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31 mai 2013 5 31 /05 /mai /2013 12:19

            Laurent GERBIER, Maître de conférences en histoire de la philosophie à l'Université François-Rabelais de Tours, dans la présentation d'actes d'une journée d'étude, examine l'idée d'empire à l'épreuve de la territorialité. Les travaux du Centre d'études supérieures de la Renaissance de Tours de mai 2010 permettent d'éclairer un aspect important sur l'existence et la sauvegarde d'un Empire.

Sous l'angle de la domination territoriale, les participants, spécialistes venus de disciplines diverses (histoire, philosophie, géographie, études italiennes...), réfléchissent sur la difficulté de la domination au XVIe siècle dans le cas de l'Empire de Charles Quint, "confronté à la multiplicité éclatée de ses possessions continentales et, dans le même temps, à l'exigence inédite d'avoir à intégrer dans cette mosaïque la domination des territoires conquis dans le Nouveau Monde." Bien entendu, le dimension territoriale de la domination qu'implique l'idée d'empire n'attend pas le XVIe siècle pour manifester son caractère problématique. Au contraire, estime Laurent GERBIER, "on peut soutenir que l'idée d'empire comporte dès l'époque romaine un rapport complexe à la territorialité en général. 

   Cela pourrait être une problématique un peu dépassée au début du XXIe siècle, mais précisément, la possibilité pour un empire d'avoir des territoires éclatés sur la planète pose encore question, à l'heure où les moyens de communication n'apparaissent pas toujours suffisants pour maintenir un pouvoir impérial, même économique, sur de vastes étendues dispersées. L'exemple de l'empire américain apparaît bien, avec ses difficultés de plus en plus grande de se maintenir en tant que puissance réelle dans tous les domaines, même si sa nature diffère des empires qui l'ont précédé. L'exemple de morceaux d'empire comme ceux des empires français et britannique est là aussi pour montrer la difficulté qu'il y a de sauvegarder des liens politiques, économiques, voire sociaux par delà de vastes étendues...

Laurent GERBIER explique en plusieurs points cette problématique :

- "Dans un premier temps, il faut rappeler que l'empire dans sa conception romaine est pris dans le cadre d'une distribution des pouvoirs (imperium, dominium, maiestas) qui correspond à une double distinction : distinction des formes de pouvoir, mais également distinction des instances qui les détiennent. Cependant l'imperium proprement dit connait lui-même deux formes, que distingue précisément leur dimension territoriale : l'imperium domi (exercé par le Sénat) s'oppose à l'imperium militae (sxercé par le chef de guerre), et tous deux sont mutuellement exclusifs - d'où par exemple, le caractère si fort du symbole du franchissement du Rubicon par César. Le sens ultime de cette distinction est la protection des iura, qui ne doivent pas pouvoir être soumis au pouvoir de l'imperator en campagne, parce que ce dernier les transgresse nécessairement (on n'est pas étonné de voir une telle conception particulièrement bien mise en évidence par Tacite (Annales, III, 69 : "La justice perd tout ce que gagne le pouvoir, et il ne faut pas recourir à l'imperium là où les lois peuvent agir"). 

- A partir du Ier siècle, c'est le repliement de la maeistas sur l'imperium qui forme le socle du concept médiéval d'Empire : la maiestas, dont la République considérait qu'elle était détenue par le peuple tout entier, se trouve désormais transférée au souverain, au point de permettre à l'empereur de s'appliquer une formule, "imperator maiestas" qui eût été contradictoire dans ces termes sous la République. Cependant, il faut noter que l'empire comporte toujours une dimension territoriale sous deux rapports :

a) d'un côté, l'imperium remplit une fonction de gestion de la politique extérieure, comme le montre Paul Veyne, qui souligne que l'empire exprime la volonté d'occuper tout l'horizon politique, de sorte que Rome ne connaisse ni rivaux ni menaces (L'empire romain, dans Le concept d'Empire, sous la direction de M. Duverger, PUF, 1980) ;

b) d'un autre côté, l'imperium permet techniquement de définir la supervision d'une multiplicité d'États.

C'est le sens hégémonique de l'idée d'empire, que l'on retrouve chez Isidore de Séville (Etymologies, IX, 3.2 : "l'empire est ce qui se rapporte à divers autres royaumes et à divers autres rois comme à des dépendances", Les Belles Lettres, 1984).

- Cependant, l'affirmation de cette signification hégémonique (et territoriale), que Pierre Grimal fait remonter au Ier siècle (L'empire romain, Livre de poche, 1993), correspond aussi à une forme de centrage territorial (...) qui finit par aboutir à une disparition de la territorialité réelle : il s'agit toujours de viser une monarchia mundi qui se veut sans dehors, de sorte qu'après la conquête l'empire devient, comme le dit Pierre Veyne, une machine destinée à "liquider une bonne fois le problème de la politique étrangère".

- Cette disparition de la territorialité réelle que l'on peut diagnostiquer comme telos de la notion romaine d'imperium se retrouve, différemment articulée, dans les formes médiévales de l'Empire. En effet, l'usage de l'idée d'empire dans les théories politiques qui accompagnent le grand conflit du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel au Moyen Age a tendance à déterritorialiser l'empire pour deux raisons :

a) parce qu'il est saisi dans sa nature de pouvoir temporel (vis spirituel) et non spatial : c'est, au début du XIVe siècle, le sens de l'empire dans le De Monarchia de Dante, dans lequel l'empire est avant tout pensé comme une époque de l'histoire universelle (La Monarchie, Belin, 1993) ;

b) parce que sa multiplicité est fonctionnelle et plus spatiale : c'est, à la même époque, le sens de l'empire chez Marsile de Padoue (Le Défenseur de la paix, Vrin, 1968), qui s'intéresse à une forme de gouvernement de la multitude dans lequel cette dernière n'est pas assignée spatialement mais fonctionnellement, à partir des besoins, des habitus et des offices qui structurent le regnum (l'empire se définit comme rapport des volontés et de leurs expressions instituées)

- La reprise du thème impérial sous le point de vue de la "monarchie universelle", qui traverse du XIIIe au XVe siècle un vaste courant millénariste et prophétique auquel Dante lui-même n'est pas étranger, peut alors approfondir le mouvement dont Paul Veyne voit le point de départ dans le glacis des peuples fédérés par Rome entre le IIe et le IVe siècle, mouvement qui consiste au fond à annuler la territorialité de l'empire par le concept même de son universalité : l'empire est, politiquement comme spirituellement, une domination sans dehors.

- Dans un troisième temps, vient la renovatio imperii (qui est aussi une renovatio théorique) sous le règne de Charles Quint. Les empereurs que Dante ou Marsile de Padoue défendaient au début du XIVe siècle avaient toujours échoué à faire de la reconquête territoriale de leurs multiples possessions un fait politique (depuis le diplôme de Constance, arraché par les cités italiennes en 1183, les tentatives de mainmise impériale sur le regnum italiae ont toutes été sans lendemain).

- On peut alors considérer qu'avec Charles Quint, c'est d'une certaine façon la composante territoriale de la domination impériale qui revient au premier plan. Peut-être un des enjeux de la querelle historiographique qui a opposé, dans la première moitié du XXe siècle, les tenants d'un empire "médiéval-germanique" (Karl Brandi, Peter Rassow), et ceux d'un empire "espagnol-catholique" (au premier rang desquels Ramon Menendez Pidal) tient justement à l'appréciation de cette "re-territoirisation" de la domination impériale qu'illustre le règne de Charles Quint et, à travers lui, la pensée de l'imperium au XVIe siècle.

- Ainsi, parce que Charles règne sur 17 États et territoires différents, parce que la douloureuse rivalité avec François Ier et l'omniprésence de la question du contrôle de l'Italie contribue à accoucher de la "balance territoriale de l'Europe" comme problème central de la pensée politique du XVIe siècle, parce qu'enfin la découverte du Nouveau Monde destitue instantanément l'universalité spatiale de l'empire tout en lui imposant un nouveau problème territorial, la question de la domination territoriale constitue un enjeu crucial, en tant que cette conception et cette représentation sont dotées d'une efficacité politique."

 

Laurent GERBIER, L'idée d'empire à l'épreuve de la territorialité, Dossier sur Empire et domination territoriale, Astérion, 10/2012, en ligne http://asterion.revues.org.

 

STRATEGUS

 

Relu le 18 avril 2021

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