Le complexe d'Oedipe bénéficie d'une immense littérature : socle de la psychanalyse depuis sa fondation, il est l'objet de réflexions, discussions, contestations jusqu'à aujourd'hui. Parce que ce complexe place la sexualité au coeur des relations humaines, comme des conflits internes à la psyché, il continuera de susciter des débats, bien que perçus comme très techniques pour les non-psychanalystes, qui suscitent l'intérêt de tous. De manière centrale, il se situe dans les conflits/coopérations entre les hommes, dans la structuration même des personnalités et la transmission de générations en générations de très nombreux comportements.
Corrélatif du complexe de castration et de l'existence de la différence des sexes et des générations, le complexe d'Oedipe est une notion aussi centrale en psychanalyse que l'universalité de l'interdit de l'inceste à laquelle il est lié. Son invention est due à Sigmund FREUD qui a pensé sous le vocable d'Ödipuskomplex un complexe lié au personnage d'Oedipe créé par SOPHOCLE.
Dans l'histoire de la psychanalyse, le mot Oedipe a fini par remplacer le terme complexe d'Oedipe. En ce sens, Odipe désigne à la fois le complexe défini par FREUD et le mythe fondateur sur lequel repose la doctrine psychanalytique en tant qu'élucidation des relations de l'homme à ses origines et à sa généalogie familiale et historique.
Le complexe d'Oedipe, le coeur de la psychanalyse
Pour l'orthodoxie freudienne, le complexe d'Oedipe est un ensemble organisé de désirs amoureux et hostiles que l'enfant éprouve à l'égard de ses parents. Sous sa forme dite positive, le complexe se présente comme dans l'histoire d'Oedipe-Roi (SOPHOCLE) : désir de la mort de ce rival qu'est le personnage du même sexe et désir sexuel pour le personnage de sexe opposé. Sous sa forme négative, il se présente à l'inverse : amour pour le parent du même sexe et haine jalouse du parent du sexe opposé. En fait ces deux formes se retrouvent à des degrés divers dans la forme dite complète du complexe d'Oedipe. Selon FREUD, le complexe d'Oedipe est vécu dans sa période d'acmé entre trois et cinq ans, lors de la phase phallique ; son déclin marque l'entrée dans la période de latence. Il connaît à la puberté une reviviscence et est surmonté avec plus ou moins de succès dans un type particulier de choix d'objet. Le complexe d'Oedipe joue un rôle fondamental dans la structuration de la personnalité et dans l'orientation du désir humain. Les psychanalystes en font l'axe de référence majeur de la psychopathologie, cherchant pour chaque type pathologique à déterminer les modes de sa position et de sa résolution. L'anthropologie psychanalytique s'attache à retrouver la structure triangulaire du complexe d'Oedipe, dont elle affirme l'universalité, dans les cultures les plus diverses et pas seulement dans celles où prédominent la famille conjugale. (LAPLANCHE et PONTALIS).
Ruth Mack BRUNSWICK (The Preoedipal Phase of Libido Development, 1940) souligne que le complexe d'Oedipe connote la situation de l'enfant dans le triangle. La description du complexe d'Oedipe sous sa forme complète permet à FREUD d'expliquer l'ambivalence envers le père (chez le garçon) par le jeu des composantes hétérosexuelles et homosexuelles et non comme simple résultat d'une situation de rivalité.
C'est sur le modèle du garçon que les premières élaborations de la théorie se sont constitués. Le fondateur de la psychanalyse a longtemps admis que le complexe pouvait être transposé tel quel au cas de la fille. Mais en 1923, sa thèse sur "l'organisation génitale de la libido", selon laquelle pour les deux sexes, au stade phallique, il n'y a qu'un seul organe qui compte, le phallus, remet en cause cette symétrie. La mise en valeur de l'attachement préoedipien à la mère, particulièrement repérable chez la fille, signifie que pour la fille, il y a changement d'objet d'amour, de mère au père. Du coup, les psychanalystes s'engagent dans une double direction et travaillent à mettre en évidence la spécificité d'un Oedipe féminin. Sur cette question, la réponse de FREUD est toujours centrée sur le complexe de castration. Selon la "théorie sexuelle infantile", il n'y a d'abord qu'un seul sexe, mâle : tout le monde a un pénis, même s'il n'est pas apparent. D'où découle chez le garçon une angoisse de castration et chez la fille l'angoisse de castration déjà accomplie dont elle cherche réparation auprès du père.
L'âge où se situe le complexe d'Oedipe est d'abord resté pour FREUD assez indéterminé. Dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), le choix d'objet ne s'effectue pleinement qu'à la puberté, la sexualité infantile restant essentiellement auto-érotique. Dans Leçons d'introduction à la psychanalyse (1916-1917), il commence à reconnaître l'existence d'un choix d'objet infantile très proche du choix adulte. Finalement, FREUD a toujours admis qu'il existe dans l'histoire de l'individu une période antérieure à l'Oedipe, à l'inverse d'autres auteurs, qui, comme Mélanie KLEIN, font remonter le complexe d'Oedipe beaucoup plus tôt.
La prévalence du complexe d'Oedipe, toujours maintenue par FREUD, lui donne un rôle sur trois plans cruciaux :
- Choix de l'objet d'amour, en ce que celui-ci, après la puberté, reste marqué à la fois par les investissements d'objet et les identifications inhérents au complexe d'Oedipe et par l'interdiction de réaliser l'inceste ;
- Accès à la génitalité en ce que celui-ci n'est point assuré par la seule maturation biologique ;
- Effets sur la structuration de la personnalité, sur la constitution des différentes instances, particulièrement celles du Surmoi et de l'idéal du moi.
Le caractère fondateur du complexe d'Oedipe pour FREUD existe non seulement sur le plan de l'individu, mais aussi sur celui de l'humanité toute entière. Dans Totem et Tabou (1912-1913), il émet l'hypothèse historiquement discutable du meurtre du père primitif considéré comme moment originel de l'humanité. Cette hypothèse est entendue surtout comme un mythe qui traduit l'exigence posée pour tout être humain d'être un "bourgeon d'Oedipe". Le complexe d'Oedipe n'est pas réductible à une situation réelle, à l'influence effectivement exercée sur l'enfant par le couple parental. Il tire son efficacité de ce qu'il fait intervenir une instance interdictrice (prohibition de l'inceste) qui barre l'accès à la satisfaction naturellement cherchée et lie inséparablement le désir et la loi (point que Jacques LACAN développe dans son oeuvre).
La conception structurale de l'Oedipe rejoint la thèse de Claude LÉVI-STRAUSS dans ses Structures élémentaires de la parenté, qui fait de l'interdiction de l'inceste la loi universelle et minimale pour qu'une culture se différencie de la nature.
Sigmund FREUD emploie l'expression Complexe parental pour désigner une des dimensions majeures du complexe d'Oedipe : la relation ambivalente au père.
Si l'on reprend la présentation de Roger PERRON, l'expression Complexe d'Oedipe désigne le réseau des désirs et des mouvements hostiles dont les objets sont le père et la mère, et des défenses qui s'y opposent. C'est, pour FREUD, le "complexe nucléaire des névroses" ; au-delà, il s'agit de la structure centrale du fonctionnement psychique. "Cette définition a minima, poursuit l'auteur, demande à être nuancée :
- si l'on peut en observer chez le jeune enfant des expressions très directes, il s'agit cependant pour l'essentiel de formations inconscientes, repérables à leurs transpositions sur d'autres objets et à leur pesée sur d'autres modes de conflits ;
- le terme même souligne la complexité de ce réseau ; la plupart des auteurs contemporains s'accordent à lui attribuer une fonction structurante dans le développement du psychisme, dont il constituera ensuite une structure fonctionnelle essentielle ;
- il est important de distinguer deux "versants" de l'oedipe, selon que le désir du garçon s'adresse à la mère et l'hostilité au père (oedipe positif), ou inversement (oedipe négatif ou inversé) ;
- dans les deux cas, il s'agit d'un conflit entre le désir et l'interdit ; par là même, le cadre culturel de mise en place du conflit chez l'enfant ne peut être négligé ;
- de même, si les objets en cause sont le père et la mère dans toute société où prévaut la famille "nucléaire" triangulaire, il peut en aller autrement dans d'autres cultures ;
- enfin, on ne peut éviter, dans ce qui se centre là sur la double différence des sexes, et des générations, de distinguer le cas de la fille et celui du garçon.
Roger PERRON et Michèle PERRON-BORELLI indiquent que "ce que désigne l'expression "complexe d'Oedipe", c'est une organisation fantasmatique pour l'essentiel inconsciente, parce que refoulée"; Celle-ci n'en exerce pas moins, en tout être humain, des effets décisifs, tout au long de son développement et de sa vie. Le mythe exprime justement, dans un "retour du refoulé" culturellement élaboré par les civilisations, cette fantasmatique inconsciente."
Des questions restées ouvertes
Même si la grande majorité des psychanalystes font du complexe d'Oedipe le pivot central - et même chez ceux qui ne considèrent pas la sexualité en tant que telle au centre de celui-ci, en tout cas de manière exclusive - des questions demeurent très ouvertes :
- Le modèle masculin s'impose t-il aussi chez la fille? JUNG propose de balancer le complexe d'Oedipe chez le garçon par un "Complexe d'Electre" chez la fille, ce que FREUD refuse d'ailleurs ;
- La dynamique complexe des deux versants de l'Oedipe se fonde sur le postulat, d'ailleurs révolutionnaire à l'époque, de la bisexualité psychique de tout être humain.
- La perspective d'un développement ontogénétique du psychisme, montre que l'organisation oedipienne est une formation psychique relativement tardive dans le développement de l'enfant (entre 3 à 6 ans). Certains psychanalystes refusent cette perspective (perspective dite "génétique"), qui se réfère aux étapes de développement de l'enfant. Cette prise de position les conduit à souligner que la psychanalyse trouve sa référence majeure dans les processus mis en oeuvre et en évidence par la cure analytique. Ils veulent éclairer les prémices de l'Oedipe dans les débuts du développement psychique de l'enfant.
- Si l'on admet que l'Oedipe structure l'adulte, il faut considérer que, lorsque celui-ci devient parent, la problématique oedipienne du couple parental aura un effet décisif sur l'accès de ses enfants à cette même problématique. Comme, dès lors, le drame oedipien porte-t-il la marque chez l'enfant de ces refoulements parentaux et de la dynamique du couple parental? On débouche ici sur un problème d'une portée anthropologique considérable : peut-on à la faveur d'une telle approche théorique, mieux comprendre la transmission, de génération en génération, des valeurs et des conduites qui en découlent, des règles de vie, des lois, des institutions, etc, c'est-à-dire de tout ce qui fait une culture?
De telles considérations, dans un société où les formes de famille ont tendance à se multiplier, dans le temps et dans l'espace d'une génération - familles monoparentales, familles homosexuelles... - indiquent que de les débats autour du complexe d'Oedipe débordent largement la terminologie technique psychanalytique...
Retour sur Oedipe Roi
Élisabeth ROUDINESCO et Michel PLON reviennent en détail sur les liens entre la "découverte" de la psychanalyse et le mythe grec.
Plus qu'aucun autre en Occident, le mythe d'Oedipe s'est d'abord confondu avec la tragédie de SOPHOCLE, qui transforme la vie du roi de Thèbes en un paradigme de la destinée humaine (le fatum), puis avec le complexe inventé par FREUD qui rapporte le destin à une détermination psychique venue de l'inconscient.
Dans la mythologie grecque, Oedipe est le fils de Laïos et de Jocaste. Pour éviter que ne se réalise l'oracle d' Apollon qui lui avait prédit qu'il se serait tué par son fils, Laïos remet son fils nouveau-né à un serviteur pour qu'il l'abandonne sur le mont Cithérion, après avoir fait transpercer ses pieds avec un clou. Au lieu d'obéir, le serviteur confie l'enfant à un berger qui le donne ensuite à Polybe, roi de Corinthe, et à son épouse Mérope qui sont sans descendance. Ils l'appellent Oedipe (Oedipos : Pieds enflés) et l'élèvent comme leur fils.
Oedipe grandit, et entend des rumeurs qui disent qu'il ne serait pas le fils de ses parents. Aussi se rend-il à Delphes pour consulter l'oracle qui lui répond aussitôt qu'il tuera son père et épousera sa mère. Pour échapper à la prédiction, Oedipe voyage. Sur la route de Thèbes, il croise par hasard Laïos qu'il ne connait pas. Les deux hommes se disputent, et Oedipe le tue. A cette époque, Thèbes est terrifiée par la Sphinge, monstre féminin ailé doté des griffes, qui met à mort tous ceux qui ne résolvent pas l'énigme qu'elle pose sur l'essence de l'homme : "Qui est celui qui marche sur quatre, puis deux, puis trois pieds?" Oedipe fournit la bonne réponse et la Sphinge se tue. En récompense, Créon, régent de Thèbes, lui donne pour épouse sa soeur Jocaste dont il aura deux fils, Étéocle et Plynice, et deux filles, Antigone et Ismène.
Les années passent. La peste et la famine s'abattent un jour sur Thèbes. L'oracle déclare que les fléaux disparaîtront quand le meurtrier de Laïos aura été chassé de la ville. Oedipe invite alors chacun à s'exprimer. Tirésias, le devin aveugle, connaît la vérité mais refuse de parler. Finalement, Oedipe est informé de son destin par un messager de Corinthe qui lui annonce la mort de Polybe et lui raconte comment il a lui-même recueilli autrefois un enfant des mains du berger pour le donner au roi. En apprenant la vérité, Jocaste se pend. Oedipe se crève les yeux puis s'exile à Colone avec Antigone, tandis que Créon reprend le pouvoir. Dans Oedipe Roi, SOPHOCLE n'adapte qu'une partie du mythe (celle qui est relative aux origines de Thèbes) et la coule dans le moule de la tragédie. Si l'on reproduit ici le résumé de cette tragédie, c'est parce qu'elle inspire nombre d'auteurs dans de nombreux domaines (de FREUD en psychanalyse à GIRARD en anthropologie).
Bien que Sigmund FREUD n'ait jamais consacré d'article au complexe d'Oedipe, Oedipe Roi (et le complexe qui s'y rapporte) est présent dans son oeuvre de 1897 à 1938. La figure d'Oedipe est d'ailleurs presque toujours associée sous sa plume à celle de Hamlet. On la retrouve également dans le travail d'Otto RANK sur la naissance du héros (roman familial).
En 1967, dans la préface à un livre d'Ernest JONES, Hamlet et Oedipe, Jean STAROBINSKI a montré que si Oedipe Roi était pour FREUD la tragédie du dévoilement, Hamlet était le drame du refoulement : "Héros antique, Oedipe symbolise l'universel de l'inconscient déguisé en destin, héros moderne, HAMLET renvoie à la naissance d'une subjectivité coupable, contemporaine d'une époque où se défait l'image traditionnelle du Cosmos".
FREUD eut parfaitement conscience de cette différence et à la tragédie antique et au drame shakespearien, il ajouta en 1927 un troisième volet : Les Frères Karamazov. Selon lui, le roman de Fedor DOSTOÏEVSKI (1821-1991) est le plus "freudien" des trois. Au lieu de montrer un inconscient déguisé en destin (Oedipe) ou une inhibition coupable, il met en scène, sans masque, la pulsion meurtrière elle-même, c'est-à-dire le caractère universel du désir parricide : chacun des trois frères, en effet, est habité par le désir de tuer réellement le père.
C'est dans une lettre à Wilhelm FLIESS en octobre 1897 que FREUD interprète pour la première fois la tragédie de SOPHOCLE en en faisant le point nodal d'un désir infantile incestueux. Le mythe d'Oedipe apparait donc sous la plume de FREUD au moment même de la naissance de la psychanalyse (consécutive à l'abandon de la théorie de la séduction), pour servir ensuite de trame à tous ses textes et à tous les débats de l'anthropologie moderne autour de Totem et Tabou et de la sexualité féminine de Bronislaw MALINOWSKI à Geza ROHEIM en passant par Karen HORNEY et Helene DEUTSCH. A la veille de sa mort, FREUD lui attribue toujours une place souveraine, à tel point que la psychanalyse sera qualifiée plus tard d'oedipienne, par ses partisans comme par ses adversaires. (ROUDINESCO et PLON)
Roger PERRON et Michèle PERRON-BORELLI, Le complexe d'Oedipe, PUF, collection Que sais-je?, 2001. Roger PERRON, Complexe d'Oedipe, dans Dictionnaire international de la psychanalyse, Hachette Littératures, 2005. Jean LAPLANCHE et Jean-Bertrand PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1976. Élisabeth ROUDINESCO et Michel PLON, Dictionnaire de la psychanalyse, Le Livre de Poche, Fayard, 2011.
PSYCHUS
Relu le 21 février 2021. Complété le 26 février 2021.