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19 mai 2014 1 19 /05 /mai /2014 12:41

     Si de nos jours, dans l'esprit de l'opinion publique et les discours, notamment les plus médiatisés, libéralisme et démocratie semblent intrinsèquement liés - ne discute t-on pas d'abord de la démocratie libérale (opposée naguère à la démocratie populaire) - dans la réalité historique et dans les textes fondateurs du libéralisme, il n'en est absolument pas ainsi.

Un libéralisme élitiste se forme d'abord, opposé, hostile ou méfiant envers toute idée de démocratie, surtout celle qui serait le gouvernement du peuple par le peuple, pour se transformer en un libéralisme social qui aura du mal à devenir hégémonique tout au long du XIXe siècle. De nombreuses luttes politiques, de nombreuses crises du capitalisme amènent l'émergence d'un libéralisme social qui accepte l'État (au point de parler d'État libéral) et qui accepte la démocratie comprise gouvernement du peuple pour le peuple (et non par le peuple, même si les écrits témoignent là d'un grand débat) et ce n'est que dans la deuxième moitié du vingtième siècle, après une crise économique majeure et deux guerres mondiales que le libéralisme est revendiqué par de nombreux auteurs et acteurs politiques comme une idéologie et une pratique sociale et économiques démocratiques. 

 

    C'est ce qu'explique longuement, textes à l'appui et à l'encontre d'une opinion mal renseignée ou induite en erreur, Catherine AUDARD dans son analyse de l'identité du libéralisme, qui se centre beaucoup sur le libéralisme anglo-saxon "On pourrait penser, en raison du principe d'égale liberté, que la démocratie est le type de gouvernement que le libéralisme classique devrait soutenir. C'est, en réalité tout l'opposé et la critique de la démocratie est un thème constant et central du libéralisme jusqu'au XXe siècle, et avec l'émergence du "nouveau" libéralisme. Il faut donc comprendre les institutions de la liberté et la théorie du gouvernement limité que défend le libéralisme classique avant tout comme une protection contre les dangers de la démocratie, contre le despotisme démocratique. Ce n'est pas tant l'État en soi que redoute le libéralisme, même s'il est ambivalent à son égard, que le despotisme aussi bien du Prince que de la souveraineté populaire telle qu'elle s'est déchaînée pendant la Révolution française. (...)

Quelles ont été, plus précisément, les cibles de l'hostilité du libéralisme classique? C'est surtout l'exemple de la démocratie grecque qui est visé, c'est-à-dire du gouvernement du demos, des catégories les plus pauvres et les moins éduquées de la société, de la "populace" qui, ne possédant rien en propre, n'a rien à perdre et peut se laisser aisément entrainer par des démagogues". il s'agit de ces critiques, devons-nous préciser, envers l'écrasement par la majorité des minorités, l'oubli essentiel de cette critique consistant à ne pas dire ou écrire des minorités riches ou très riches, et à faire croire par ailleurs qu'il s'agit d'atteintes essentiellement aux minorités ethniques, religieuses ou régionales. "Accorder le droit de vote à ces catégories sociales représente un risque considérable pour la stabilité et pour l'intérêt public. La démocratie grecque n'a pas bonne presse, en général, auprès des auteurs libéraux. Le consensus qu'elle réussit à établir leur parait miné par l'instabilité, la démagogie et les luttes de classes. Pour (John Stuart) Mill (1806-1873), Socrate est tombé victime de la démocratie grecque, de ce qu'il appelle, dans De la liberté, "la tyrannie de la majorité". (...) A l'inverse, la République romaine est le modèle de référence pour les penseurs libéraux, en particulier, pour les Pères fondateurs de la démocratie américaine, (John) Jay (1745-1829), (Alexander) Hamilton (1757-1804) et (James) Madison (1751-1836). En effet, il s'agit d'un régime mixte à la fois démocratique et aristocratique, qui est capable de corriger l'instabilité de la volonté populaire grâce à des institutions aristocratiques comme le Sénat, grâce notamment à la vertu de ses dirigeants et à leur sens du bien public, et surtout, grâce à l'autorité que possède la loi comme le rappelle Montesquieu (...). C'est donc le modèle romain qui est prégnant dans l'histoire de la pensée libérale."

Pour comprendre l'étendue de l'hostilité du libéralisme classique à l'égard de la démocratie, l'auteur se tourne vers les arguments présentés par les textes canoniques du libéralisme politique :

- MONTESQUIEU, dans l'Esprit des Lois, 1748 (le libéralisme contre la démocratie) ;

- LE FÉDÉRALISTE, textes rédigés par MADISON, HAMILTON et JAY de 1787 à 1788 et publiés sous le pseudonyme de Publius, héros de la République romaine. Ces textes résultent des débats qui ont conduit à la rédaction de la nouvelle Constitution fédérale américaine de 1788. Son importance dans le monde anglo-saxon est égale à celle de L'esprit de lois de MONTESQUIEU ou du Contrat social de ROUSSEAU dans le monde latin. Pour eux, la démocratie n'est pas un État libre. 

- KANT, qui discute de la République et de la Démocratie en 1795, dans Vers la paix perpétuelle, en penchant nettement du côté de la République, caractérisée par l'obéissance à des lois, même si elle est monarchique ou aristocratique.

- TOCQUEVILLE, dans son De la démocratie en Amérique (1840), qui indique les constants progrès de la démocratie et met en garde contre le "despotisme démocratique".

- MILL, lecteur et critique du précédent, est partagé lui aussi entre craintes et espoirs sur la montée de l'idée démocratique en Europe. Dans Du gouvernement représentatif de 1861, il développe la possibilité d'une "tyrannie des majorités". Ses opinions vont beaucoup évoluer et c'est par lui que s'effectue lentement le processus complexe de démocratisation du libéralisme. qui aboutit au XXe siècle à la notion de démocratie libérale ou constitutionnelle. 

  Un débat central dans ce libéralisme classique réside toutefois dans la conception du pouvoir politique. Entre les écrits de LOCKE et ceux de HUME se dessinent une certaine différence importante.

"Pour Locke et le libéralisme classique, le pouvoir politique n'était pas entièrement instrumental, ce n'était pas un simple moyen d'action ; c'était aussi une émanation de la puissance individuelle, de sa souveraineté, de sa capacité à se gouverner elle-même. N'oublions pas que l'origine de la théorie, d'après Charles Taylor (), se trouve dans le Convenant ou contrat passé entr les hommes et Dieu selon les puritains anglais. Pour Locke, le droit naturel des hommes à se gouverner eux-mêmes reflète leur condition de créatures à l'image de Dieu. Toute délégation de pouvoir à des autorités externes est dangereuse et immorale si elle aliène cette étincelle du divin. Le principe de légitimité politique dérive donc du self-government individuel et de l'éthique de la responsabilité. C'est pourquoi le pouvoir légitime est représenté comme le résultat d'un consentement libre. En consentant, chacun apporte sa contribution à la vie du corps politique qui n'existerait pas sans lui. Chacun délègue une partie de sa souveraineté et devient donc responsable de l'usage qui peut en être fait."

"pour Hume, au contraire, et les utilitaristes le suivront, la légitimité des lois est fondée seulement sur une utilité. La loi est fondamentalement une coercition, un "mal" nécessaire et elle doit être strictement délimitée par son efficacité. Les lois sont des conventions, de simples "règles de justice", concernant par exemple la protection de la propriété et le respect des contrats qui assurent la stabilité sociale et politique. C'est seulement en raison de leur utilité publique que les lois ont une autorité légitime. Leur fondement se trouve simplement dans l'intérêt personnel de chacun. l'appel au consentement libre des sujets n'est qu'une illusion. Seuls les résultats du pouvoir permettent d'en vérifier la légitimité. C'est là que libéralisme du bonheur et libéralisme de la liberté se séparent. Pour Bentham, critique comme Hume de la métaphore du contrat social, le consentement n'ajoute rien : ce qui compte, ce sont les résultats, le bien-être ou l'utilité publique, qui justifient ou non le pouvoir politique, comme le management d'une entreprise est jugé par les actionnaires sur son rapport d'activité et ses résultats."

Rappelons et l'auteur commence d'ailleurs son analyse par cela que tous ces auteurs sont redevables de l'approche de Thomas HOBBES d'une société où le problème de la sécurité est le plus saillant. Il s'agit souvent de résoudre le problème posé par lui de la nécessaire liberté des sujets, de l'obéissance aux lois et '"anarchie" naturelle de la société.

  Même s'il existe une grande différence entre ces deux racines du libéralisme, ces deux traditions du libéralisme politique, différence qui se creuse au XXe siècle, "elles partagent une conception de la légitimité fondée sur la rationalité humaine, que ce soit celle, prudentielle et pratique, de la recherche de la satisfaction des intérêts ou celle, morale, du respect de l'autonomie des personnes. Elles s'opposent donc de front aux conceptions traditionnelles, théologiques et hiérarchiques de l'autorité et incarnent la modernité politique. Elles s'opposent également à la conception conservatrice, qui voit dans la légitimité le résultat de la coutume, de la tradition." Le tournant est tout de même radical : "Là où Locke était encore tributaire de la croyance dans une Loi naturelle, d'origine divine, ses successeurs vont définitivement couper les liens avec toute intervention de la transcendance et s'en remettre au génie humain, à sa capacité de produire des artifices, des institutions et des lois justes pour rendre compatibles les désirs de tous".

  Pour Catherine AUDARD, la grande différence entre le libéralisme et les autres idéologies politiques "consiste dans sa confiance dans les institutions de la liberté pour exorciser les conflits, les abus et les violences en utilisant le principe de la passion compensatrice." De ses conceptions découlent en grande parties la Constitution monarchique anglaise, la Constitution américaine, la Loi fondamentale allemande de 1949, les Constitutions de la France de 1875, de 1946 et de 1958. A chaque fois sont mises en place des institutions qui comportent des éléments qui se retrouvent dans ce que l'on appelle aujourd'hui les démocraties libérales :

- le gouvernement représentatif, dont l'expérience de plusieurs siècles de vie parlementaire est une résultante ;

- des élections libres ;

- d'une division et une séparation des pouvoirs ;

- d'un système plus ou moins élaboré de contre-pouvoirs et de contrôles et équilibres ;

- d'une décentralisation, dont le fédéralisme américain constitue la plus claire illustration ;

- des relations entre Église et État marquées par la tolérance.

  Ce sont les insuffisances de ces dispositions, sous la pression des luttes sociales et de conflits politiques très variés, qui font évoluer le libéralisme. Sa faiblesse la plus grande consiste en la croyance que ce sont les conflits entre individus qui font les sociétés, alors que les conflits entre groupes, notamment dans la période de l'industrialisation et du capitalisme industriel, pèsent d'un poids de plus en plus lourd (s'ils n'ont pas pesé depuis toujours d'un poids décisif...). A la place d'un libéralisme classique montre un libéralisme social, dès la fin du XIXe siècle. A trop vouloir faire de l'étude des philosophes libéraux du XVIIIe siècle, comme s'ils préludaient aux régimes démocratiques (ou qui s'en veulent en tout cas) que nous connaissons, nous oublions ce que nous rappelle Catherine AUDARD, c'est que le libéralisme se transforme de manière radicale. La confrontation avec les des idéologies qui se présentent plus progressistes et qui en tout cas émanent de luttes sociales impliquant les masses le transforme en "libéralisme du bonheur", qui sert de socle à toutes les politiques économiques et sociales de l'État-providence (Welfare State).

Ce nouveau libéralisme opère une double transformation : la réconciliation de l'individu et de la société, la réconciliation de la société et de l'individu. ce qui lui fait abandonner la méfiance envers l'État et y voir la force transformatrice de la société. Ce nouveau libéralisme met en place ce que l'on appelle au XXe siècle la social-démocratie. 

    Cette évolution suit plusieurs étapes, qui varient suivant les traditions régionales, des pays latins aux pays anglo-saxons. De 1870 à 1914, le libéralisme continue de nourrir une image idéalisée du capitalisme et de son fonctionnement, mais ensuite, l'influence du socialisme sur le libéralisme se fait marquante et parfois brouille les frontières idéologiques.

Le livre de L. T. HOBBHOUSE (Liberalisme, 1911) semble représenter la meilleure formulation de ce nouveau libéralisme, dans la lignée des derniers travaux de John Stuart MILL et ceux de T H GREEN, le philosophe le plus important avec Henry SIDGWICK de la révolution intellectuelle, suivant par exemple John DEWEY qui l'appelle la via media, entre socialisme et conservatisme, entre matérialisme et idéalisme. Catherine AUDIARD se fonde sur les travaux de James T. KLOPPENBERG (Uncertain Victory. Social Démocracy and Progressivism in European and American Thought, 1870-1920, Oxford University Press, 1986) : cet auteur attire l'attention sur les traits communs à la génération de philosophes qui ont été responsables de la nouvelle orientation du libéralisme en Angleterre, aux États-Unis, en France et en Allemagne, Henry DILYHEY (1833-1911), Tomas Hill GREEN (1836-1882), Henry SIDGWICK (1838-1900), Alfred FOUILLÉE (1838-1912) et William JAMES (1842-1910).

On passe à un libéralisme de parti, où les différentes têtes intellectuelles se retrouvaient souvent aux postes de commande politiques et/ou économiques à un libéralisme d'idées où les nouveaux philosophes du libéralisme se retrouvent souvent entre les partisans de régimes forts et conservateurs et les partisans du socialisme. Ils choisissent d'ailleurs souvent, atavisme originel du libéralisme classique, des alliances intellectuelles avec les tenants de l'ordre politique et moral plutôt qu'avec des partis ou des partisans du socialisme. Il faut même noter qu'aux Etats-Unis, les libéraux se situent plus à gauche de l'échiquier politique que leurs homologues européens.

   La transformation la plus considérable accomplie par le "nouveau libéralisme, écrit encore Catherine AUDARD, est "la réconciliation entre démocratie et libéralisme, et la nouvelle conception libérale et welfariste de la démocratie qui continue à dominer la politique contemporaine." La démocratie est sauvée, aux yeux du libéralisme, par une transformation de ses objectifs, "qui ne sont plus le gouvernement du peuple par le peuple, mais le gouvernement pour le peuple." "C'est ainsi qu'il va être possible de démocratiser le libéralisme et de libéraliser la démocratie en la débarrassant de ses dimensions populistes et démagogiques." L'utilitarisme milite en faveur de la démocratie, faisant passer la problématique première de l'égalité des Droits à l'égalité des chances. Ce nouveau libéralisme est mis en musique à travers les théories économiques de John Meynard KEYNES (1883-1946), dont les conceptions sont très loin du socialisme, contrairement à une présentation souvent faite.

 

     On peut aller plus loin pour cerner les relations entre libéralisme et démocratie en se livrant, comme Domenico LOSURDO, à une analyse encore plus critique des contenus réels du libéralisme. Le libéralisme, courant d'idées que beaucoup font démarrer à Thomas HOBBES et aux débats des Parlements, se manifestent concrètement à des moments et des lieux clés de l'histoire mondiale.

Hollande, Angleterre, Amérique, France et encore Amérique sont les lieux de débats politiques intenses, non exempts de violences diverses et de guerres civiles où se forgent des institutions plus tard baptisées démocratiques. Aux Provinces-Unies, nées de la lutte contre l'Espagne catholique, se sont dotées d'une organisation de type libéral un siècle avant l'Angleterre. C'est un pays qui, des points de vue socio-économique et politique, s'est débarrassé de l'Ancien Régime. C'est d'ailleurs vers lui d'abord que se tournent les intellectuels pourchassés pour leurs idées dans leur pays. Il s'agit d'une oligarchie bourgeoise qui a rompu de manière décisive avec l'aristocratie terrienne et son idéologie. Tolérance, niveau élevé de culture, intensité des débats intellectuels autour de la liberté le caractérisent. C'est également à partir de ce pays que commence le commerce d'esclaves à grande échelle, pour alimenter les plantations sucrières, avant d'être supplanté par l'Angleterre. En Angleterre également se développe conjointement les institutions libérales et le commerce d'esclaves. Les Pères fondateurs de la République américaine sont en première ligne pour défendre à la fois les pratiques esclavagistes, l'autonomie puis l'indépendance des colons (le droit des colons de mener pour leur compte l'esclavage) et la mise en place d'institutions démocratiques. En France, suivant l'exemple des colonies américaines, les théoriciens du libéralisme favorisent à leur tour la fin de l'Ancien Régime. La Révolution de 1789 est imbibée de références à la Révolution américaine, dans un quiproquo abolitionniste où beaucoup confondent abolition (légale) de la traite (dans les États du Nord) et abolition de l'esclavage en Amérique, dans un élan vers la liberté pour tous. Il faut attendre longtemps avant que n'éclate en Amérique de nouveau le débat lancinant sur le droit de pratiquer l'esclavage, énoncé par les États du Sud comme inhérent au libéralisme. La Guerre de Sécession constitue une dernière étape provisoire de l'histoire du libéralisme aux États-Unis. 

La question de l'esclavage fut occultée plus tard dans les présentations du libéralisme, mais lorsqu'on regarde les débats dans le monde anglo-saxons, l'on s'aperçoit d'un chassez-croisé intense entre libéraux anglais qui estiment l'esclavage devenu inutile (et d'autres qui maintiennent son utilité d'ailleurs), libéraux américains du Sud qui proclament leur droit d'exercer de plein droit leur statut de propriétaires privés et libéraux américains du Nord qui proclament à la limite (mais seulement à la limite) l'incompatibilité entre l'esclavage et la démocratie. C'est le débat que n'évoque pas par exemple Catherine AUDARD, entre des figures comme John C CALHOUN, John LOCKE, Lord ACTON, John Stuart MILL (lequel pose ouvertement la question : Peut-on être à la fois libéral et esclavagiste?), Andrew FLETCHER, Adam SMITH (lequel, placé chronologiquement entre LOCKE et CALHOUN considère que l'esclavage peut plus facilement être supprimé sous un "gouvernement absolu" que sous un "gouvernement démocratique")... Il faut ajouter à cette liste beauocup d'autres qui font réellement de l'esclavage (du droit de l'exercer) un centre décisif de la réflexion sur le libéralisme. Ainsi John MILLAR, Benjamin FLANKLIN, CONDORCET, James MADISON, les quakers, MONTESQUIEU, BLACKSTONE, James OTIS, Thomas JEFFERSON. Les débats polémiques entre BURKE et LOCKE ont souvent pour objet cette question de l'esclavage, de même que ceux entre John MILLAR et Thomas DEW, bien plus parfois que la question de la lutte contre l'absolutisme, parfois polémiquement décrit précisément comme un empêcheur d'exercer la liberté de pratiquer l'esclavage...

La polémique qui fait rage, d'abord entre les deux rives de l'Atlantique (qui aboutit à l'indépendance des colonies) puis à l'intérieur même des États-Unis (qui aboutit à la guerre de Sécession), a un écho important mais distancié en France ou en Europe. Ainsi pendant la Révolution française, les débats sur la Constitution entre BABEUF, ROBESPIERRE, LA FAYETTE, l'abbé GRÉGOIRE et CONDORCET ont pour objet la délimitation du périmètre de la liberté. La démocratie, dans l'esprit de beaucoup au XIXe siècle, ne peut concerner que des hommes libres, communauté dont sont exclus "évidemment" les esclaves et sont qui ne sont pas maîtres (socio-économiquement et intellectuellement) d'eux-mêmes, et qui ne possèdent rien, pas même leur corps. A tel point que, souvent, notamment après la fin de la Guerre de Sécession, la question ne semble même plus se poser que pour la masse des Européens entrainés dans la révolution industrielle.

Par là, nous voyons que la question de la démocratie est intimement liée à la définition des hommes libres dont parlent toutes les Constitutions libérales. Sous la poussée des luttes populaires, la dichotomie libéral/servile tend progressivement à perdre sa connotation de classe pour renvoyer uniquement aux idéologie politiques, et comme en enchaînement à la question raciale. Dans l'esprit de beaucoup d'intellectuels libéraux s'échafaudent une pyramide des peuples, allant du sommet aux citoyens libres à une base de plus en plus importante d'hommes plus ou moins aptes à la liberté... Cet esprit existe déjà avec John LOCKE qui s'érige en champion de la liberté et légitime en même temps le pouvoir absolu que la communauté des hommes libres doit exercer sur les esclaves noirs. Le curseur qui sépare hommes libres et hommes serviles se déplace sous l'effet des lutte populaire, scandant ainsi l'ouverture de plus en plus grande des droits électoraux. Mais en même temps la séparation entre ces hommes libres anciens et nouveaux et les autres a tendance à se durcir, pour rejeter parfois définitivement  (de par leur nature) les non-Blancs ou les non-Américains (pour les États-Unis) dans une zone où domine le despotisme. Le développement du racisme doit beaucoup à ce dynamisme, de même d'ailleurs que les pratiques eugéniques faites pour garder "homogènes" des populations libres. 

 

       Ce qui distingue longtemps la plupart des idéologues libéraux à leurs adversaires socialistes et parfois à leurs adversaires conservateurs est cette distinction persistante qui doit être opérée (selon les tenants du libéralisme) entre hommes libres et hommes en définitive incapables de l'être.

 

Domenico LOSURDO, Contre-histoire du libéralisme, La Découverte, 2013. Catherine AUDARD, Qu'est-ce que le libéralisme?, Gallimard, 2009.

 

Relu le 27 octobre 2021

 

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