Peut-on discuter de géopolitique du cyberespace - en dehors d'une mode qui semble bien française d'accoler le mot géopolitique partout - alors que par sa nature même, il semble n'avoir ni centre, ni périphérie et ne dépendre que faiblement du relief ou du climat. Outre le fait que le cyberespace possède une couche matérielle bien tangible, nécessaire pour fonctionner et ne pas pouvoir le faire uniquement - pour le moment? - qu'à partir de satellites géostationnaires, la possession de la technologie, l'appartenance ou la relation forte des sociétés-clés à des États, sans compter la spécificité de minéraux entrant dans la composition des matériaux qui composent son infrastructure - d'où une géopolitique des minerais sous-jacente, font bien à certains égards du cyberespace un enjeu géopolitique.
Les caractéristiques de la cyber-puissance
Olivier KEMPF détaille les caractéristiques de cyber-puissance qui entrent dans le jeu géopolitique :
- la numérisation de la plus grande partie de la société (taux d'équipement d'ordinateur individuel, de téléphonie mobile, d'ordiphone, d'accès à Internet, chiffre d'affaire généré par le commerce électronique...) ;
- l'existence d'entreprises numériques capables d'agir aussi bien dans la production de matériel, de logiciels ou de télécommunication, afin de constituer une base industrielle et technologique de cyberdéfense (BITCD) :
- la mise en place par l'État d'un dispositif cohérent de cyberdéfense, avec des budgets et des agents en nombre conséquent, et l'établissement de liaisons avec les principaux acteurs de la société (BITCD, opérateurs d'infrastructures sociétales...) ainsi qu'un dispositif d'intelligence économique ;
- l'adoption d'une posture stratégique (rendue ou non publique au travers de documents de politique générale, de concepts ou de doctrines) définissant l'action générale aussi bien au sein du pays que dans ses relations avec l'extérieur, mais aussi la volonté d'agir dans les trois couches du cyberespace ;
- la possibilité de coopérations précises avec d'autres acteurs soit égaux (développement ou mutualisation) soit d'une gamme inférieure (vente et aide au développement).
Au vu de ces critères, il perçoit un premier groupe comprenant les États-Unis, la Russie, la Chine, Israël, le royaume Uni, la France, l'Inde, le Japon : autant de pays qui disposent de moyens développés dans les cinq domaines proposés (en tenant compte de celui du rang détenu selon les critères d'une puissance classique). Dans un deuxième groupe, il voit la Corée du Sud, Taïwan, l'Australie, le Canada, le brésil, l'Italie, la Suède, l'Afrique du Sud... Dans cette classification, chaque pays se place dans une situation symétrique ou asymétrique par rapport à ses concurrents ou adversaires, et l'auteur, parmi d'autres, perçoit des analogies entre la cyber-stratégie et la stratégie nucléaire (voir la discussion de Alain ESTERLE, dans Le cyberespace, Nouveau domaine de la pensée stratégique, Economica, 2013).
Les États-Unis développe depuis le début des années 2000, l'engouement de la sphère stratégique datant des années 1990, une stratégie militaire de lutte informatique, avec un Cyber-commandement.
La Chine, depuis l'opuscule des deux colonels Qiao LIANG et Wang XINGSSUI de 1998 (La guerre hors limite, Payot, 2003), adopte une stratégie de "guerre électronique intégrée" qui consiste à prendre le contrôle du flux d'information de l'adversaire et de maintenir sa domination sur le flux d'information sur le théâtre d'opérations. Les deux grands documents stratégiques de l'APL, La science de la stratégie militaire et La science des campagnes, précisent la supériorité informatique comme un moyen décisif de contrôler les milieux aériens et maritimes.
Les armées européennes s'organisent, surtout depuis les attaques en Estonie de 2007. Elles le font de manière dispersée, avec un débat interne sur les cyber-conflits qui peut faire douter de la portée réelle des menaces informatiques.
La Russie, un temps soupçonnée d'implication dans les attaques de 2007, s'emploie à développer des capacités dans ce domaine, considérant surtout nu champ informationnel et de guerre informationnelle, étant donné un certain retard technologique qu'elle tente de compenser par une politique de coopération avec d'autres États. Elle se présente comme un acteur puissant alternatif à la domination américaine et fournissant à des acteurs tiers le moyen de diversifier leurs approvisionnements stratégiques, donc d'assurer leur autonomie.
Il est évident que sur le plan des doctrines et sur le plan opérationnel, ces puissances cherchent encore leurs marques. D'autant que pour ce qui concerne la gouvernance d'Internet, ils sont loin d'être au premier plan : les entreprises et les organisations internationales leur oppose leurs propres conceptions, qui s'oppose précisément à la transformation du cyberespace en un enjeu géopolitique. A la tentative de créer (passée, présente et à venir) un cyberespace militaire régit uniquement par des objectifs d'acquisition ou de préservation de puissance politico-militaire distinct d'un cyberespace commercial et "libre", des contraintes techniques et le fonctionnement même du cyberespace constituent du fait de sa constitution un obstacle quasi insurmontable. Les partisans de l'auto-régulation, et ils sont encore nombreux dans les instances décisionnels des États, estiment qu'il est inutile de réguler un dispositif qui marche très bien sous l'action des forces libres du marché, qu'il est vain de réguler la technique informatique, cette dernière étant plus rapide que la loi, que les lois nationales peuvent au plus freiner l'efficacité d'ensemble du système. De plus, la légitimité du contrôle de l'ensemble ou d'une partie du cyberespace est contestée par toutes les instances de gouvernance actuelles (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers - ICANN, par exemple) dont les appuis disposent précisément de la majeure partie de la connaissance et de la maitrise technologique de celui-ci. Par contre, et ce jeu-là semble plus important pour le moment qu'un jeu réellement géopolitique des États, s'opposent aux partisans de la gouvernance "libre", des instances régulatrices (parlements, Commission Européenne...) qui veulent en priorité contrecarrer toutes les formes de criminalité qui s'y expriment.
David FAYON pointe toutefois les éléments forts qui peuvent faire d'Internet un enjeu géopolitique :
- La couche matérielle du cyberespace repose sur des matières premières rares, sources de tensions géopolitiques. "En matière de terres rares (lanthanides), précise-t-il, les réserves sont détenues pour moitié par la Chine (Mongolie intérieure). Suivent ensuite les États-Unis et l'ex URSS et à un degré moindre le Canada et l'Amérique du Sud. Elles représentent un enjeu considérable quant à la fabrication du matériel technologique qui constitue le préalable au réseau Internet, par exemple pour les écrans. D'autres matières sont précieuses comme le coltan (utilisé dans la fabrication des condensateurs pour les équipements électroniques, en particulier les téléphones portables et les PC) dont la République démocratique du Congo détient plus de 70% des réserves mondiales. Outre l'extraction minière polluante et consommatrice de ressources naturelles, le recyclage des déchets électroniques est un axe de développement, pas seulement pour le volet écologique, mais aussi pour s'assurer une indépendance géopolitique vis-à-vis de la Chine. Les découvertes de gisements influent sur les répartitions ainsi que les coûts d'exploitation différenciés selon les pays."
- L'impact environnemental provenant de la consommation croissante d'énergie pour les serveurs de stockages des données, de la durée de vie très courte du matériel même, de la nécessité de climatiser (de refroidir) les data centers qui concentrent de nombreux serveurs informatiques, dans une période de prise en compte, même si elle est très lente, de cet impact, joue de manière différenciée suivant les lieux de production et de fourniture des différents éléments informatiques.
- Internet est constitué d'infrastructures, de transports et de services. "Pour la couche infrastructure, Internet s'appuie sur treize serveurs de noms de domaine (DNS), (les serveurs racines). La majorité des serveurs racines (10) est localisée aux États-Unis (dont 6 sur la côte Ouest, 4 sur la côte Est), l'Europe en dénombre deux (Royaume-Uni et Suède), le Japon un et l'Afrique en est dépourvue. Aujourd'hui, les serveurs racines assurent leur rôle d'exploitation de manière indépendante, sans relation formelle d'allégeance à une quelconque autorité. Or la répartition géographique des serveurs racine ne permet pas d'assurer une qualité de service semblable en divers points du globe. En cas de panne par exemple d'un serveur racine, les temps de réponse seraient augmenté en particulier pour les clients situés en dehors des États-Unis."
Pour les transports (de l'information), "l'infrastructure d'Internet est composée de différents réseaux. Les fournisseurs d'accès à Internet proposent des moyens de connexion dans plusieurs villes et sont eux-mêmes interconnectés au niveau de points d'échange Internet. (...). Au backbone, réseau fédérateur offrant des débits très élevés, sont interconnectés de multiples tronçons aux débits plus faibles, en particulier des réseaux locaux. Un réseau local est typiquement un réseau d'ordinateurs interne à un bâtiment. Son architecture, contrairement à Internet, peut être en bus, en anneau, en étoile, etc. Il existe plusieurs moyens de transmettre les données sur le réseau : fibre optique, câble, réseau téléphonique..." Concernant la fibre optique, "la mise en place de connexions Internet, outre les satellites de communication qui permettent des débits très élevés, suppose aussi l'installation de câbles sous-marins reliant les côtes. Cela nécessite la connaissance des fonds sous-marins, la trajectoire des navires câbliers devant être optimales pour déposer les câbles sur des fonds les plus stables possibles et les moins enclins aux séismes par exemple. Ainsi France Télécom Marine, Nexans et Alcatel-Lucent sont des entreprises assurant des missions de câbliers. La formule "Pas d'Internet sans bateaux" prend tout son sens. En effet, la fabrication et la pose des câbles, leur maintenance, l'allocation des serveurs autonomes et le commerce peering-transport en trois niveaux sont des sujets incontournables qui montrent que les acteurs d'Internet sont plus nombreux qu'il n'y parait. Cette dimension stratégique pousse des acteurs comme Google et Comstat à investir dans le réseau pour conserver leur suprématie en s'affranchissant de toute dépendance."
Pour s'assurer une "puissance cyber", chaque pays doit effectuer des choix politiques d'infrastructures, entre câbles et satellites. "Après les routes terrestres, qui ont participé à assurer la suprématie de l'Empire romain, et les routes maritimes qui ont constitué l'ossature de l'Empire britannique aux XVIIIe et XIXe siècles, les routes numériques ont pris une importance géopolitique croissante. Dans ce cadre, les câbles sous-marins jouent un rôle majeur. Une large majorité des câbles transatlantiques et surtout transpacifiques convergent vers les États-Unis, qui jouent un rôle central. En Amérique, seuls le Canada et le Brésil ne sont pas uniquement tributaires des États-Unis. En Asie, la Chine, le Japon et Singapour sont des noeuds. Les noeuds sont essentiels pour couper (ou non) les flux. L'Afrique et le Moyen-Orient sont dépendants de l'Inde, de l'Égypte, de la France et de l'Espagne. En Europe, le Royaume-Uni joue un rôle essentiel de noeud depuis et vers les États-Unis. En Océanie, l'Australie est le noeud. La Russie jouit d'une situation particulière. Bien qu'à l'écart des câbles sous-marins, elle constitue un point numérique terrestre de l'Europe vers l'Asie. On peut affirmer qu'il existe une géopolitique des câbles Internet. Le Venezuela, par exemple, a inauguré en février 2011 le premier câble sous-marin vers Cuba du fait de l'embargo des États-Unis qui remonte à 1962. Notons que 99% du trafic intercontinental de données numériques transite par les câbles sous-marins. La carte interactive www.submarinecablemap.com illustre les principaux axes de transit.
En cas de coupure de câbles sous-marins (par exemple, séisme ou acte malveillant), les flux peuvent transiter par satellite. Il est intéressant de noter que près de 90% des charges satellitaires en orbite sont assurées par les États-Unis et ses alliés comme le Japon, la Corée du Sud, l'Europe, l'Australie et en adjoignant la Russie.
Pour la téléphonie mobile, qui fonctionne par pays, des accords d'itinérance entre opérateurs sont conclus afin d'utiliser les services de son mobile depuis des pays étrangers. Le passage à la LTE, des coeurs de réseaux qui s'appuient sur Internet, l'accès sera national via les balises mais le coeur du réseau sera internationalisé. L'extérieur va pouvoir influer sur les communications intérieures."
- Pour l'instant, "les ressources critiques (adresses IP, extensions, noms de domaines) sont contrôlées par les États-Unis. Ils exercent d'une certaine manière une surveillance et un pouvoir d'investigation et même de coupure. Les États-Unis cultivent d'une certaine façon l'art de lever l'impôt. La mission technique même de l'ICANN, comme le souligne Luis Pouzin, inventeur du datagramme et concepteur du réseau Cyclades, est minime. Elle consiste à enregistrer les noms de domaine, rédiger des publications, ce qui coûte peu. Cela permet d'alimenter toute la chaîne de distribution : registre, registreurs, et bien sûr l'ICANN. Louis Pouzin ajoute que la principale fonction de l'ICANN est la collecte d'argent et son utilisation pour l'extension de son influence. L'ICANN, société privée mandatée par le Département du Commerce des États-Unis, a été imposée, sans légitimité internationale. Une constante demeure, l'espace virtuel est infini, nécessite peu de frais d'entretien et permet de générer des profits.
En outre, poursuit l'administrateur des postes et télécommunications, membre de plusieurs associations pour le développement du numérique, les États-Unis endossent le rôle du cow-boy. La philosophie qui prévaut et que l'on retrouve pour la réservation des noms de domaine est celle du "premier arrivé, seul servi". C'est un rapport de force, une position du fait accompli. Cette doctrine "America's first" a prérequis que les Américains sont les meilleurs avec les règles qui s'imposent. Lawrence Lessig, fondateur et président du conseil d'administration de l'organisation Creative Commons, défend la liberté sur Internet et s'oppose à une interprétation extensive du droit d'auteur qui porterait atteinte au potentiel de création et aux échanges sur internet. Il montre les pouvoirs du Code et la capacité qu'ont les Américains de changer les règles de façon à conserver leur suprématie. leur code façonne le royaume Internet et ils prennent ainsi de court toutes les législations existantes. Avec le .com, (ils) ont structuré le marché des noms de domaine à leur guise. Les techniques sont multiples : diviser pour mieux régner, numériser sans l'aval des éditeurs et des ayants droit l'ensemble des oeuvres (Google) et ensuite proposer un contrat aux éditeurs du monde entier et aux bibliothèques. La Cour suprême des États-Unis estime que Google a été trop loin. Cette stratégie cognitive permet de désorienter et de gagner du temps. (...) Le temps que les autres États et les entreprises déchiffrent la stratégie inhérente et le temps qu'ils mettent pour résister ou contre-attaquer jouent en faveur de l'acteur dominant." Mais, estime l'auteur, après la montée de cette suprématie américaine, issue de l'État californien, et précisément de la Silicom Valley, "on assiste à une montée de la Chine et à la percée d'acteurs asiatiques notamment dans le domaine du matériel alors que les États-Unis restent leader en matière d'application Web même si des nations comme la Chine et à un degré moindre la Russie, s'émancipent en développant leurs propres outils qui sont souvent des clones d'applications américaines (le graphisme des sites chinois s'inspire des sites occidentaux : Renren imite Facebook, Baidu rappelle Google et Youku est calqué sur YouTube, Vtontakte est le clone russe de Facebook)."
Les sociétés commerciales dominantes sur Internet, dont les noms précèdent, qu'elles soient ou non américaines, font pièce aux États dans cette géopolitique du cyber-espace, même lorsqu'elles prennent appui sur eux ou même lorsqu'elles sont issue d'eux.
"Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud souhaitent une gouvernance d'Internet plus neutre et située moins sous l'emprise des États-Unis. L'Europe se situe sur la même longueur d'onde. Entre autres, les États désirent privilégier des institutions internationales existantes (Nations Unies et en particulier l'UIT). Se mêlent également dans une mêlée juridico-politique, considérations économiques et politiques (notamment sur le jeu d'acteurs ayant des conceptions très différentes de la démocratie...).
Il faut ajouter, tout comme le commerce des armements brouille le jeu géopolitique autant qu'il l'alimente, le commerce de toutes les composantes informatiques d'Internet, comme les applications offensives et défensives (logiciels notamment) brouille le jeu géopolitique dans le cyber-espace. De nombreuses affaires émergent ou vont émerger sur ce commerce de véritables armes informatiques, avec l'interpénétration des divers espionnages économique et politique (en 2021, l'affaire Pegasus)
David FAYON, Géopolitique d'Internet, Qui gouverne le monde?, Economica, 2013. Olivier KEMPF, Introduction à la cyberstratégie, Economica, 2012.
STRATEGUS
Relu le 22 juillet 2021