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17 mai 2011 2 17 /05 /mai /2011 16:34

       Le sens courant de dialectique, art de discuter, en prenant directement l'origine grecque (dialektiké), puis son dérivé latin (dialectica), n'aide pas beaucoup, même si cette définition n'est pas fausse (Petit Robert), n'aide pas beaucoup à expliquer l'usage très répandu de ce mot, dans d'innombrables écrits - pas seulement philosophiques d'ailleurs.

Dès le XIIe siècle, compris comme l'ensemble des moyens mis en oeuvre dans la discussion en vue de démontrer, réfuter, emporter la conviction, la dialectique est définie pour la philosophie, comme l'art de discuter par demandes et réponses. De ce sens, tiré directement des textes de PLATON, s'ajoute chez KANT, la logique de l'apparence et chez HEGEL, la marche de la pensée reconnaissant l'inséparabilité des contradictions. Cette définition, que nous retrouvons dans maints dictionnaires de langue française, est souvent complétée trompeusement par une allusion à une forme de problématique concernant toute question importante : thèse, antithèse et synthèse, chose qui aide encore moins à comprendre la dialectique. Dynamisme de la réalité, qui évolue sans cesse de la même manière que la pensée chez HEGEL, Le Petit Robert trouve le moyen de glisser ce qui serait la dialectique chez Karl MARX pour Albert CAMUS : "La dialectique est considérée sous l'angle de la production et du travail au lieu de l'être sous l'angle de l'esprit", chose qui obscurcit encore plus l'esprit curieux... Soit, "la réalité est dialectique" (encore Albert CAMUS), mais que veut-on dire par là?

 

          Le Vocabulaire Technique et Critique de la Philosophie nous aide déjà un peu plus. "Primitivement art du dialogue et de la discussion", la dialectique est par la suite "Habileté à discuter par demandes et réponses", "Art de diviser les choses en genres et en espèces (autrement dit de classer des concepts), pour pouvoir les examiner et les discuter, (les mots grecs) présentent le double sens de conversation et de division logique".

Prenant les références chez XENOPHON, puis chez PLATON (Sophiste), ce dictionnaire spécialisé explique que selon PLATON, la dialectique a pour effet "de remonter de concepts en concepts, de propositions en propositions jusqu'aux concepts les plus généraux et aux principes premiers, qui ont pour lui une valeur ontologique (République, Philèbe)". Ce mot "a été employé par des critiques modernes, en parlant de sa doctrine, pour désigner d'une façon générale le mouvement de l'esprit qui s'élève des sensations aux idées, de la beauté concrète au principe du Bien (...), des fins individuelles à la justice universelle : Dialectique des pensées, dialectique des sentiments, dialectique des actions (FOUILLÉE, Histoire de la philosophie)". Il cite ensuite ARISTOTE, qui distingue "la Dialectique de l'Analytique : tandis que celle-ci a pour objet la démonstration, c'est-à-dire la déduction qui part de prémisses vraies, la Dialectique a pour objet les raisonnements qui portent sur des opinions probables (...)." C'est un art, intermédiaire entre la Rhétorique et l'Analytique, et auquel ARISTOTE a consacré son traité des Topiques. Ce sens dérive de celui de SOCRATE et de PLATON : car les prémisses sur lesquelles ceux-ci raisonnent étaient les opinions courantes, suscitées et précisées par la méthode de dialogue et d'interrogation (Analytiques, Métaphysiques).

  Le mot, qui apparaît dans l'Antiquité, est plutôt délaissé pendant tout le Moyen-Age et la Renaissance et n'est réellement réutilisé de manière courante qu'aux Temps Modernes, ce qui explique les sauts dans le temps opérés par ce dictionnaire. "Le mot a eu par suite, dès l'époque grecque classique, deux sens qu'il a retenu chez les modernes :

- un sens élogieux : logique, force de raisonnement; "une dialectique serrée" (PLATON, Sophiste, qui assimile le dialecticien au philosophe) ;

- un sens péjoratif : subtilités, distinctions ingénieuses et inutiles (ARISTOTE, De l'âme). Cette nuance serait renforcée chez les modernes par le sens kantien.

  Au Moyen Age (usage emprunté à certains stoïciens), Dialectique désigne la logique formelle et s'oppose à la Rhétorique. Elle forme avec celle-ci et avec la grammaire les trois branches du Trivium. Dialectique sert surtout à désigner une partie de l'enseignement. 

  Imitant le sens que lui donne ARISTOTE, KANT appelle dialectiques tous les raisonnements illusoires, et définit la Dialectique en général comme une "logique de l'apparence". Ce mot est utilisé par cet auteur ensuite, non seulement pour désigner l'illusion elle-même, mais aussi pour désigner l'étude et la critique de cette illusion. Il finit même par prendre le sens péjoratif de sophisme ou d'ergoterie.

  HEGEL reprend, lui, le mot dans un sens favorable. Mais cette marche de la pensée suivant ses propres lois est aussi conforme au développement même de l'être ; en sorte que le mouvement dialectique est, d'une façon générale, l'ensemble de tous les enchaînements de la pensée dans lesquels l'esprit est entraîne de proche en proche, sans pouvoir s'arrêter à rien de satisfaisant avant la dernière étape.

  Plus largement encore, la dialectique devient toute suite de pensées et même de faits qui dépendent logiquement l'un de l'autre. Ce qui frappe, c'est le passage de suite à une citation de L. LAVELLE (De l'acte) : "A l'inverse de la dialectique de la contradiction, la dialectique de la participation, au lieu de chercher à conquérir le monde par une série de victoires remportées contre les résistances successives, nous apprend à la pénétrer en faisant jaillir en nous une pluralité de puissances auxquelles le réel ne cesse de répondre", qui contraste avec l'usage répété du mouvement dialectique de l'école marxiste et de multiples autres qui ont préféré précisément réserver à la dialectique plutôt une signification de contradiction. Heureusement, ce dictionnaire conclue par une CRITIQUE : "ce mot a reçu des acceptions si diverses qu'il ne peut être utilement employé qu'en indiquant avec précision en quel sens il est pris. Encore y-a-t-il lieu de se défier, même sous cette réserve, des associations impropres qu'on risque d'éveiller ainsi."  Cette dernière phrase sonne comme un appel à une recherche plus approfondie...

 

       Cette recherche nous amène à interroger le sens que les auteurs cités, et d'autres, ont voulu donner à la dialectique, d'autant plus qu'ils semblent donner à ce mot une grande valeur, en liaison directe avec leur manière de penser et avec leur manière d'analyser le monde.

 

          Avant d'entreprendre ce parcours, faisons un détour sur ce qu'en écrit Robert NADEAU sur ce sujet réputé (sans doute de manière imméritée) difficile : "Ce mot (dialectique) s'est formé à partir d'une racine grecque (dialektiké) qui signifie "art de discuter", mais il en est venu à revêtir plusieurs sens en philosophie. Les plus importants sont les suivants:

- Méthode d'argumentation philosophique utilisée par les Présocratiques et par SOCRATE lui-même, qui consiste à réfuter les positions de ses adversaires en montrant les conséquences inacceptables qu'elles engendrent.

- Tout comme ses prédécesseurs, PLATON considère la dialectique comme un mode de discussion qui procède par questions et réponses, mais il insiste sur le fait qu'elle vise la découverte de vérités générales et éternelles. Ainsi, dans La République, PLATON fait de la dialectique le type de savoir par excellence, qui permet d'expliquer toute chose par référence à l'idée du Bien. Plus tard, il se sert de la dialectique pour étudier les relations entre les Formes (platoniciennes), la dialectique apparaissant alors comme une méthode de définition par genus et differentia.

- La dialectique aristotélicienne consiste à raisonner à partir de prémisses que l'on considère seulement comme probables, au sens où elles sont généralement admises.

- Chez KANT, est dialectique tout argument spécieux présenté sous la forme d'un raisonnement logique (apparemment) valide. Il donne ainsi le nom générique de Dialectique à cette partie de la philosophie qui expose de tels sophismes, dont les divers arguments avancés par les Scolastiques pour prouver l'existence de Dieu.

- La dialectique hégélienne est un mode de raisonnement dont le point de départ suppose un désaccord, une controverse. On procède alors à la révision systématique des points de vue de telle manière que chacun devienne de plus en plus sophistiqué et adéquat, et qu'un certain accord ou conciliation des divers arguments puisse ainsi résulter de l'application du procédé. Souvent, on présente simplement le point de vue hégélien de la façon suivante : un changement survient lorsque quelque chose (la thèse) et son contraire (l'antithèse) interagissent pour créer une nouvelle unité (la synthèse), qui devient elle-même la thèse d'un changement ultérieur. HEGEL croyait que l'Esprit (Dieu?) met en oeuvre, de manière inéluctable et continue, un processus semblable dans la nature et dans l'histoire. La logique dialectique hégélienne insiste sur les processus que subissent les choses, plutôt que sur la forme logique des énoncés; elle nie la validité universelle de ce qu'on appelle les lois de l'esprit.

- MARX croit qu'en faisant de l'Esprit (de la pensée), et non de la matière, la réalité fondamentale, la philosophie hégélienne a "la tête en bas". La conception marxiste de la dialectique reflète ce point de vue : il existe dans le monde (dans la nature) des mouvements dialectiques objectifs et inéluctables, la dialectique subjective n'étant que le reflet dans la pensée de cette dialectique objective.

    Nous pouvons regretter une fois de plus l'utilisation de la fameuse formule thèse-antithèse-synthèse, mais cette présentation a le mérite de la limpidité et constitue un point de départ minimum pour la compréhension de cette notion de dialectique.

Le problème principal, selon Jean-François KERVÉGAN que pose cette formule n'est pas celui du nombre de moment. "Il est plutôt que ce schéma induit une représentation erronée de la dialectique. Tout d'abord, il faut rappeler que le terme "dialectique", en toute rigueur, ne désigne qu'un moment, certes capital, du procès logique : le moment médian, qui se dédouble lui-même en médiatisé et médiatisant (Science de la logique), et qui est le "principe moteur du concept" (Principe de la philosophie du droit). Ce moment dialectique (négativement rationnel) a lui-même vocation à être nié, ou plutôt à se nier en portant au jour le moment spéculatif (positivement rationnel) en lequel il se dépasse (Encyclopédie des sciences philosophiques). Mais le principal inconvénient de l'image de la synthèse est qu'elle met thèse et antithèse sur le même pied, comme s'il s'agissait de deux quantités de signe opposé. Or, en régime hégélien, c'est toujours un des deux membres de l'opposition qui opère l'Aufhebung, le dépassement/conservation de celle-ci, en affirmant sa prise sur l'autre. Par exemple, dans l'opposition de l'identité et de la différence, c'est le premier des deux termes, et non le second, qui assure la réunion des deux : HEGEL définit l'absolu comme "l'identité de l'identité et de la non-identité" (Différence), non pas comme leur différence (qu'il est pourtant aussi, mais en second rang). L'Aufhebung hégélien est le mouvement, synthétique aussi bien qu'analytique, grâce auquel un terme d'une opposition conquiert son identité véritable, jamais donnée, en s'assurant prise sur son autre qu'il promeut ainsi, en le niant, à sa vérité. Chacun des deux termes est nié en même temps que conservé par la vertu dialectique de l'un d'entre eux : tout le contraire d'une synthèse artificielle et indifférente."

 

       Claude BRUAIRE, dans une mise en garde contre une "méprise", explique que la "synthèse de la thèse et de l'antithèse, comprise sur le modèle chimique, n'indique que confusion, mélange informe, en guise de conclusion, en place de rigueur. Quelque cas qu'on fasse de HEGEL, nul ne peut le lire réellement en lui trouvant le mixte confus pour doctrine ou méthode. Certes HEGEL parle de synthèse, comme tout philosophe, mais en contre-point de l'analyse et jamais pour définir la dialectique à partir de thèse et antithèse."

Heureusement, contrairement à d'autres auteurs qui font penser que HEGEL niait le principe de contradiction (!), Robert NADEAU indique bien que cette synthèse est le point de départ d'un nouveau cycle. Claude BRUAIRE écrit que "le statut du dialogue philosophique, en quête d'une issue à l'indéfinie contestation qu'il est ne peut être réfléchi sans faire constamment surgir l'interrogation sur le caractère dialectique de la réalité même, naturelle, historique, absolue. car les voies du savoir sont peut-être, celles-là même qu'emprunte le réel pour être ce qu'il est. Si, d'autre part, la dialectique fait accéder au vrai, alors même que cet accès implique l'abnégation du dialogue, du débat, c'est qu'elle est parente de l'enfantement douloureux par quoi le réel est ce qu'il est, souvent dans l'obscur secret de sa manifestation."

 

Claude BRUAIRE, La dialectique, PUF, collection Que sais-je?, 1985. Robert NADEAU, Vocabulaire technique et analytique de l'épistémologie, PUF, 1999. André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, collection Quadrige, 2002. Le petit Robert, 1973. Jean-François KERVÉGAN, Hegel et l'hégélianisme, PUF, Que sais-je?, 2005.

 

PHILIUS

 

Relu le 8 juin 2020

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