La théorie quantitative de la monnaie peut être vue comme une sorte de cristallisation sur les mouvements monétaires qui permet d'une certaine façon, par sa formulation et surtout par sa modélisation mathématique, de faire l'impasse sur des conflits économiques.
La monnaie se prête bien à ce jeu parce que précisément elle semble servir de moyen d'échange entre des choses alors que sont bien plus en cause des relations entre les acteurs de la vie économique.
Des premières formulations tatônnantes
Sa première formulation remonte aux travaux de Jean BODIN en 1578 (Réponse au paradoxe de M de Malestroict touchant l'enchérissement de toutes choses, et le moyen d'y remédier). Ses travaux portent sur les effets inflationnistes supposés de l'arrivée massive d'or en provenance d'Amérique Latine ; cet afflux provoquant une hausse des prix en Espagne et sur le continent européen. Dans Monete Cudende Ratio, Nicolas COPERNIC l'évoque également. David RICARDO l'expose, sans la nommer ainsi, en 1814, dans Des principes d'économie politique et de l'impôt.
Irving FISHER la formalise le premier en 1907, dans une formule célèbre qui lie la masse de la monnaie manuelle (billets et pièces), sa vitesse de circulation, la masse de la monnaie scripturale (la monnaie représentée par des comptes à vue dans les banques), la vitesse de circulation de cette monnaie scripturale, le niveau général des prix et le volume des transactions. Cette formule s'intègre dans l'équilibre walrassien et, d'une manière générale, dans la conception de la monnaie des néo-classiques anciens et modernes. Elle permet une dichotomie entre les prix réels (les rapports entre les valeurs réelles) et le niveau général des prix. Pour un même niveau d'équilibre, déterminé par la confrontation des valeurs réelles et indépendamment de la monnaie en circulation, il peut exister plusieurs niveaux des prix exprimés en monnaie. Tout dépend de la quantité de monnaie en circulation.
Les keynésiens n'admettent pas la théorie quantitative de la monnaie. ils contestent la stabilité de la vitesse de circulation de la monnaie. Le seul élément stable du système keynésien est la propension marginale à consommer. En revanche, la préférence à la liquidité varie très fortement selon le taux d'intérêt. Le temps moyen durant lequel la monnaie est conservée entre deux transactions n'est pas une constante. Dans le système keynésien, l'action de la monnaie dans l'économie n'est pas liées à sa masse, mais à sa nature. Si la monnaie n'est pas neutre, elle le doit aux anticipations réalisées en monnaie. La monnaie doit être créée par l'État, afin que l'on ait la possibilité d'agir au moment adéquat et de faire le pont entre le présent et l'avenir.
Les monétaristes admettent au départ deux éléments qui, en apparence, reprennent certaines idées keynésiennes : une brutale augmentation de la masse monétaire peut avoir une incidence sur la demande à court terme ; la demande de monnaie dépend d'un grand nombre d'éléments, le revenu, le niveau des prix effectifs et anticipés, de la structure des encaisses et des rendements de ces différentes encaisses. Pour eux, le taux d'intérêt et la composition des encaisses est bien un élément de la demande de monnaie. Toutefois, ce rapprochement n'est qu'apparent. En effet :
- Il n'existe pas chez les monétaristes de trappe à monnaie ; de ce fait, en entraînant une baisse du taux d'intérêt, une augmentation brutale de la masse monétaire ne s'engouffre pas dans les encaisses de spéculation. L'encaisse monétaire fait partie des actifs, elle est un élément du capital des agents économiques. Or, à court terme, l'encaisse monétaire évaluée en monnaie constante est très stable. Elle n'évolue à moyen et court terme que sous l'influence de l'évolution du revenu et des comportements, cette évolution n'ayant pas d'action à court terme. Les taux d'intérêt ne peuvent donc amener, à court terme, une variation de l'encaisse en monnaie réelle. Dans ces conditions, une augmentation brutale de la masse monétaire se traduit par un excès de demande sur le marché des biens et des services. D'où la primauté de la politique monétaire sur la politique budgétaire... et le risque d'inflation.
- les variations de la demande de monnaie sont d'autant plus lentes que les individus tendent à uniformiser leurs dépenses dans le temps. Ce n'est pas le revenu de la période qui fixe le niveau de la dépense, mais le revenu personnel qui progresse entre le revenu actuel et le revenu attendu. Si un individu pense qu'il gagnera plus dans l'avenir, il va élever sa dépense en fonction du revenu espéré. Au contraire, il va le diminuer s'il craint une diminution de revenu. C'est la reprise de la théorie du revenu permanent. Il y a bien, comme chez les keynésiens, une variation de vitesse de circulation de la monnaie, mais variation n'est pas instabilité ; à long terme, elle varie en fonction de la croissance de revenu réel. A moyen terme, la vitesse de circulation s'élève en fonction de l'expansion, car pour anticiper sur les augmentations de revenu, on pioche dans ces encaisses ou dans l'argent qui "dormait" (épargne) dans le circuit. La vitesse de circulation s'abaisse en période de récession, quand on restreint ses dépenses en anticipant sur une baisse du revenu réel. Toutefois, ces variations sont lentes, il n'y a pas d'instabilité de la vitesse de circulation de la monnaie et les encaisses réelles ne varient, à court terme, que très faiblement. (Jean-Marie ALBERTINI et Ahmed SILEM)
La constitution d'une référence
Milton FRIEDMAN, dans La théorie quantitative de la monnaie, une nouvelle présentation, de 1956, est la référence actuelle pour cette théorie de la circulation monétaire. L'objectif de l'auteur est double. Il fait à la fois prendre des distances avec la version traditionnelle de la théorie quantitative de la monnaie et de contrer les positions anti-quantitativistes des keynésiens orthodoxes.
la tradition quantitativiste considère que la quantité de monnaie nécessaire pour réaliser des transactions pendant une période donnée est dans une proportion fixe avec la valeur monétaire de ces transactions. De plus la production de l'économie est toujours suffisante pour qu'il n'y ait pas de chômage. par conséquent, toute augmentation de la quantité de monnaie en circulation (suite à une augmentation de l'offre de crédit bancaire, par exemple) sera sans effet sur le niveau de la production. Une même quantité de produit sera achetée avec une plus grande quantité de monnaie. Puisque la vitesse de circulation de la monnaie est une constante (une donnée institutionnelle invariable à court terme, qui indique le nombre moyen de transaction par unité monétaire), le niveau des prix est la seule variable d'ajustement aux variations de l'offre de monnaie. Selon les keynésiens orthodoxes, l'équation quantitative est pertinente, mais lorsque le taux d'intérêt est trop faible, en situation de "trappe à liquidités", toute augmentation de l'offre de monnaie est conservée sous forme d'encaisses spéculatives. Ce n'est plus le niveau des prix qui sert de variable d'ajustement, c'est la vitesse de circulation.
La réhabilitation qu'entreprend Milton FRIEDMAN consiste à concilier plusieurs contraintes. Tout d'abord, se départir du caractère mécanique de ces explications. Ensuite théoriser une hypothèse empirique : la stabilité de la demande de monnaie et de la vitesse de circulation, conçues comme des fonctions et non comme des constantes. Enfin, ne pas négliger l'explication du niveau des prix. pour cela, il présente la théorie quantitative comme une théorie de la demande de monnaie. La monnaie est un actif parmi d'autres, une manière de détenir de la richesse, que l'on peut traiter formellement comme la demande de n'importe quel bien, à condition d'introduire une dimension intertemporelle. La demande d'encaisses réelles d'un agent (demande de monnaie exprimée en valeur réelle) est une fonction qui dépend de la contrainte de richesse, la richesse étant assimilée au revenu permanent (valeur actualisé des revenus présents et futurs des agents), du rendement relatif de la monnaie par rapport aux autres actifs financiers (actions, obligations), des anticipations d'inflation et des préférences des ménages. Finalement, à la différence de la version traditionnelle, la quantité moyenne de monnaie détenue par dollar de transactions est elle-même considérée comme résultant d'un processus économique d'équilibrage (entre l'offre et la demande de monnaie) et non comme une donnée physique. (Jean-Sébastien LENFANT).
De belles équations économiques qui n'expliquent pas grand chose...
En fait tous les présupposés présents dans cette théorie quantitative de la monnaie peuvent être remis en cause, ne serait-ce que sa valeur analytique et prédictive n'est pas démontrée, loin de là... Alors que nombre de calculs économiques prennent pour base cette théorie, aucune crise financière n'a été prévue ou évitée par elle. Carlo CIPOLLA (La prétendue "Révolution des Prix", Réflexions sur "l'expérience italienne", Annales, octobre-décembre 1955) ne croit même pas à la véracité des impressions à l'origine de cette théorie? Il remet en cause l'existence même d'une forte pression haussière exercée au XVIe siècle sur les prix par l'afflux d'or et d'argent en provenance du Nouveau Monde. S'appuyant sur des données statistiques relatives à Florence, l'auteur montre que la prétendue "révolution des prix" constituait seulement une manière de voir, qui, pour traditionnelle qu'elle soit, mérite d'être vérifiée. La période longue de hausse des prix dans ce siècle-là en Italie correspond, non pas à un afflux de métaux précieux, qui ne s'est pas encore produit, mais aux investissements de reconstruction consécutifs à la guerre qui a régné tout au long de la première moitié de ce siècle.
Gaston IMBERT (Des mouvements de longue durée Kondratieff, thèse ronéotée, Aix-en-Provence, 1956) est de son avis : il marque une préférence pour l'explication en termes d'innovations techniques et de guerres, pour rendre compte des mouvements séculaires de l'économie. Le débat est donc loin d'être clos sur la pertinence de cette théorie quantitativiste de la monnaie, qui empêche sans doute de se livrer à une analyse plus approfondie des mouvements réels de l'économie. Dans une contribution aux Annales, (et une partie également dans Études et conjectures, février 1958 : L'actualité de la théorie quantitative de la monnaie, Claude PONSARD, historien, propose, au moment même où Milton FRIEDMAN diffuse sa nouvelle version de la cette théorie, de mesurer la portée politique du débat et le fond du problème.
"Admettre que la circulation monétaire détermine le niveau général des prix sans exercer une action directe sur le rythme de l'activité économique, conduit à proposer des suggestions et des mesures concrètes de politique économique impliquant une confiance sans restriction dans la régulation de la quantité de monnaie en circulation, comme moyen de contrôle du niveau des prix." "En réalité, l'importance historique du débat monétaire et son regain d'actualité proviennent de désaccords profonds entre les économistes à l'égard de ce problème aussi ancien qu'important : la valeur de la monnaie.".
En fin de compte, la conception quantitativiste de la monnaie a été longtemps solidaire de la conception métalliste de la monnaie - ne serait-ce d'ailleurs remarquons-nous que par les époques où elle a mijoté. Se pouvait-il que l'on garde la même logique, alors que l'on est passé à une conception toute autre, une conception nominaliste, qui ne fait plus dépendre directement la valeur de la monnaie de l'or? En fait, "l'abandon progressif de la conception métalliste au profit de la conception nominaliste de la monnaie ne devait pourtant pas provoquer un recul parallèle de la théorie quantitative. A l'analyse de Fisher, s'est simplement juxtaposée une analyse plus moderne dont l'artisan principal a été Alfred MARSHALL, le maître de l'École de Cambridge (Money, Credit and Commerce, Londres, MacMillan, 1923). La monnaie étant désirée en raison du pouvoir d'achat qu'elle représente, le principe quantitatif est alors associé à la notion de la monnaie, instrument de conservation de la valeur et non plus instrument des échanges. Comme il n'existe pas un synchronisme parfait entre dépenses et recettes des individus, une fraction de leur revenu est conservée sous forme d'encaisse. Mais à nouveau, ce coefficient est supposé constant, de même que le volume des transactions. Finalement, le niveau général des prix varie, comme la somme des encaisses, c'est-à-dire comme la masse monétaire totale."
Sur le fond "la monnaie demeure économiquement neutre. La théorie quantitative entretenait ainsi une dichotomie conceptuelle dans l'analyse économique. Elle supposait que, pour décrire une économie, on pouvait distinguer deux domaines : un domaine réel et un domaine monétaire, indépendants l'un de l'autre. Le domaine réel était gouverné par les lois de la concurrence qui déterminaient l'ensemble des prix relatifs aux biens et services. Le domaine monétaire était régi par le principe quantitativiste qui permettait de rendre compte du niveau général des prix. La même formule revient toujours. Celui-ci dépendait directement de la masse monétaire."
La Théorie Générale de KEYNES tente d'intégrer, au contraire, le facteur monétaire dans l'analyse économique et de mettre fin à cette dichotomie contestable. Et en fait, une meilleure connaissance des mécanismes économiques et monétaires conduit non pas à l'abandon de cette théorie quantitative, mais à sa relativisation. Elle se révèle finalement, avant l'intervention des monétaristes, réservée à des situations où dominent le plein-emploi et/ou le sous-développement. "Un effort récent (récent dans les années 1950 bien entendu) (...) oeuvre de certains économistes néo-classiques, a tendu précisément à rétablir la généralité de la théorie quantitative en considérant les comportement monétaires comme des variables, et non plus comme des données de l'analyse. Cette tentative est double :
- d'une part Don PATINKIN (La théorie quantitative de la monnaie : une analyse par l'équilibre général, dans Économie Appliquée, janv-juin 1956 ; Money, interest and Prices, Evaston, White Plain, New York, 1956) introduit la variable monétaire comme facteur explicatif de la demande et par là "monétarise" la théorie de l'équilibre économique général ;
- d'autre part, Milton FRIEDMAN (que l'on considère trop souvent, notons-le, comme seul novateur de cette bataille économico-idéologique) et l'École de Chicago analysent pour elle-même la demande de monnaie et la considèrent comme une variable dépendante, fonction de plusieurs facteurs déterminants. cette seconde approche revient à ajouter une équation monétaire aux équations réelles à l'aide desquelles une description d'ensemble du système économique est esquissée dans le cadre d'un modèle abstrait."
La formulation de Don PATINKIN, à l'inverse de celle de Milton FRIEDMAN, permet de dépasser l'ancienne dichotomie conceptuelle entre les secteurs réel et monétaire de l'économie. Mais cette analyse, pourtant séduisante sans doute parce que semblant plus proche du réel... comme toute théorie de l'équilibre général, suppose des prix flexibles, une position d'équilibre unique, un système stable, des goûts constants, des techniques identiques... Or, le système économique capitaliste est précisément parsemé de positions d'équilibres multiples, voire existe sans position d'équilibre véritable, un système instable, aux acteurs aux goûts constamment changeants, aux innovations techniques incessantes... Elle suppose de plus que les sujets "effectuent leurs calculs économiques en termes réels, et non nominaux", "que la monnaie reste neutre" et que "le rôle de spéculation est négligé au bénéfice d'ajustements automatiques s'opérant dans un univers où l'information et la prévision sont supposées parfaites."
Claude PONSARD semble préférer la théorie de Milton FRIEDMAN, parce qu'elle semble n'exclure "aucun des comportements monétaires qui se rencontrent dans la vie économique. Elle permet d'intégrer tous les motifs : spéculation, précaution, transaction. Mais, "en faisant de la théorie quantitative de la monnaie une simple théorie de la demande de monnaie, l'École de Chicago a cessé explicitement d'en faire une théorie du niveau général des prix". Du coup, ce que cette théorie voulait expliquer, n'est plus expliqué du tout! Dans sa conclusion, l'historien met l'accent sur ce qui lui semble le principal obstacle pour la validité de la théorie quantitative, version PATINKIN : "(...) le postulat suivant lequel les calculs économiques des sujets ne sont pas effectués en termes nominaux, mais en termes réels." et "la difficulté est d'admettre que la monnaie soit neutre économiquement". Au contraire, la formulation de l'École de Chicago (ce qui expliquerait, selon nous, son succès) est une analyse pertinente de la demande de monnaie, mais "on peut se demander ce qui reste de la théorie quantitative puisqu'on n'est plus en présence d'une explication du niveau général des prix"... "Finalement, il apparaît impossible d'allier une conception quantitativiste authentique et une conception de la monnaie pleinement satisfaisante. La "fonction d'incertitude" que remplit cette dernière constitue la pierre d'achoppement d'une théorie quantitative monétaire générale (selon une formule reprise de Pierre DIETERLEN, L'élasticité de la masse monétaire, Bulletin d'Information et de Documentation de la Banque Nationale de Belgique, mai 1957). N'est-il pas préférable, pour une théorie monétaire valable, de se situer sur le terrain de l'équilibre monétaire plus large que celui de l'analyse quantitative?" Autant dire qu'il faut repartir sur d'autres bases pour établir une théorie viable!
Claude PONSARD, La théorie quantitative de la monnaie, Annales Économies Sociétés Civilisations, n°1, 1959. Jean-Sébastien LENFANT, La théorie quantitative de la monnaie. Une nouvelle présentation. Milton Friedman (1956) , Encyclopedia Univesalis, 2004. Jean-Marie ALBERTINI et Ahmed SILEM, Comprendre les théories économiques, Éditions du Seuil, 2001.
ECONOMIUS
Relu le 20 septembre 2020