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29 mai 2012 2 29 /05 /mai /2012 12:15

         La criminalité qui dépasse les frontières des États ou des Empires fait partie de l'histoire de ceux-ci tout comme l'édification des différents systèmes judiciaires nationaux. Lorsque l'intensité des échanges internationaux augmente, la criminalité suit le même mouvement, obligeant les États à renforcer leur coopération, à partir du moment où leurs systèmes de valeurs et de justice s'accordent plus ou moins.

Il y aurait sans doute une histoire à écrire sur cette criminalité internationale, et de son rôle dans le modelage même des formes étatiques, à commencer sans doute par le rôle peut-être minoré encore de la piraterie maritime en Méditerranée dans le renforcement de l'Empire Romain, obligé de se doter d'une flotte militaire consistante et d'y consacrer donc temps, hommes et ressources... Dans le double mouvement actuel de mondialisation et d'affaiblissement des États, la criminalité internationale joue un rôle et constitue une source d'inquiétudes jusqu'aux organismes chargés "du maintien de la paix et de la sécurité internationale" jusque-là réservés aux conflits interétatiques. Inquiétude d'autant plus vive que dans cette mondialisation là implique des États qui ne partagent ni toutes les mêmes pratiques ni toutes les mêmes valeurs. Au coeur même des conflits économiques, les règles même du jeu ne sont pas considérées de la même façon d'un bout à l'autre de la planète. La criminalité internationale, pourrait-on dire, participe à l'actuelle mondialisation économique, non pas forcément seulement du fait de l'activité d'organisations criminelles en soi, mais parce que le droit international commercial n'est pas encore (s'il l'est un jour...) unifié suivant les différentes régions du globe.

Se mêlent également, à partir d'organisations désignées comme mafieuses, des activités criminelles et des activités tout à fait respectables. Ce fait, identifié et combattu par diverses organisations étatiques ou pluri-étatiques, rend encore plus urgent l'élaboration d'un droit unifié, en l'absence duquel le monde ressemble à celui imaginé par Thomas HOBBES, une société de nature, où tous, des États aux individus, sont en guerre contre tous.

 

Une évolution du traitement de la violence internationale...

      Dans l'étude du traitement judiciaire de la violence internationale depuis la fin du monde bipolaire, Yves DENÉCHÈRE constate que "les grandes questions qui se posent aujourd'hui (...) sont souvent la transposition à une autre échelle de problèmes bien identifiés dans les États et les sociétés des périodes antérieures". "La difficile définition normative de la violence sur le plan international, la difficulté d'aligner aujourd'hui les normes de la violence d'une aire culturelle sur une autre, d'un pays sur un autre, rappellent les difficultés de même nature concernant les États en formation. Le processus international, mais non universel, de judiciarisation de la violence conçu comme un marqueur de modernité ou un progrès de la civilisation renvoie aux problèmes de la modernisation des États et au procès de civilisation (...). L'avènement  de la communauté internationale comme justicière répond à l'instauration de l'État justifier par le droit de punir.

L'une comme l'autre manifeste ainsi son autorité, son pouvoir et sa prééminence. Sans doute aussi peut-on faire un rapprochement entre les réactions différenciées de l'autorité judiciaire selon le statut social du justiciable dans une société donnée et les attitudes variables des juridictions internationales selon le niveau de puissance des États, selon la nationalité des accusés. Lorsqu'on évoque la violence des individus comme moyen stratégique ou stratégie de lutte et la justice comme mode de règlement des conflits, ne peut-on les appliquer aux actions des États et transposer ces réflexions à la sphère internationale où ce vocabulaire est fréquemment employé? Un autre intérêt d'évoquer la dimension internationale est d'approcher une histoire comparée des attitudes des États face au processus d'instauration d'une justice pénale censée réguler les violences, sans oublier les enjeux politiques et les enjeux de souveraineté autour du pouvoir judiciaire. Comment les États, dont la construction s'est appuyée sur la souveraineté judiciaire nationale, peuvent-ils accepter d'en abandonner une partie au profit d'une justice pénale internationale susceptible de remettre en cause leur monopole de violence légitime (au sens de Max WEBER)?

Si le XXIe siècle pourrait être celui d'un nouvel ordre judiciaire international - renvoyant là encore au nouvel ordre judiciaire qui s'impose dans certains États à différentes périodes - il reste à inventer concrètement des moyens pour que la communauté internationale organisée puisse jouer au niveau mondial le même rôle de régulateur que l'État au niveau national.

Envisagée au niveau des relations internationales du siècle dernier, poursuit le professeur à l'Université d'Angers, la violence est d'une intensité et d'une ampleur inouïes. On pense d'abord aux violences de guerres inter ou intra-étatiques, particulièrement étudiées et désormais bien connues pour les deux conflits mondiaux et certaines guerres civiles de la première moitié du XXe, moins étudiées jusqu'à aujourd'hui pour les guerres de décolonisation ou de libération et d'autres conflits armés au Moyen-Orient notamment (voir notamment Pierre HASSNER, La violence et la paix, de la bombe atomique au nettoyage ethnique, Seuil, 2000). Le "terrorisme" international et les exactions engendrées par les grands trafics internationaux peu ou prou mafieux (drogue, prostitution, etc.) sont les autres formes les plus avérées de la violence internationale contre les personnes. Face à cette violence multiforme, la réponse judiciaire ne va pas de soi, du moins pas à l'échelle internationale. Si le règlement des différends interétatiques peut être assuré par la Cour internationale de justice de La Haye, c'est-à-dire l'organe judiciaire de l'ONU (...)  - quand les États reconnaissent son autorité - il a toujours été extrêmement difficile de faire admettre aux États qu'une juridiction internationale puisse attenter à leur souveraineté en ayant à connaître et à juger des crimes perpétrés par leurs ressortissants, leurs dirigeants parfois. Pourtant la demande sociale de justice est forte au sein des nations, des communautés déchirées, traumatisées, meurtries par les violences. Le verdict judiciaire, pouvant s'accompagner du pardon, peut alors avoir dans la sortie des conflits et dans les processus de réconciliation un rôle majeur, sinon une place absolument nécessaire.

En 1998, "No Peace without Justice" est le titre choisi pour la campagne en faveur d'une Cour pénale internationale ; "pas de véritable réconciliation sans justice" selon Pierre HASSNER, même si parfois l'amnistie ou l'impunité consécutive à l'aveu peut être un chemin vers la paix (Sous la responsabilité de Pierre HASSNER, dossier Mémoire, justice et réconciliation, dans Critique internationale, n°5, 1999). C'est bien là l'objectif essentiel d'une justice internationale qui se situe à la confluence de la politique et du judiciaire. 

Incontestablement, la fin de la guerre froide marque un tournant majeur dans la longue et laborieuse quête, tout au long du XXe siècle, d'une justice internationale. L'instauration des TPI (...) et surtout de la CPI constitue des avancées notables. Les États ne sont plus les seuls protagonistes, de nouveaux acteurs s'affirment, notamment les ONG, et promeuvent une véritable justice internationale souveraine et indépendante reconnaissant les droits des victimes et établissant de nouvelles normes internationales pour définir ces violences, surtout celles engendrées par les guerres." 

 

États contre réseaux criminels

     Olivier WEBER, alors Ambassadeur de France chargé de la lutte contre la criminalité organisée, décrit l'activité des États contre les réseaux criminels : "Face à leur extension, les États, du Nord comme du Sud, inventent des parades, cherchent à combattre les progrès de la pègre sans frontière. Et parviennent à mettre sur pied une diplomatie nouvelles, la diplomatie contre les mafias."

Il constate, à la suite de très nombreuses études criminologiques, que ces mafias sont "polymorphes". "Voici dix ans, on clamait que les cartels, en particulier ceux de la drogue sud-américaine, avaient disparu après la mort du narco-trafiquant Pablo Escobar. Il n'en est rien. Les réseaux de la cocaïne ont lancé de nouvelles batailles, et certains se sont reconvertis dans d'autres activités criminelles, sans abandonner pour autant le commerce de la poudre blanche. Ils ont fait preuve d'imagination pour s'adapter au "marché". Le prix de la cocaïne s'est-il effondré dans les rues de San Francisco, Miami et New York? Les cartels se lancent alors dans une stratégie de marketing ; ils créent une nouvelle drogue, le crack, testé sur le marché comme une banale marchandise. Rien ne manque : les "testeurs", les "sondeurs" qui distribuent gratuitement la drogue dans les rues de Bronx à New York pour attirer la clientèle, les rabatteurs et les milliers de revendeurs qu'utilisent sur le territoire américain les réseaux sud-américains. Certes, le crack, terrible drogue connue pour ses ravages et son accoutumance quasi immédiate, n'a pas "pris" et est resté cantonné dans des sphères marginales. Les cartels se sont alors lancés dans d'autres trafics, notamment celui de l'héroïne. des chimistes du Moyen-Orient ont été invités dans les montagnes andines pour transformer l'opium du pavot en poudre. Et des centaines de cultivateurs de feuilles de coca se sont initiés à la culture du pavot. Ce changement d'échelle suscite l'inquiétude de nombreux experts aux États-Unis (...). Tout aussi grave, la nouvelle stratégie mise en oeuvre par les mafias à l'échelle de la planète. Dans les années 1980 et 1990, les réseaux de la drogue se contentaient d'investir des barrios, des quartiers, ou des villes comme Médellin en Colombie et, plus récemment, Karachi au Pakistan. Aujourd'hui, les narco-mafias visent désormais des pays entiers."

Notamment dans les régions de l'ex-URSS, en Afghanistan ou en Afrique de l'Ouest. Tous ces cartels plus ou moins grands, rivaux souvent, engagés également dans des stratégies d'alliances pour mieux se partager des activités ou des régions, recyclent l'argent de la drogue dans d'autres activités, après les avoir fait transiter dans des établissements bancaires installés dans des pays peu regardants (souvent des paradis fiscaux). Maniant le commerce de leurs marchandises selon des stratégies similaires à celles de trusts internationaux de biens ou de services, ils organisent la fidélisation de fonctionnaires, par ailleurs très négligés par les États qui les emploient (notamment financièrement). C'est à une véritable mafiasation de pays entiers, ou de régions entières, que des États, mais aussi ses sociétés civiles s'organisent. Face à ces réseaux de criminalité de plus en plus interconnectés, mais qui restent fragiles en raison des règlements de comptes violents fréquents entre agents ne respectant pas parfois leurs engagements (ce qui ne les rend pas moins dangereux...), de nombreux fonctionnaires nationaux et internationaux tentent d'identifier et traquer leurs têtes. Cette identification permet de mettre à jour un continuum entre criminalité et terrorisme (bien analysé dans le cas de la galaxie Al Quaïda), qui existerait de manière presque stable depuis les années 1990. Leurs sources de financement sont proches et leurs intérêts parfois communs. 

"Le crime organisé, poursuit Olivier WEBER, pratique aussi l'assassinat politique et les mouvements terroristes n'hésitent plus à se lancer dans les activités mafieuses, bénéficiant de nouveaux liens et donc de "portes de sortie". La mafia russe a envoyé des armes en Colombie en échange de livraisons de cocaïne. (...) Ces alliances constituent l'une des nouvelles menaces transnationales auxquelles nous devons faire face. Elles visent non seulement à créer des espaces de blanchiment pour l'argent des trafics, sur une base géographique ou virtuelle, mais aussi à déstabiliser des pays entiers et à les infiltrer afin de mieux les utiliser comme plate-forme de multiples trafics. Les États ont pris conscience de ce danger et s'efforcent de mettre en place des barrières capables d'arrêter les intrusions de ces nouveaux cartels, actifs et imaginatifs, voire de les devancer. D'importants progrès ont été réalisés, notamment avec la création du MAOC-N, le Centre d'opération et d'analyse maritime antidrogue basé à Lisbonne qui regroupe sept pays, et le Centre de coordination pour la lutte antidrogue en Méditerranée (Ceclad), installé à Toulon en 2008. Reste à mettre en place d'autres systèmes de protection, à empêcher l'émergence de nouveaux Victor Bout, à aider les États fragiles ciblés par les cartels, à renforcer le contrôle des institutions financières et la coopération internationale, à anticiper et répondre aux enjeux stratégiques et de société que posent les différents trafics. Un pari qui réclame audace et imagination. Un défi pour la planète mondialisée, si nous voulons lui éviter de nouvelles ténèbres."

 

Mondialisation et criminalité : une histoire déjà riche et ancienne...

     Paul KNEPPER rappelle dans un ouvrage non encore disponible en français (The invention of international crime. A global issue in the making (1881-1914), Palgrave, 2009) qu'à la fin du XIXe siècle, à un moment où les États dominent la scène mondiale (même si là aussi, il y a matière à débats...), les gouvernements, les observateurs et les leaders d'opinion s'inquiétaient déjà des effets culturels, sociaux et économiques de la "réduction du monde", rendues possibles par l'émergence de nouvelles technologies de l'époque, sur le comportement criminel. Les changements alarmants de la délinquance ordinaire et l'apparition de nouvelles formes de criminalité, dont notamment l'anarchisme (perçue surtout suivant sa forme violence d'expression), le trafic d'êtres humains (cette préoccupation allant dans le sens de l'abolition réelle de l'esclavage...) et la criminalité importée. Entre 1881 et 1914, l'émergence de la criminalité en tant que phénomène international est largement commentée publiquement. Les conditions dans lesquelles les autorités politique de l'Empire britannique (mais pas seulement lui) encouragèrent la recherche sur la criminalité internationale eurent également un effet sur la manière dont le phénomène a été envisagé. Il s'agit, pour les administrations coloniales, qui mêlent souvent préoccupations de sécurité et orientations politiques précises (contre les socialistes par exemple), de comprendre des personnes et des communautés hétérogènes, permettant ainsi des comparaisons entre le criminalité domestique et une "classe criminelle mondialisée". L'organisation entre différentes polices d'États également intéressés à la poursuite des trafiquants de drogues et d'opposants politiques violentes, d'organisations internationales contre le crime, date de cette période, période d'une mondialisation croissante des échanges.

Alain BAUER met en correspondance cette prise de conscience d'une criminalité internationale et la prise de conscience de la formation d'une deuxième mondialisation de la criminalité dans les années 1970. "Pour la première fois, on assiste à une alliance entre fournisseurs de morphine-base libanais, turcs et arméniens, des chimistes du milieu marseillais et corse, des intermédiaires siciliens et des acheteurs américains. Le crime est désormais organisé au niveau structurel et culturel selon les règles de l'économie libérale de marché. La criminalité est désormais une entreprise comme les autres : elle pratique l'intégration verticale et horizontale, elle s'intéresse aux nouveaux concepts de gestion, elle tente de motiver ses employés en leur offrant les incitations appropriées, elle investit dans la recherche et le développement, elle recycle et refinance sa trésorerie. Tout au plus pourrait-on lui reprocher une gestion plus expéditive que d'autres de la concurrence... (...) L'entreprise criminelle est ainsi devenue, peu à peu, l'étalon de la société économique libérale avancée, donnant totalement raison à Adam Smith : la main invisible existe. Mais elle est criminelle."

 "La mondialisation du crime se développe (...) au rythme de l'ouverture des frontières géographiques et du développement des flux migratoires et financiers permettant l'interconnexion entre criminalité locale et mafias historiques. Les populations migrantes sont les premières victimes des organisations criminelles, mais masquent en même temps l'implantation de groupes mafieux qui se dissimulent derrière de légitimes opérations humanitaires. Chacune choisit des points d'ancrage dans les nouveaux mondes puis se développe et s'enracine dans un mouvement complexe d'accords locaux, d'expansion plus ou moins violente, de consolidation territoriale, ou encore d'intégration avec les organisations criminelles autochtones. La dérégulation des économies et des investissements, la multiplication de bases offshores pour l'optimisation fiscale (...), l'hypocrisie des États face à des confettis politiques qui permettent de gérer corruption, rétro-commissions et fraudes en tout genre, ont permis au crime organisé de se connecter sur les mêmes circuits. Ainsi, rien n'est plus facile aujourd'hui que d'écouler le produit issu des opérations de trafic d'êtres humains ou de monceaux humains, de stupéfiants, d'oeuvres d'art, de faux de toute nature - surtout des médicaments, mais également des pièces détachées, des disques ou encore des groupes électrogènes - en les noyant avec le reste des flux internationaux."

Il n'est donc pas étonnant de constater l'existence, jusqu'au sein des complexes militaro-industriels réputés les plus sécurisés, de pièces détachés, parfois microscopiques comme des composants d'ordinateur, qui peuvent gêner ou dérégler le fonctionnement des armements les plus modernes... Tant l'interpénétration entre commerce international de biens dûments contrôlés (plus ou moins, suivant les coupes budgétaires sur les personnels chargés des vérifications) et commerces illicites de tout genre est forte, sans être, faut-il l'espérer, généralisée... "Faute des frontières et de garde-frontières, poursuit le professeur de criminologie, physiques ou immatériels, la mondialisation a renforcé les organisations criminelles, leur a permis de trouver des alliés, de créer de nouvelles filiales, d'investir de nouveaux marchés et de conquérir de nouvelles cibles. Elle a permis à ces structures de s'enraciner dans des États faillis- ou en voie de l'être - qui sont incapables d'assurer leurs missions vitales et donc livrées à l'anarchie, à la corruption et aux conflits internes. Elle a aussi permis le pillage des États riches et structurés en détournant des dizaines de milliards de dollars des banques hypothécaires japonaises et des caisses d'épargne américaines, en créant des banques criminelles (...) et en contribuant aux crises économiques majeures en Russie, en Thaïlande, au Mexique et en Argentine." Ces banques interviennent bien entendu dans les circuits financiers internationaux, opèrent des investissements dans les différentes bourses, voire jouent avec les parités de monnaie... "Ces entreprises criminelles ont également prolongé leurs activités sur le web : la cybercriminalité ne cesse de se développer, déjouant les parades mises en place par les grands groupes privés.(...). Le crime a échappé à la récession et affiche toujours (selon les statistiques criminelles publiées un peu partout) un taux de croissance très élevé, tant dans ses secteurs traditionnels que dans de nouveaux domaines qui s'ouvrent à lui. Or, si le terrorisme a longtemps été considéré comme une activité détachable du crime, son évolution, au cours des vingt dernières années, contredit cette théorie de manière fondamentale. Son hybridation, sa porosité aux activités criminelles, son usage de la sous-traitance, la mutualisation de ses besoins en équipements et sa déterritoirisation généralisée en font désormais une activité criminelle parmi d'autres. il est donc nécessaire de comprendre qu'il s'inscrit dans une tendance plus large : celle du développement de la criminalité internationale. Dans l'union Européenne, Europol a reconnu dans ses rapports annuels que les organisations criminelles, qui développent des relations avec des groupes extracommunautaires et défient ainsi les États souverains, se multiplient. Elles ont appris à se faufiler dans les interstices de la lutte contre le terrorisme, comprenant rapidement que la réorientation des moyens policiers vers cette dernière ne pouvait que leur profiter."

L'auteur va très loin loin puisqu'il écrit dans sa conclusion : "Il ne s'agit plus d'un conflit entre ordre et désordre, mais l'affirmation d'une concurrence entre deux ordres, disposant tous deux de structures et de règles et s'affrontant pour le contrôle d'un même espace et le monopole de mêmes marchés. Pourtant, les États, comme beaucoup d'entreprises même parmi les plus puissantes, restent paradoxalement aveugles ou amnésiques face à des évolutions souvent perceptibles, fréquemment annoncées et dont les effets sont généralement dévastateurs".

 

     Eric DELBECQUE précise certaines composantes du contexte de guerre économique dans lequel se développe la nouvelle criminalité internationale. "La guerre économique traduit simplement un double constat : celui de la multiplication des compétiteurs dans la course mondiale aux profits, et celui de la mutation des intérêts nationaux. Le premier constat va de soi : toutes les entreprises de la planète rivalisent aujourd'hui entre elles. Elles sont désormais américaines, européennes, chinoises, japonaises, indiennes, coréennes, brésiliennes, russes, etc. Hier, elles étaient uniquement occidentales. Voilà qui modifie singulièrement le visage du capitalisme... et durcit fortement la concurrence. L'innovation par le travail en réseau devient un impératif pour rester leader, ou même simplement pour garantir sa pérennité. En effet, pour se développer, à travers l'innovation, les acteurs économiques ne peuvent plus agir de manière isolée : ils doivent coopérer, mutualiser leurs connaissances et leurs compétences, certes en préservant leurs savoir-faire essentiels, mais en comprenant aussi que la connivence des opérateurs est devenue une source cruciale de valeur ajoutée dans les modes productifs du XXIème siècle et dans le contexte de développement hyperbolique des pays émergents. Nos urgences collectives sont d'inventer et de développer des organisations apprenantes en réseau, de lutter sans relâche contre l'empilement des structures et le stockage stérile des données et des savoirs. Seule l'information qui circule, améliorant l'intéropérabilité des acteurs et des systèmes, et est partagée crée de la richesse. A cet égard, il importe d'ailleurs d'éviter les confusions. Si la mise en place de mesures de sûreté économique se révèle indispensable dans l'entreprise, ainsi que dans la sphère publique, il ne s'agit en aucun cas de succomber au syndrome de la forteresse. Il est uniquement question de protéger la valeur ajoutée intellectuelle stratégique des firmes et leur potentiel d'innovation en les préservant de la prédation et des manoeuvres illicites. La sûreté des entreprises s'inscrit dans la promotion de leur essor technologique et, conséquemment, commercial. Pour résumer, dans un climat global d'hyper-concurrence, il s'agit de créer des alliances pour faire face à des rivaux. On peut qualifier cette situation d'"hyper-compétition" pour éviter la formule "choquante" de guerre économique, mais cela ne change cependant rien à la réalité. La conquête des nouveaux marchés, ou la préservation des anciens, se fait de plus en plus brutale. Les méthodes gagnent en sophistication et perdent en déontologie : de l'espionnage industriel au débauchage des cadres en passant par le piratage informatique et l'infiltration de "taupes" dans les entreprises, tout est bon pour évincer un challenger, dérober une technologie ou briser la réputation d'une organisation concurrente trop performante. Le second constat ne doit pas susciter plus d'étonnement. Les États ne cherchent plus à agrandir leur territoire ou à propager une idéologie en annihilant au passage leur voisin. Certains visant sans doute toujours l'hégémonie régionale ou globale, mais via la prospérité et la domination par la connaissance. Il s'agit de créer de la croissance et de l'emploi, de maîtriser les technologies de pointe et d'occuper une place de choix dans le concert des nations en s'étant ainsi inséré favorablement dans les flux financiers, commerciaux et technologiques mondiaux. Une vaste dématérialisation de la puissance se produit sous nos yeux. Elle n'efface pas le poids des capacités militaires, mais le relativise considérablement (l'exemple américain en Irak et en Afghanistan le démontre largement)."

 

      Plusieurs questions se posent lorsqu'on veut discerner l'importance de la criminalité dans la mondialisation. Nous n'en citons que quelques unes :

- Il existe un vrai problème d'information statistique, malgré les récents efforts de certains États et de certaines organisations internationales. Ce problème n'est pas tant technique que politique, certains gouvernements n'hésitant pas à distordre l'information économique auprès de leurs opinions publiques et certaines firmes n'hésitent pas non plus à distordre l'information économique de leurs résultats, phénomène qui s'aggrave par l'introduction dans les bilans de valeurs financières fluctuantes, parfois dans de grandes proportions. Il est donc difficile de suivre l'évolution statistique de la criminalité, comme il est difficile de suivre la réalité des flux économiques réels. Les acteurs économiques d'ailleurs commencent à comprendre que le manque de visibilité économique du capitalisme actuel provient aussi de l'opacité de l'information économique ;

- Sur le fond, il est difficile de connaître (et les organisations criminelles ne la connaissent probablement eux-mêmes pas complètement...) l'importance de cette criminalité internationale, pour la raison fondamentale qu'elle est clandestine...

- Par contre, la connaissance qualitative de son action et de son mode de fonctionnement, comme des conséquences de leur action est importante ; Et ce tant dans la dimension étatique que dans la dimension globale ;

- Il semble bien que le développement de la criminalité internationale augmente la conflictualité globale, sur beaucoup de plans. Ne serait-ce que parce que la violence par laquelle elle peut s'exprimer est intrinsèque à sa nature. Mais il faut sans doute aller plus au fond  sur la définition de la criminalité, terme qui recouvre aussi le banditisme organisé, dans les buts et dans les méthodes. Si l'objectif de la criminalité est de s'enrichir, il ne se distingue pas beaucoup de son modèle, un capitalisme dont le seul critère objectif est l'argent. Dans les méthodes, on peut parfois mettre en parallèle les processus d'écoulement de médicaments périmés ou mal fabriqués et les méthodes utilisées par les firmes pharmaceutiques pour maintenir dans la dépendance un grand nombre de populations. Ce qui fait que la lutte contre la criminalité internationale risque d'être un travail éternel de Sisyphe tant que les fins et moyens du système économique n'ont pas été redéfinis et les caractéristiques de la léicité commerciale révisées. A tout le moins, comme la notion de criminalité est relative, diffère selon les États dans certaines marges, les pratiques mêmes du commerce internationale doivent faire l'objet pratiquement d'une révolution, si l'on ne veut pas voir les activités parallèles ou/et entremêlées du commerce international "légal" et de la criminalité internationale mener une sorte de course dans la ruse, et pour finir dans la violence...

- La place de la délinquance et de la criminalité dans une société internationale semble homothétique de leurs places dans une société tout court. En conséquence, elles revêtent un caractère éminemment politique. En ce sens qu'elles favorisent ou défavorisent, servent ou desservent, font prospérer ou appauvrir des catégories bien différentes de populations. Elles s'insèrent dans des relations complexes entre acteurs très dissemblables par leur taille, par leur motivation et par leur puissance.

 

Revue Pouvoirs n°132, janvier 2010, Le crime organisé ; Eric DELBERQUE, Christian HARBULOT, La guerre économique, PUF, Que sais-je? 2011.

Eric DELBERCQUE, La guerre économique, le nouvel esprit du capitalisme ; Alain BAUER, Une autre mondialisation, dans La nouvelle revue Géopolitique, Octobre-Novembre-Décembre 2011. Olivier WEBER, Les États contre les réseaux criminels, dans Mondes, Les Cahiers du Quai d'Orsay, n°1, Automne 2009. Yves DENÉCHÈRE, Le traitement judiciaire de la violence internationale depuis la fin du monde bipolaire, dans La violence et le judiciaire, Discours, perceptions, pratiques, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

 

ECONOMIUS

 

Relu le 18 novembre 2020

 

 

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