Conscription et armée de métier aux États-Unis
Le modèle d'armée des États-Unis fournit une autre illustration du rapport mythe/réalités militaires/clivages politiques qui aboutit au choix de la conscription ou de l'armée de métier. Comme en France, la question de la conscription ou plus généralement de l'enrôlement (parfois de force) dans l'armée suscite des débats et des combats autour du caractère de la citoyenneté. La forme que revêt l'armée suit plusieurs modèles au long de son histoire, depuis la proclamation d'indépendance de 1776.
- Les Treize colonies utilisent chacune un système de défense locale sur lequel le pouvoir central, fédéral, n'a pas eu pendant longtemps beaucoup d'emprise. Ces milices, formées de volontaires; durent faire appel à une conscription sélective pour se fournir en un nombre suffisant de combattants. Le Congrès continental en 1778 recommande la conscription lorsque les bénévoles et les substituts payés ne sont pas suffisamment nombreux, pour les opérations à long terme.
- C'est surtout pendant la guerre civile, en 1862, que les villes et les États sont priées de fournir des contingents par le Congrès confédéré (le Sud) et en 1863 de son côté par le Congrès. La première loi de conscription véritable date du 3 mars 1863, dans le cadre d'une mobilisation générale. La pratique de l'inscription, déjà ancienne, est étendue pour les hommes entre 20 et 45 ans. Jusqu'à la mi-1864, le remplacement, moyennant finances , est largement utilisé. Mais une corruption envahissante domine le système, l'enrôlement forcé d'hommes à moitié conscient de leur enregistrement provoque de nombreuses désertions et des émeutes (New-York, 1863, racontée dans le film Les gangs de New-York). La conscience nationale ne joue souvent au maximum qu'au niveau de l'État, et les vagues d'immigrants ne se considèrent souvent pas comme véritablement américains au sens où les élites le souhaiteraient (malgré le serment d'entrée...)...
- C'est véritablement en 1917 seulement que le Selective Service Act permet d'éviter les problèmes ayant surgit pendant la guerre civile. Sont concernés par l'appel, les hommes inscrits de 20 à 31 ans, avec des très nombreuses exemptions et des listes prioritaires (les célibataires étant appelés avant les hommes mariés, les membres de certaines religions et de certaines professions étant exclus du système). L'inscription est obligatoire pour tous, l'appel est individuel. Les remplacements et les substituts sont interdits et surtout les commissions d'enrôlement sont strictement contrôlées par les instances fédérales. Les Noirs comme les Blancs sont concernés et ce sera l'un des moteurs du processus d'assimilation et de déségrégation. Ce Selective Service Act prend fin en 1918, mais en 1926, l'armée met en place un système qui n'est adopté au Congrès qu'en 1934, sous le titre de projet. Le Congrès permet la continuité de l'inscription sur les listes afin de pallier à toute situation. Un major, Lewis HERSHEY (qui restera en poste jusqu'en 1969!) est chargé de la codification de la conscription.
- Cette codification aboutit au Service Act of 1940 (SCTA) qui établit le Selective Service System (SSS), en temps de paix : enregistrement de tous les hommes entre 21 et 45 ans, avec sélection pour un service d'un an. En 1941, devant les nécessités de la guerre, il est prolongé d'un an, puis de 6 mois supplémentaires, avec extension de la période d'enregistrement (de 18 à 64 ans, puis à 65 ans). Mais en 1942, comptant sur les effets de la propagande, le SSS s'éloigne de la sélection administrative avec ses 4 000 conseils locaux pour un système de sélection de loterie. Les hommes ainsi choisis passent ensuite dans une sélection tenant compte de leurs capacités. C'est pendant la Seconde Guerre Mondiale que le nombre des enrôlement est le plus élevé (de 1940 à 1947) et c'est sur ce double système loterie/sélection qualitative tout en suivant des objectifs d'effectifs très importants que ce modèle de conscription repose.
- Le SSS reste intact après la guerre. Il est réactivé pendant la guerre de Corée, dès 1950. Sauf exemption ou sursis, les hommes de 18 à 26 ans peuvent être appelés pour un maximum de 21 mois de service et 5 années de service de réserve. L'armée, parallèlement à ce SSS, effectue toujours des recrutements volontaires dont le nombre peut être équivalent à ceux fournis par le SSS. Après 1953, le système d'appel reste en vigueur par mesure de prudence et est réactivé pendant la guerre de Vietnam, en 1965. Le Congrès adopte une loi sur les réserves en 1955 pour améliorer le recrutement de la Garde nationale et préparer la réserve fédérale.
- Pendant la guerre du Vietnam, la conscription fournit à peu près le tiers des effectifs (1965-1969). La proportion s'effondre en faveur du volontariat au fur et à mesure qu'on se rapproche de 1975 (mois des 2/8ème finalement entre 1964 et 1975). Du coup, si la contestation massive, qui est le fait autant d'anciens volontaires que d'anciens conscrits, fait basculer la politique militaire en Asie, il reste un volant suffisamment grand d'hommes pour fournir les effectifs requis pour les combats.
- Cette impopularité amène le Congrès a mettre fin au SSS en 1973, mais l'inscription reste obligatoire (loi de 1980) auprès du service du recrutement. Depuis cette année, l'armée des États-Unis est une armée professionnelle formée de volontaires s'engageant pour des durées extrêmement diverses.
Des évaluations et bilans contradictoires
L'évaluation de l'efficacité de ce dernier système est le sujet de nombreuses polémiques. L'intérêt que l'opinion attache à la conscription est étroitement lié au degré d'implication des États-Unis dans des conflits armés et aux besoins en effectifs militaires que ceux-ci engendrent. Les grands moments de la conscription se situent durant la guerre de Sécession, au cours des deux conflits mondiaux et pendant une longue période de la guerre froide, époque à laquelle, comme la Grande Bretagne, le service militaire s'est normalisé et est entré dans les moeurs. (Métier militaire et enrôlement du citoyen). Il faut noter que l'attachement à la conscription, même après 1973, reste très différencié, selon qu'il s'agit de défendre les États-Unis ou d'engager des opérations extérieures, selon qu'il s'agit de la garde nationale locale ou de l'armée fédérale... Chacun de la cinquantaine d'États qui forment les États-Unis d'Amérique possèdent de fortes spécificités. Autour de la conscription, du service militaire obligatoire et individuel, les libertariens se sont toujours opposés et s'opposent toujours aux communautariens. Il y a toujours selon James Ramsay BUTLER, "d'une part, ceux qui s'opposent à la conscription sous quelque forme que ce soit, la considérant comme une violation fondamentale des droits de l'homme dans une société libre. Il y a, de l'autre, ceux qui veulent maintenir en vigueur le principe de l'appel sous les drapeaux, moyen, selon eux, d'inculquer aux jeunes le sens du devoir et de la communauté nationale".
Le bilan tiré de l'existence de l'armée sans conscription des États-Unis, à l'image des débats qu'il soulève, est très contrasté et révèle de grandes différences entre les objectifs, plus ou moins avoués des acteurs en présence.
Selon Martin ANDERSON, ancien conseiller des présidents NIXON et REAGAN, professeur à l'Hoover Institution à Stanford, l'armée de métier, vue de 1973 à 1991, est un grand succès. La guerre du Golfe, selon lui, démontre sans contestation possible que l'armée de métier américaine est une redoutable machine de guerre et confirme l'avantage des engagés volontaires, hommes ou femmes, sur ces combattants malgré eux que sont les appelés. Par ailleurs, l'énorme investissement consenti depuis une décennie pour faire face aux besoins de la défense s'est révélé un excellent placement, notamment par sa panoplie incroyablement complexe qui permet une puissance de feu sans équivalent et un nombre très faible de perte dans les rangs de l'armée comme parmi les civils innocents (cette dernière chose étant d'ailleurs vivement contestée...). Politiquement, l'instauration de l'armée de métier est une des réussites de la présidence Nixon.
L'argument selon lequel l'armée de métier n'est pas représentative de la société ne tient pas et Martin ANDERSON peut effectivement faire état de faibles différences dans la composition sociologique des armées entre la période de la conscription et la période de l'armée de métier. Par ailleurs, il signale que les cas d'exemption du service militaire concernaient beaucoup de citoyens. Que de plus le SSS obligeait à enrôler des non-qualifiés. Mais surtout, la fidélisation des volontaires est bien plus forte que celle des appelés. Il réfute l'argument selon lequel l'enrôlement obligatoire des fils des responsables politiques rendrait ces derniers plus sensibles au sort des soldats, sans étayer sa démonstration. Signalons simplement à ce propos que l'argument peut jouer dans beaucoup de sens différents et peu de commentateurs abordent la question de l'engagement de ces fils dans la guerre du Golfe par exemple... Il fait justice également de l'argument qu'avec la conscription, les responsables politiques seraient moins tentés de précipiter le pays dans un guerre. Effectivement, l'histoire donne raison : conscription et carnage sur les champs de bataille s'alimentent bien l'un l'autre.
Selon Charles MOSKOS, professeur à l'université Northwestern à Evanston et président de l'inter-university seminar on armed forces and society, au contraire, l'armée de métier américaine constitue un coûteux échec. Après s'être attaqué à la philosophie - qui sous-tend le rapport de la commission Gates de 1970, sur lequel s'appuya l'administration Nixon - selon laquelle l'état militaire est définit non pas comme un devoir ou une condition sans équivalent civil, mais comme un emploi que rien ne différencie des autres et qui relève des seules lois du marché - le sociologue détaille les résultats très mitigés en terme de nombre de recrutés, par rapport aux besoins exprimés, en terme de coût des personnels militaires et en terme de composition sociale des armées.
Un état des lieux de la sociologie militaire après 30 ans de mise en oeuvre de l'All-Volunteer Force aux États-Unis montre plusieurs éléments de réflexions de plusieurs ordres :
- C'est effectivement une vision économiste du problème de l'armée, au moment où au Vietnam, l'administration Nixon veut diminuer les coûts de l'engagement, notamment en vietnamisant les forces engagées et en diminuant le volume des troupes au combat ou dans l'intendance, qui détermine en 1973 l'abandon du service militaire. il suffit de consulter le rapport de la commission Gates pour le comprendre.
- Les difficultés de recrutement des années 1970 proviennent de l'érosion du pouvoir d'achat des militaires engagés : les incitations financières (notamment paiement des études...) possèdent une valeur amoindrie. Les objectifs de recrutement dans les trois armes ne sont pas atteints. La part des diplômés diminuent par rapport à ce qu'elle était avant 1973, et de plus les taux d'attrition sont alarmants (par taux d'attrition, entendre ici le taux de non réengagement...). Ceci entraîne presque automatiquement la suppression de bureaux de recrutement et des financement des carrières (par mesures d'économie...)
- Le redressement du début des années 1980 est du aux circonstances économiques plus favorables et à un revirement dans la politique du recrutement : recours au contrat court, augmentation des postes réservés aux femmes, relèvement des salaires de militaires. Du coup, les effectifs remontent et tendent à atteindre les chiffres requis, les renouvellements de contrats augmentent. Mais des problèmes dans les réserves demeurent, ce qui provoque d'ailleurs des problèmes d'approvisionnement en troupes pendant la guerre du Golfe.
- Deux grands phénomènes sont mis en évidence : la féminisation forte de l'armée et une augmentation très forte du nombre de Noirs par rapport aux Blancs, jusqu'à une sur-représentation par rapport à la population américaine (la terminologie utilisée est américaine...).
- Côté préférences politiques, les sociologues constatent une "républicanisation" (au sens de favorable au Parti Républicain par rapport au Parti Démocrate, et précisément de la droite du Parti Républicain) du corps des officiers. Un déséquilibre politique semble s'instaurer entre l'armée et la société, phénomène d'autant plus dommageables que l'expérience militaire des leaders politiques s'amenuise dangereusement.
- Côté technique, vu l'ampleur des connaissances requises pour faire fonctionner et surtout entretenir des matériels de plus en plus élaborés (informatique, électronique), le rôle de l'ennui, source de stress dans les combats s'accroit (Les militaires ont l'habitude de dire que les civils ignorent à quel point la vie du soldat est peu enthousiasmante si l'on considère... son emploi du temps!). Mais cette dernière considération est aussi valable pour un appelé que pour un engagé, en fin de compte.
Il serait vraiment très intéressant que soient réalisées pour l'armée française autant d'études sociologiques que pour l'armée américaine. La sociologie militaire américaine n'arrête pas de nous impressionner...
Pascale COMBELLES-SIEGEL, État des lieux de la sociologie américaine, 30 ans après la mise en oeuvre de l'All Volunteer Force aux États-Unis, Les documents du C2SD (Centre d'études en sciences sociales de la défense), Décembre 2000 (à consulter avec profit sur le site www.c2sd.sga.defense.gouv.fr). Sous la direction de Jean CLUZEL et Françoise THIBAUT, Métier militaire et enrôlement du citoyen : les enjeux de la loi, PUF, Cahiers des sciences morales et politiques, 2004. James Ramsay BUTLER, "The all-volunteer armed force", dans Teacher's College Record, n°73, septembre 1971. Sous la direction de Bernard BOENES et Michel Louis MARTIN, Conscription et armée de métier, Fondation pour les études de défense nationale, 1991.
STRATEGUS
Relu et corrigé le 28 mars 2020