des villes remit en question l'idée de guerre totale et illimitée. Les armes et la dissuasion nucléaires posèrent des questions nouvelles et urgentes ; l'affaiblissement de la tradition de la guerre juste et la répugnance à l'égard de la guerre entrainèrent bien des adhésions à une forme ou une autre de pacifisme. Pour mettre en rapport les critères de la guerre juste avec la guerre moderne, le principe de discrimination avait évidemment besoin d'être précisé.
Selon P. RAMSAY (War and the Christian conscience, Durham, 1961 ; The just War : Force and Political Responsability, New York, 1968), le principe exige non pas que les non-combattants soient totalement à l'abri de tout danger, mais qu'ils ne soient pas attaqués directement (le principe du double effet - intention - permettant que les civils subissent un mal non voulu). De plus, en ce qui concerne les bombardements aériens, il n'est pas nécessaire de distinguer précisément entre combattants et non-combattants, puisqu'on sait bien quand on attaque des populations civiles et quand on attaque des forcées armées. RAMSAY pense que le principe de discrimination ne souffre pas d'exception. Du point de vue du réalisme, W. O'BRIEN (The Conduct of Just and Limited War, New York, 1981) ou R. HARRIES (Christianity and War in a Nuclear Age, Oxford, 1986) l'interprètent avec plus de souplesse comme un aspect du principe de proportion. Le débat est complexe, par exemple, à propos de la question difficile de l'armement nucléaire et de la relation morale qu'il y a dans ce cas entre utilisation et dissuasion. Les partisans les plus résolus du primat de la discrimination (W. STEIN, J. FINNIS, G. GRISEZ) tendent vers le "pacifisme nucléaire" (l'usage des armes nucléaires n'est jamais autorisé), point de vue souvent difficile à distinguer du pacifisme pur (J. VODER). Beaucoup d'autres s'efforcent de réconcilier la tradition avec les complexités de la théorie de la dissuasion et le souci de la sécurité internationale (J. HEHIR, D. HOLLENBACH, F. BÖCKLE). Vatican II et les évêques catholiques américains (1983) accordent à la dissuasion nucléaire une légitimité provisoire, à titre de disposition temporaire. Les réalistes soulignent les avantages de la dissuasion, tandis que d'autres ne pensent qu'à l'urgence du désarmement. D'autres encore font remarquer que c'est l'espoir d'une sécurité totale qui nourrit les stratégies de la dissuasion, et qu'à des espoirs politiques plus limités doivent correspondre des possibilités de guerre plus limitées (P. RAMSAY, O'DONOVAN)." Un glissement certain des préoccupations de la guerre vers les courses aux armements et sur l'existence d'un complexe militaro-industriel générateur de commerce des armements s'opère tant chez les responsables religieux que parmi la population encore fidèle. Le poids d'une situation internationale caractérisé par l'existence d'un régime officiellement athée agit fortement sur l'opinion publique chrétienne. Dans ce sens, la disparition de la situation bipolaire et l'affaiblissement de l'idéologie communiste redistribuent les cartes entre les pacifistes et les réalistes, en terme de poids politique sur les orientations des politiques de défense.
Comme conclue David ATTWOOD, "le renouveau contemporain de l'idée de guerre juste ne concerne pas seulement la dissuasion nucléaire. En droit international même, il y a une forte pression morale pour limiter les moyens de guerre, ce qui a influé sur les politiques d'armement. Les rapports entre l'autorité internationale et les États obligent à se poser à nouveau le problème de l'autorité légitime et du droit d'intervention (cf la guerre du Golfe en 1991). Avec l'effondrement de l'empire soviétique et la fin de la guerre froide, c'est le problème du droit des nations à disposer d'elles-mêmes qui vient au premier plan. La moralité de la guérilla et de sa répression pose encore des problèmes difficiles, qu'il faut traiter à la fois du point de vue ius ad bellum et du ius in bello. La tradition de la guerre juste n'a rien perdu de son actualité, à condition d'en admettre la thèse centrale et de croire qu'il est possible d'imposer des limites juridiques et morales à une guerre justifiée." La situation se complique davantage aujourd'hui avec l'affaiblissement des autorités étatiques et la privatisation rampante des moyens de faire la guerre, que ce soit au niveau de la fabrication des armements ou au niveau des forces armées. Un des principes, celui de l'autorité légitime, oblige à repenser les bases d'une théologie de la guerre juste, au minimum. Cette évolution conforte par ailleurs la tendance pacifiste car elle détruit les fondements politiques même d'une guerre rationnelle.
David ATTWOOD et Albert de PURY, articles Guerre dans Dictionnaire critique de théologie, Sous la direction de Jean-Yves LACOSTE, PUF, collection Quadrige, 2002.
RELIGIUS
Relu le 27 juillet 2020