La guerre économique - la guerre pour monopoliser des ressources et pour en priver l'adversaire - est un phénomène que l'on rencontre tant en temps de paix qu'en temps de guerre. Elle fait partie du paysage des relations entre États comme entre entreprises privées, entités préexistantes depuis longtemps. Sa théorisation, par contre, est relativement récente, et l'expression en elle-même est restée relativement peu utilisée jusqu'au milieu du XXe siècle.
Cette notion est déjà présente chez les mercantilistes et est reprise par des économiste comme LIST, MARX ou HIRCHMAN. On peut noter déjà qu'elle entre (férocement) dans la notion de guerre totale mise en oeuvre par les dirigeants nazis pendant la seconde guerre mondiale.
La difficulté d'une définition
Fanny COULOMB, Maître de conférences en sciences économique à l'Université Pierre Mendès France de Grenoble, à la recherche d'un conceptualisation moderne de la guerre économique, indique qu'une lecture attentive des recherches économiques "montre que le concept de guerre économique manque de clarté et que les auteurs utilisent la même expression pour désigner des situations ou des stratégies politico-économiques différentes." "Suivant une conception, poursuit-elle, largement répandue aujourd'hui, la guerre économique est apparentée à une concurrence économique exacerbée, dans laquelle les coups les moins loyaux sont permis, avec notamment des stratégies beggar-thy-neighour. La difficulté de cette définition est qu'elle ne permet pas de distinguer la guerre économique de la compétition et de la concurrence économique. l'enjeu pour les États est d'améliorer leur situation relative dans la hiérarchie économique mondiale. Il ne s'agit pas d'une guerre avec la volonté de détruire les autres, il s'agit simplement d'un conflit économique dans lequel les États interviennent pour favoriser leurs propres économies, par l'exercice de leur pouvoir d'influence ou par la mise en place de politiques commerciales ou industrielles adaptées. Ainsi, les grandes puissances recherchent des alliances dans les grandes organisations internationales, moins pour fragiliser les autres pays que pour améliorer leur propre situation, quels que soient par ailleurs les résultats sur les autres économies.
Une définition stricte insuffisante
Une conception plus stricte de la guerre économique vise à limiter l'emploi de ce terme à la description d'actions de violence à l'encontre d'un autre pays. Dans ce cadre, les victimes supposées sont clairement identifiées. Il s'agit d'entreprendre une action économique qui affaiblira l'autre partie, même au détriment de ses propres avantages économiques. Ainsi, si une situation d'embargo provoque des dommages économiques important au pays qui en est la cible, cette opération est également coûteuse pour le pays qui l'applique. On se situe alors délibérément dans un jeu à somme négative qui s'apparente dès lors à une vraie guerre. Il ne s'agit plus de modifier les conditions de la concurrence, de transformer les conditions économique à son profit, mais vraiment de porter des "coups" violents au pays concerné.
Il semble ainsi nécessaire de différencier la "guerre" des simples "conflits" économiques, qui résultent de la compétition économique entre deux nations. Parler de "guerre" économique à propos de l'affrontement entre deux entreprises concurrentes constitue un "abus" de langage, qui laissera alors supposer que toute compétition s'apparente à la guerre. Dans ces conditions, nous proposons d'appeler "conflits économiques" toutes les stratégies qui conduisent un pays ou une firme à s'assurer d'avantages économiques particuliers, même au détriment d'autres États et firmes, et de réserver le concept de "guerre économique" aux opérations qui n'ont pas un simple objectif économique et qui ont pour vocation d'agresser ou d'affaiblir un pays ennemi." Cette position amène la directrice adjointe du CEDSI (Centre d'Etudes de Défense et de Sécurité internationale) à examiner tour à tour les deux acceptions du concept de guerre économique.
La guerre économique généralisée
Ali LAÏDI, docteur en science politique, chercheur à l'IRIS, considère lui que "la guerre économique est partout. Elle oppose les États entre eux, les entreprises entre elles, les États aux entreprises, les marchés aux États... Bref, elle fait rage et ses champs de bataille sont sans limites. États et entreprises n'hésitent pas à recourir aux méthodes les plus déloyales et les plus illégales pour protéger leurs marchés ou en conquérir d'autres. Subventions déguisées (souvent, notons-le, ceux qui en bénéficient se font les chantres du libéralisme le plus débridé...), espionnage industriel, guerre de l'information, infiltration chez les concurrents et dans les ONG (Organisations Non Gouvernementales), recours aux services de sécurité et de renseignement, mise sur écoute des délégations commerciales, manipulation des monnaies, évasion fiscale... tous les coups sont permis. Les tensions montent et la tentation du protectionnisme revient en force." Il met en avant l'existence d'une finance mondiale hégémonique sur l'ensemble de l'économie, d'une guerre fiscale, des manoeuvres des grandes firmes pour échapper aux tentatives de régulation mise en place par des organisations internationales ou des États. Il situe à 2007 à peu près les plus récentes tentatives de réintroduction des arbitres sur les marchés, auxquelles les très grandes firmes (737 d'entre elles contrôlent 80% du chiffre d'affaires des 43 000 plus grandes entreprises).
Pour lui, la définition de la guerre économique "entre bien en résonance avec celle de la guerre." Il s'appuie pour le démonter sur les écrits de Gaston BOUTHOUL, sur le phénomène guerre. et entend montrer que "la guerre économique existe depuis le début des temps, mais le libéralisme a étouffé toute réflexion à son propos parce que c'est un concept ambivalent, à la fois libéral et anti-libéral." Les grands courants de pensées politique et économique "sont passés à côté de leur étude (car) la guerre économique est consubstantielle au libéralisme à cause de son modèle entièrement fondé sur la compétition (...) (et) elle est en même temps antilibérale car elle oblige l'État à intervenir sur les marchés, notamment en protégeant ses champions nationaux."
Il entend analyser pourquoi les grands penseurs, de Thomas HOBBES à Raymond ARON en passant par MILL, SMITH, HAYEK... n'ont pas étudié la question. "Le libéralisme prétend que la guerre économique est un fantasme, alors qu'il en est lui-même un soldat. Depuis sa naissance, il combat ses adversaire ; d'abord l'Église, puis la monarchie et enfin l'État. Guerre idéologique essentiellement, mais pas seulement. Pour réussir, le libéralisme et son versant plus radical, le néo-libéralisme, ont dû s'imposer en menant une lutte sans merci en particulier contre les services publics et, de manière générale, contre tout ce qui représentait de près ou de loin l'État."
Le même auteur Ali LAÏDI, dans son Histoire mondiale de la guerre économique (Perrin, 2016), signale que le concept de guerre économique n'a pas de définition académique et que cela n'empêche pas un foisonnement d'évocation. "Aujourd'hui, la guerre économique est omniprésente. Ce qui ne signifie pas qu'elle était totalement absente hier. Au contraire. Malgré l'absence de définition, des médiévistes comme Paul Murray Kendall ou Jean Favier utilisent cette expression pour décrire les tensions et même la violence des relations économiques au Moyen Âge. Quand à Fernand Braudel, Frédéric Lane, Immanuel Wallerstein et bien d'autres, ils parlent de luttes et de rivalités économiques entre les grands royaumes européens, les républiques maritimes italiennes et certaines grandes entreprises de la Renaissance."
Il propose une définition étayée dans son ouvrage, fruit de nombreuses années d'étude de son histoire. "La guerre économique est l'utilisation de violences, de contraintes et de moyens déloyaux, ou illégaux, pour protéger ou conquérir un marché, gagner ou préserver une position dominante qui permet de contrôler abusivement un marché. La guerre économique s'exerce en temps de guerre comme en temps de paix. Elle est pratiquée par les États, les entreprises, les associations et même les individus. Sachant que rien n'échappe à la marchandisation dans un monde libéral, la guerre économique s'applique aussi bien à tous les produits et services qu'à touts les biens immatériels, comme la pensée (guerre des idées) ou les croyances (guerre des Églises)." A la lecture de son gros livre de plus de 500 pages, on peut survoler de nombreuses guerres économiques. On peut même se demander, l'histoire de l'étatisation du monde étant relativement récente, si la guerre économique non seulement précède en importance la guerre proprement dite comme moyen d'obtenir des biens ou de plier autrui à sa volonté, et que en fin de compte, ne s'imposerait-il pas une relecture globale de l'histoire du monde, relecture assez familière d'ailleurs à maints auteurs marxistes ou marxisants, en terme de conflits entre entités humaines mues d'abord par des ambitions économiques, camouflant souvent leurs mobiles sous des habits politiques, idéologiques ou religieux...
La guerre économique pensée...
Dans l'Antiquité, le Moyen-Âge, la Renaissance et les Temps modernes, puis dans l'époque contemporaine (malgré l'imperfection de ces catégories historiques) , la guerre économique est utilisée sans être analysée. Sa prise en compte tardive, même si tour à tour et dans des contextes très différents, SUN TZU, MONTESQUIEU, l'ABBÉ DE MABLY, Benjamin CONSTANT passent à côté de la question, même s'ils en abordent certains éléments, avant que les penseurs marxistes, notamment Nicolas BOUKHARINE, ne la conceptualisent dans leur vision d'ensemble de l'économie politique.
C'est du côté de certains économistes comme Friedrich LIST le premier, et chez les néo-mercantilistes, que l'on trouve toutefois des penseurs non marxistes qui se sont penchés sur l'économie comme instrument de pouvoir, de sécurité et de guerre, sans toutefois aboutir à une vue d'ensemble globale qui analyse le jeu d'acteurs aussi différents que les États, les firmes (privées ou publiques!), les multinationales financières, les marchés, les syndicats ouvriers, les organisations non gouvernementales qui agissent aujourd'hui dans une sorte de bras-de-fer permanent où l'opinion publique est souvent prise à témoin (car c'est là que se trouvent en dernier ressort les consommateurs, les électeurs et les travailleurs). Ce bras de fer oppose de plus en plus fortement intérêts privés et intérêts publics (ou intérêt général) et cela de manière de plus en plus apparente (polémique sur les fraudes fiscales, sur les aides d'États détournées... polémiques encore autour des dégâts sur la santé ou/et sur l'environnement...).
Une divergence profonde entre partisans et adversaires du modèle libéral
Autour de la notion de guerre économique existe une divergence profonde, qui épouse plus ou moins les contours de l'adhésion ou de l'opposition au modèle économique dominant actuel. Ainsi peut-on comparer les positions de François-Bernard HUYGHE et de Ali LAÏDI, d'autant mieux que leurs champs respectifs de recherche sont assez voisins. Le premier est en effet un spécialiste français de l'information et de la stratégie et le second de l'intelligence économique.
Jean-François HUYGHE, dans son blog (www.huyghe.fr), effectue une tentative de définition de la guerre économique :"Guerre économique? Aussitôt énoncée, cette formule provocatrice, les objections se pressent (...) :
- la guerre suppose mort d'hommes administrée collectivement (...) usant d'outils spécifiques (...) obéissant à une autorité et à des fins politiques. Ceci dans un cadre juridique et moral exceptionnel (...). Elle oppose des communautés naturelles (...) et non des entités liées par des relations contractuelles comme des entreprises.
La guerre est une catégorie anthropologique fondamentale : la période où des autorités politiques ou religieuses proclament que ce n'est pas un crime que de tuer l'ennemi commun. Elle distingue ce dernier l'hostis de l'inninicis (ennemi privé que l'on combat pour ce qu'il est ou pour ce qu'il nous fait, non par ordre d'une autorité commune et comme membre d'une autre communauté). La guerre est ostensible : elle mobilise toutes les énergies d'une Nation et fonde l'existence même de l'État. Tout en elle est proclamation d'une intention, s'inscrire dans l'Histoire, c'est pourquoi elle vise si souvent au sublime et tombe si souvent dans l'emphatique. Selon l'expression du philosophe Alexis Philonenko : "La visée fondamentale de la guerre consiste à éliminer l'autre du champ du discours".
Ces dimensions dramatiques ne se retrouvent guère dans la guerre économique par définition si discrète que son existence est niée par ceux qui la pratiquent le plus. L'économie oppose des concurrents, qu'il s'agit de surpasser, non des ennemis : le but n'est pas de faire céder leur volonté politique dans la perspective d'une situation historique durable et favorable (...). La compétition économique cherche à produire, avoir ou vendre plus que l'autre, la guerre tout court à dominer des gens ou des territoires pour y établir une autorité durable (...). La guerre sert à faire faire des choses aux gens (...), l'économie à avoir. La guerre se fait en vue de la paix (...), mais comment peut-on déclarer la "paix économique", puisqu'il y aura toujours à se développer, à gagner des marchés, à faire des profits? Une guerre a un début et une fin, l'économie est, par définition, quête perpétuelle d'un accroissement de puissance et de ressources. Elle vise des finalités pratiques tandis que la guerre, même motivée par les intérêts les plus sordides, ne peut se passer d'une dimension de croyance collective. Si la guerre se fait aussi pour des motifs économique (...), il n'est pas de guerre qui ne comporte une dimension symbolique et ne veuille faire sens pour l'Histoire. L'économie est censée être créatrice, la guerre destructrice (...). L'une est du côté d'Eros, l'autre de Thanatos. Enfin, l'activité économique est censée être limitée dans ses moyens, soumise à une forme de contrôle du souverain qui, par exemple, interdit de tuer, tandis que la guerre suppose sinon la levée des interdits et limitations, au moins des normes et des forces exceptionnelles, parfois sans considération du rapport coût/gain. L'économie est, en principe, moralement neutre et ne connaît d'autre valeur que l'utilité, si possible chiffrable, la guerre économique renvoie à une autre notion, qui évoquer une autre affect : le patriotisme économique." Dans la conclusion de sa tentative de définition, nous pouvons lire également :
- "dans la guerre économique, il y a intervention du Souverain et de ses moyens régaliens (...). Certains de ces moyens sont spécifiquement publics (...) mais d'autres pourraient également être employés par des acteurs privés.
- Ces moyens sont employés de façon "non économique" dans une perspective d'acquisition ou de protection de richesses ou de moyens de produire des richesse ; la notion fédératrice est ici celle d'intérêt, plus exactement d'intérêts matériels car on pourrait aussi soutenir que l'on fait la guerre pour des intérêts psychologiques ou idéologiques.
- par "de façon non économique", nous entendons ceux qui ne consistent pas seulement à fabriquer, vendre ou acquérir des biens et services.
- parmi les trois moyens d'acquérir du pouvoir qu'énumérait l'économiste Galbraith : rétribution, coercition, persuasion, la guerre économique fait appel aux deux seconds.
La guerre économique mobilise de l'influence au service de la puissance.
Jean-François HUYGHE distingue donc fortement la guerre économique et la guerre d'une part et la guerre et l'économie d'autre part. Il le fait dans une perspective qui semble ignorer la perte progressive de monopole de la violence par les États, dans un monde où le rôle de l'État s'efface peu à peu devant la puissance économique d'agents non étatiques.
Ali LAÏDI décèle, lui, dans le principe de la compétition du néo-libéralisme la source de la guerre économique qui se livre dans le monde. Il tente de montrer qu'il y a comme une inversion dans l'activité politique et économique : si dans l'État mercantile, les moyens économiques sont source de puissance, dans le néomercantilisme, c'est la méga-entreprise qui utilise à des fins de profits la puissance publique. Les analyses marxistes sont déjà aller au-delà de cette considération en analysant le rôle des classes sociales dans l'État : les entreprises ont toujours liés leurs intérêts à une forme ou une autre d'État, et la répartition des richesses économiques comme du pouvoir de décision d'utilisation des ressources, entre les différentes fractions de la société indiquent qu'une lutte des classes a toujours existé. Du coup, la guerre économique a toujours constitué à la fois une source de profits pour des entreprises et une source de puissance pour des États qui leur sont liés.
Ali LAÏDA, Aux sources de la guerre économique, Fondements historiques et philosophiques, Armand Colin, 2012. Fanny COULOMB, Pour une nouvelle conceptualisation de la guerre économique, dans Guerre et Economies, sous la direction de Jean-François DAGUZAN et Pascal LOROT, Ellipses, 2003.
ECONOMICUS
Complété le 5 mai 2013. Complété le 17 avril 2017. Relu le 10 avril 2021