DAI ZHEN, alias DAI DONGYUAN, l'un des plus grands érudits du XVIIIe siècle chinois, participe au grand mouvement de réforme du confucianisme qui s'attaque au néo-confucianisme de l'école de ZHU XI, devenu doctrine orthodoxe officielle depuis plusieurs siècles.
Influencé par les leçons de jeunesse d'un lettré de sa province, versé dans les sciences européennes que les missionnaires jésuites avaient introduites en Chine, ses premières oeuvres portent sur les mathématiques, discipline laissée en désuétude par la scolastique officielle. Son attention se porte ensuite sur les disciplines philologiques : paléographie, phonologie et sémantique historiques, qu'il estime alors indispensables pour retrouver le sens authentique des textes antiques, des "classiques" confucéens qu'il vénère comme bible canonique. Cette philologie n'est qu'un moyen d'accéder à la philosophie : sa plus grande oeuvre, Exégèses de termes techniques du Mencius (1769-1777) est un ouvrage de philosophie dans lequel il entend restituer les vrais sens des choses. Il s'agit de retrouver la voie du Dao, celle des Anciens, non obérée par les interprétations médiévales et néo-confucianistes.
Dans un autre de ses traités, Vers le principe du bien (1776), il expose les conceptions éthiques qui découlent de ses théories : la discussion porte surtout autour des rapports entre le li, l'ordre rationnel, le monos qui préside au cosmos, et le qi, le pneuma, l'énergie matérielle par laquelle le li se manifeste sur le plan physique. Le Moyen-Âge, sous l'influence du bouddhisme, et l'école de ZHU XI, en dépit de ses prétentions d'antibouddhisme, avaient fait du li un absolu transcendant. DAI ZHEN montre un li immanent au qi, à la nature : d'où, en morale, une réhabilitation de la vie naturelle, de l'instinct, de la passion, du désir, inhérents à la nature humaine, mais condamnée par le puritanisme néo-confucianiste. L'obligation morale n'est pas contraire à la nature ; elle en est l'accomplissement. Ignorer cette nature, notamment la nature humaine, c'est s'empêcher précisément de découvrir le vrai sens de la vie et une vraie relation avec les autres. Le bien, pour l'homme, est de se confronter aux lois de la nature, tout en les contrôlant. En méconnaissant précisément cette nature, l'homme est empêché de faire le bien et celui des autres. Et de contrôler ses propres passions dans ses relations avec les autres...
il importe donc de scruter la nature pour en déceler l'ordre et les lois, ce qui est un programme proprement scientifique. L'oeuvre de DAI ZHEN reste mal connue en Occident, bien qu'elle soit rédigée en un style d'une clarté toute mathématique. (Paul DÉMIÉVILLE)
Dans la voie tracée par MEI WENDING (1633-1721) qui avait comparé les mathématique occidentales, introduites par Matteo RICCI, avec les mathématiques chinoises, contribuant ainsi à les réhabiliter, DAI ZHEN se passionne pour l'histoire de cette discipline, tout en faisant la preuve d'un savoir aussi vaste qu'intransigeant en philologie, phonologie, dialectologie. De bout en bout dans son oeuvre, le lettré reste conscient de l'enjeu éthique et philosophique de l'érudition critique. Pour lui, la rigueur philologique ne constitue pas une fin en soi mais une pratique morale visant à une connaissance parfaite des Classiques. Seule cette connaissance permet d'"entendre le dao", c'est-à-dire l'enseignement des saints de l'Antiquité (CONFUCIUS et MENCIUS principalement).
Après avoir été formé à l'orthodoxie zhuxiste, DAI ZHEN se montre de plus en plus critique au fil de ses écrits qui, en reprenant les mêmes thèmes dans des termes chaque fois plus précis, manifestent le souci d'approcher peu à peu la formulation la plus juste. Dès le Yuanshan (L'Origine du bien), probablement entrepris sous le coup de sa rencontre en 1757 avec HUI DONG, il se livre à une relecture décapante du Mengzi qui visa à faire réapparaitre, sous les scories des commentaires Song, la puissance du message originel. Avec une vigueur et une clarté de style digne des Royaumes Combattants, DAI ZHEN s'en prend en particulier au dualisme du principe et de l'énergie qui transforme les désirs en obstacles à la moralité.
Il prend dans ce livre (traduction en anglais : CHENG Chung-ying, Tai Chen's Inquiry into Goodness, Honolulu, East-West Center Press, 1970) le contrepied des moralistes de la fin des Ming et des débuts des Qing, qui, en réaction contre le laxisme engendré selon eux par l'innéisme de WANG YANGMING, avaient tenu à distinguer les désirs (relevant de l'énergie) des émotions (relevant de la nature et du principe). Affirmer sans équivoque "qui dit désirs dits émotions" revient à reconnaitre la nécessité de tout englober dans la nature humaine, y compris les désirs : dès lors que l'on éprouve le besoin de laisser de côté le moindre aspect, le moindre résidu, on court le risque de perdre l'unité de la nature qui n'est autre que le bien originel.
Les études successives de DAI ZHEN sur la pensée de MENCIUS culminent dans son testament philosophique, le Commentaire critique du sens des termes dans le Mengzi, achevé à peine quelques mois avant sa mort, alors qu'il est devenu l'un des directeurs du projet impérial du Siku quanshu. Cet ouvrage constitue une sorte de glossaire de termes clés comme "principe", "Dao céleste", "nature"... à la manière du Beixi ziyi de CHEN CHUN (1159-1223). Le lettré s'emploie à retrouver leur sens premier, celui qu'il attribue à CONFUCIUS et MENCIUS, et à montrer la distorsion apportée selon lui par les "confucéens des Song". Dans cet ouvrage éminemment polémique, la pensée de CHENG YI et de ZHU XI est présenté sous un jour volontairement tendancieux, réduite le plus souvent à l'orthodoxie dans laquelle elle s'est figée afin de mieux servir de repoussoir.
DAI ZHEN, en se débarrassant d'un certain nombre de notions cardinales des élaborations réalisées sous les Song et les Ming, construit sa propre philosophie autour de l'énergie vitale (qi), souvent désignée sous l'appellation concrète de "sang et souffle". C'est à partir d'elle, du donné de toute vie et non d'un principe posé a priori, que DAI ZHEN trace toute sa quête de la sainteté, depuis la spontanéité de ce qui est "de soi-même ainsi" jusqu'à la nécessité de ce qui "ne peut être qu'ainsi". Ce cheminement n'est possible que si l'on suppose que tout ce qui va dans le sens de la vie est bon. Contrairement à ZHU XI qui laisse supposer une délimitation entre le domaine du principe "en amont des formes visibles" et celui de l'énergie en avant, DAI ZHEN conçoit le principe comme opérant des distinctions qui coupent à travers l'intégralité du réel dans toute son épaisseur. Le lettré écrit dans son Commentaire critique... que "le Yin/Yang et les Cinq agents sont la réalité constitutive du Dao ; énergie vitale et faculté mentale sont la réalité constitutive de la nature humaine. Dès lors qu'il y a réalité constitutive, on peut y opérer des distinctions". Il y a là sans doute, selon nous, une pensée matérialiste qui tente de s'établir à contrecourant de tout un fatras spiritualiste trainé depuis des siècles.
En faisant du li un principe de distinction, DAI ZHEN revient à la conception antique d'un XUNZI. Toute la réflexion chinoise sur le li part de l'idée qu'il n'opère pas des distinctions de l'extérieur : il est la veine même des choses. Il n'est donc ni à poser a priori, ni à superposer a posteriori, il s'impose de lui-même puisqu'il représente à la fois ce qui est et ce qui doit être. En reprenant précisément l'image des veines et des tissus corporels, appelée par l'étymologie supposée du terme li, le lettré chinois suggère que c'est en se remettant dans le sens du "principe de ramification" que l'on accomplit sa nature, réalisant ainsi la parfaite adéquation entre spontanéité et nécessité.
Il rejoint la grande intuition de MENCIUS : étant donné que "tout est déjà là" en puissance, il s'agit simplement - mais là réside toute la difficulté - de ne pas le perdre de vue ou de le retrouver.
Là où DAI ZHEN pousse la réflexion plus loin, c'est sur le processus qui mène à la sainteté et que la tradition confucéenne appelle l'"étude". Il s'efforce de prendre pleinement en compte tous les facteurs qui, relevant de la dure réalité, sont susceptibles de faire obstacle à la belle intuition première d'une nature humaine foncièrement bonne : la présence des désirs qui font partie intégrante de notre nature ; les capacités ou talents propres à chaque individu qui posent inévitablement la question de l'inégalité entre les êtres. L'auteur établit non seulement un lien de continuité, mais une adéquation pure et simple entre désirs (ou émotions) et principe, faisant ainsi écho - sciemment ou non - à celle que le bouddhisme Mahâyâna pose entre phénomènes et absolu. Le principe n'est pas une entité ou un idéal transcendant, accessible uniquement par induction, puisque toute émission d'énergie (désirs, émotions, sentiments) comporte de façon inhérente son propre principe de différenciation et d'équilibre. Si ZHU XI donne l'impression de parler d'un Principe au singulier et avec une majuscule, pour DAI ZHEN, il s'agirait plutôt de principes au pluriel et sans majuscule. Or, ces "lignes de découpe sans effrangement", c'est notre faculté mentale qui nous permet de voir et de savoir où elles passent. La place centrale que DAI ZHEN lui accorde dans la définition de notre humanité le situe dans le sillage de XUNZI, de même que celle qu'il assigne à la connaissance dans notre quête de sagesse fait de lui, fût-ce à son corps défendant, le digne successeur de ZHU XI.
Au lieu d'être compris comme une entité distincte et première par rapport à l'énergie vitale, le principe désigne pour lui un ordre universel et harmonieux, inhérent aussi bien à la nature humaine qu'au monde objectif. Pas plus qu'entre principe et énergie, il n'y a de distinction qualitative à faire entre la nature intrinsèque, entièrement pure et bonne, et une nature matérielle, pétrie d'émotions et de désirs. Tout comme les penseurs iconoclastes de la fin des Ming, DAI ZHEN est amené par sa critique du dualisme zhuxiste à en récuser les incidences sur la morale sociale, à commencer par la tyrannie des hypocrites, pharisiens et autre bien-pensants, qui font de leur prétendue connaissance du principe un monopole. Pour lui, seule la connaissance objective des choses donne accès à leurs principes et prévient du danger que constitue un Principe posé comme transcendant, mais de fait soumis à toutes les interprétations, exploitations et "obstructions" dues aux préjugés, collectifs ou individuels. Or, le meilleur chemin qui mène à la connaissance des principes reste l'étude des Classiques, conviction que DAI ZHEN partage avec ZHU XI contre XANH YANGMING. En revanche, rien ne semble satisfaire l'exigence d'objectivité de DAI ZHEN pour qui l'esprit critique des "études Han" bien que salutaire dans sa démythification de la tradition (très encadrée tout de même par l'appareil impériale, rappelons-le), fait en revanche la part trop belle à l'érudition des Han, sujette elle aussi à caution. Si les Classiques sont la clé du principe, il s'impose - et c'est une obsession chez l'auteur - d'en connaitre parfaitement chaque caractère (très précisément, littéralement, en philologue...). Alors que pour ZHU XI, la connaissance des Classiques n'était qu'une sorte de tremplin pour atteindre le principe moral en une sorte d'illumination, ce processus graduel et cumulatif représente en lui-même, aux yeux de DAI ZHEN, la pratique morale par excellence.
Mais c'est précisément sur le terrain de cette assimilation de l'érudition classique à la discipline morale que DAI ZHEN n'est pas suivi par ses contemporains.
Pour son ami QIAN DAXIN (1728-1804) ou son beau-frère WANG MINGSHENG (1722-1798), l'érudition "des vérifications et des preuves" est une fin en soi, et ne doit justement pas céder à la tentation spéculative "des discours creux sur le sens moral et le principe". Des conceptions philosophique de DAI ZHEN qui puisent si hardiment aux sources vives de la pensée chinoise, ses confrères ne semblent avoir retenu que la tradition de critique érudite qu'il transmet à son disciple DUAN YACAI (1735-1815) et qu'illustrent encore au début du XIXe siècle WANG NIANSUN (1744-1801) et WANG YINZHI (1766-1834).
L'historien ZHANG XUECHENG (1738-1801), l'un des rares à avoir compris son projet, rapporte les propos acerbes d'un DAI ZHEN exaspéré par la tyrannie de la pure érudition érigée en dogme.
Le mérite de DAI ZHEN aura été précisément d'être à la fois le grand personnage et le porteur de chaise, d'avoir eu une vision puissante du Dao étayée par des connaissances critiques et objectives, incarnant ainsi l'idéal du lettré moderne tel qu'il se vit encore aujourd'hui. (Anne CHENG)
Assez peu suivi dans ses conceptions philosophiques qui ne semblent pas avoir rencontré beaucoup d'écho à son époque, DAI ZHEN devait avoir en revanche d'éminents successeurs dans le domaine des recherches érudites.
Trois grands philologues poursuivent son oeuvre à la fin du règne de QUIANLONG et jusque dans les premières années du XIXe siècle (les trois cités précédemment), derniers représentants célèbres de cette école des "études critiques" qui brillent d'un si vif éclat au XVIIIe siècle mais qui commence à perdre sa position prééminente à partir du début du XIXe siècle. (Jacques GERNET)
Jacques GERNET, Le monde chinois, Tome 2 : Xe siècle-XIXe siècle, Armand Colin, 2010. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002. Paul DEMIÉVILLE, Dai Zhen, dans Encyclopedia Universalis, 2014.
Relu le 13 août 2021