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1 juin 2014 7 01 /06 /juin /2014 08:40

          La "redécouverte" des oeuvres de SPINOZA au XXe et XXIe siècles, sans faire oublier son impact considéré comme essentiel pour la compréhension des événements qui mènent aux révolutions du XVIIIe siècle, dessine autour des notions de Désir et de Liberté, une configuration idéologique qui n'est pas du tout celle du "libéralisme" ambiant et qui n'est pas tout à fait celle des démocraties dites modernes.

En tout cas, elles constituent, juste après de sanglantes guerres de religion, les pivots de construction d'un ordre nouveau, par la diffusion de cette oeuvre dans des directions multiples, ouvertes et clandestines, dans les classes dites éclairées comme dans des couches populaires des sociétés européennes. Il s'agit au départ, selon Robert MISRAHI, non d'établir un nouveau système de pensée, mais d'apporter "des réponses au problème que pose l'aliénation individuelle (passionnelle), politique et religieuse qui est le lot des chrétiens et des juifs dans l'Europe du XVIIe siècle, et notamment dans la Hollande orangiste qui vient de se libérer de la colonisation espagnole (1648), mais n'en est pas moins tombée (après la tentative démocratique des frères de Witt) sous le joug spirituel et idéologique du puritanisme calviniste ou du formalisme juif." SPINOZA n'intervient pas directement dans les affaires politiques et tout à ses recherches sur l'optique et les mathématiques notamment, un travail à la fois artisanal et scientifique, il agit de manière éloignée, par ses écrits, sur des groupes et des individus attachés à la liberté. La diffusion de ses oeuvres conduit à dresser souvent un tableau du spinozisme et de l'anti-spinozisme qui travers pratiquement tout le paysage intellectuel du XVIIIe siècle, à un point où l'on ne peut pas comprendre des oeuvres comme celles de MONTESQUIEU, d'HOLBACH, de VOLTAIRE ou de ROUSSEAU, sans se pencher sur la sienne. Toute une littérature qualifiée de secondaire, plagiaire ou dénigrante, contribue à la formation de ces spinozismes. Au pluriel, car même dans les écrits les plus détracteurs de la pensée de SPINOZA (lequel est sujet souvent à des menaces physiques), se diffuse des arguments qui, au gré des copies et des réimpressions, deviennent de plus en plus difficiles à réfuter, même au nom de l'autorité religieuse et des Livres Saints.

 

    A l'origine de nombreuses considérations modernes et contemporaines, le désir est défini par Baruch SPINOZA, non par différence, mais par rapprochement avec la loi générale de comportement de toutes les choses singulières. "Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être" (Ethique, troisième partie). ; cet "effort" est son "essence" ; et lorsqu'on le rapporte à l'homme, il peut prendre les noms de "volonté" (rapporté à l'âme seule), "d'appétit" (rapporté à l'âme et au corps), ou de "désir" (appétit avec conscience d'elle-même). Le désir est l'essence même de l'homme et relève aussi bien de la physique (car il est l'essence de toute chose, ce qui souligne le lien, la continuité pour SPINOZA entre les sciences de la nature et les sciences humaines), de la politique, de la psychologie et de la physiologie. Le désir proprement humain semblerait parfois dans ses écrits pouvoir se distinguer par la présence en lui de la "conscience" ; mais il rejette explicitement un tel critère différenciant car il entend garder sous ce terme "tous les efforts de nature humaine que nous désignons sous le nom d'appétit, de volonté, de désir ou d'impulsion". il réserve le terme de libido pour désigner "l'appétit sexuel" ou la "lubricité". Le désir serait donc universel et toujours sembable et l'homme n'est pas un "empire dans un empire". Mais il s'efforce de définir également les différentes sortes de désir qu'il y a "d'espèces d'objets qui nous affectent", et ce même à l'intérieur de l'espèce humaine. 

A l'intérieur de la philosophie de SPINOZA, considérée comme un "rationalisme absolu", réside le désir à l'origine de l'action. Le désir est toujours chez lui distinct de la passion, dont on connait la méfiance qui entoure cette dernière dans toutes les philosophies qui le précèdent. La passion, elle, provient d'un déséquilibre, d'une orientation induite par une mauvaise interprétation des choses dans des situations très diverses et par une mauvaise organisation politique qui transforme souvent les désirs en passions. (Charles RAMOND)

 

La liberté

     La liberté est conçue dans un contexte de servitude des hommes. Est "libre" (Traité théologico-politique) ce qui se détermine par soi-même à agir ; est au contraire "contraint" ce qui déterminé à agir par autre chose. "Se déterminer par soi-même à agir" ne signifie pas "faire ce que l'on veut", mais obéir à la "nécessité de sa propre nature". La liberté étant nécessité intérieure, et la contrainte nécessité extérieure, il ne s'agit pas pour SPINOZA d'échapper à la nécessité (contresens courant sur la liberté), mais, conformément à un schéma assez classique de la sagesse, de s'accorder avec elle (Éthique).

Si la liberté est l'action faite sans obéissance à une détermination extérieure, seul Dieu (à qui rien n'est extérieur) sera, à proprement parler, cause libre. L'homme ne sera donc libre, par conséquent, qu'autant qu'il s'insèrera dans la rationalité divine. A ce point, rien ne distingue la liberté de la béatitude, du salut ou de la vertu. les hommes ne naissent sans doute pas libres, mais l'homme libre, modèle d'humanité, peut être décrit : il "ne pense à rien moins qu'à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie" ; il ne forme "aucun concept du bien et du mal" ; il est essentiellement apte à la vie en société - car la raison rapproche autant que les affects séparent -, c'est-à-dire apte à former, par union avec d'autres hommes, des entités (sociétés ou États) de plus en plus puissantes. SPINOZA dénonce sans relâche l'idée universellement admise et reprise par DESCARTES, d'une liberté entendue comme "libre arbitre" : cette fausse idée de la liberté consiste en ce que les hommes se croient libres, parce qu'ils sont "inconscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent". Et les hommes "ne se libèrent pas facilement du préjugé de la liberté". Il se flatte d'être le seul à avoir conçu l'âme agissant selon des lois déterminées "ainsi qu'un automate spirituel" (Traité de la réforme de l'entendement). Le philosophe s'étend longuement sur la distinction entre vraie et fausse liberté. La préface de la cinquième partie de l'Éthique est entièrement consacrée à la rectification du préjugé encore présent dans le début du Traité de la réforme de l'entendement, selon lequel "l'institution d'une vie nouvelle" dépendrait d'une résolution initiale, c'est-à-dire au fond d'une volonté. Dans l'Éthique, on chercherait en effet en vain le moment d'une rupture décisive, oeuvre de la volonté : précisément parce que, en cela il critique les thèses de DESCARTES, il est impossible et absurde de concevoir le progrès éthique comme irruption d'une volonté libératrice dans le monde des passions. L'Éthique elle-même ne se présente pas du tout comme le passage d'une servitude à une libération : à la différence de l'allégorie de la Caverne de PLATON, ou des Méditations de DESCARTES, le texte de SPINOZA ne parcourt pas les étapes classiques de l'itinéraire spirituel, obscurité initiale, douleur de l'entrée dans la réforme, illumination progressive puis totale, et retour de l'esprit ou de l'âme éclairée dans la réalité commune. Le problème de la sortie de la servitude y est traité de manière entièrement originale, sans coup de théâtre. On ne peut se libérer en faisant abstraction de la nature humaine ou des conditions d'existence. On ne peut accéder à la liberté par la suppression ou le dépassement des passions, assimilées par beaucoup aux désirs. Après avoir distingué précisément les désirs des passions, SPINOZA veut indiquer que ce sont les désirs mêmes qui permettent d'accéder à la liberté. (Charles RAMOND)

Influencé par les Stoïciens, SPINOZA conçoit la liberté comme l'expression intelligente de la puissance humaine, qui s'applique dans le cadre de la nature, dans un ordre éternel. C'est la plus haute forme d'activité dans le cadre d'un ordre naturel qui lui, ne peut être changé. (STRAUSS et CROPSEY)

 

Dieu et existence

    Ce qui irrite nombre d'autorités religieuses qui exercent une répression féroce à l'égard d'écrits et de leurs auteurs, c'est la conception de Dieu qui est seule "cause libre". Contrairement aux dogmes religieux de son époque (et à certains de... la nôtre!), SPINOZA ne pense pas qu'il y ait plusieurs réalités. Il n'y en a qu'une seule, et non pas des réalités entre lesquelles les âmes circuleraient ou des niveaux de réalité accessibles suivant un système de punitions et de récompenses. Il n'y qu'une seule Substance, qui est Dieu ou la Nature : "cet être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature agit et existe avec la même nécessité" (Éthique). Cela exprime un monde sans extériorité, sans transcendance, un monde qui n'a pas de Dieux ou de Dieu parce qu'il est Dieu - double détermination permettant de comprendre le double mouvement d'enthousiasme et de scandale historiquement suscité par la philosophie de SPINOZA. La liberté, dans cette perspective ne peut s'acquérir dans, à l'intérieur, de la Nature. Il n'existe pas de causes finales dans lesquelles les hommes pourraient se réfugier, et la conception commune et répandue de Dieu n'est qu'un asile d'ignorance. Seul le modèle mathématique permet la rationalisation complète de la nature naturée et offre donc la possibilité d'en prendre une connaissance adéquate, ce qui exclut de faire référence à des textes sacrés. C'est d'ailleurs dans cette recherche même que la liberté peut s'acquérir. 

Il n'y a pas pas loin d'un déisme ou d'un panthéisme qui se répandent à son époque à partir de versions édulcorées de ses écrits. SPINOZA s'en défend dans ses écrits, mais dans un climat intellectuel plein de menaces de mort, comment distinguer ce qui relève de la protection contre les menées de l'Église et de l'État de la pensée intellectuelle elle-même. Toute une littérature clandestine, d'ailleurs, se prévaut de ses écrits pour avancer des conceptions de la liberté, de Dieu et de la société, en avançant qu'elle sait lire entre les lignes... (Charles RAMOND)

 

L'État

  La réflexion de SPINOZA sur l'Etat passe par le rôle central que joue le terme imperium dans la philosophie politique de SPINOZA, entre deux formules célèbres. Dans la première, il s'oppose à ceux qui considèrent l'homme  "comme un empire dans un empire", comme si l'homme perturberait l'ordre de la nature au lieu de lui obéir. La seconde formule est la définition de la démocratie, dans les dernières pages écrites par SPINOZA, comme imperium absolutum, c'est-à-dire "régime absolu", "pouvoir absolu", ou "État absolu". (Traité politique). La traduction de imperium par État ne convient pas exactement à ces deux formules. Le fait que ses écrits sont pour la plupart inachevés et circulent plus ou moins sous la menace rend parfois difficile la lecture, même si beaucoup de ses contemporains dans une certaine mesure "ne s'y trompent pas". 

Le terme imperium signifie État lorsque l'auteur l'emploie pour désigner une certaine réalité physique (Traité politique). Il discute alors de l'administration de l'État, des charges de l'État ou de la force de l'État. D'autres emplois sont ambigus, car on pourrait y comprendre d'autres réalités : l'imperium doit être indivisible (Éthique) ou constitue le "fardeau de l'Etat". Faut-il entendre, par l'analyse de l'imperium monarchicum, aristocraticum ou democraticum, une analyse de "l'État monarchique, aristocratique, démocratique" ou du pouvoir "monarchique, etc, ou encore du "régime" monarchique, etc. Le terme "régime" semblerait plus exact que les autres, dans la mesure où SPINOZA fait plutôt une théorie a priori des différentes formes possibles du gouvernement, qu'une description a posteriori des "États" effectivement constitués. Le Traité politique se plaçant au niveau des fondements et des principes de la politique, lorsque SPINOZA pose la question de l'optimum imperium, on y entend la question classique, non pas du "meilleur État", mais du "meilleur régime". Il existe enfin plus d'expressions dans lesquelles imperium ne serait pas correctement traduit par "Etat", dans les questions d'ordre militaire par exemple, au sens de l'Empire Romain. 

L'imperium que l'on recherche ici est défini comme "droit que définit la puissance de la multitude". Le droit de cet imperium n'est rien d'autre que le droit de nature lui-même, déterminé par la puissance non de chacun, mais de la multitude lorsqu'elle est conduite  comme par une seule âme ; autrement dit, de tout comme chacun à l'état naturel, le corps politique entier, avec son âme, a autant de droit qu'il vaut par la puissance (Éthique). De ce point de vue, la démocratie comme imperium absolutum est clairement, à ses yeux, l'horizon de la politique : c'est le "régime absolu", qui indique l'idéal de tout régime politique, le point de la puissance des plus grands : c'est le régime idéal, dans lequel les forces de tous, sans exception, composeraient la puissance publique. De ce point de vue, les différentes formes de la démocratie sont plus proches du "régime absolu" que les régimes aristocratiques ou monarchiques, où de trop nombreuses puissances individuelles sont laissées à l'écart de la puissance publique. (Charles RAMOND)

 

Machiavel, Hobbes et Spinoza : autour de la démocratie

         MACHIAVEL et HOBBES exercent bien entendu, comme sur l'ensemble des intellectuels de son temps, qui ne soient pas complètement inféodés à l'ordre religieux, une influence déterminant sur SPINOZA. La raison libérée de la passion est la science. La passivité stoïcienne se transforme en fait en une maitrise fondée sur la compréhension de la Substance. Ainsi l'homme entre-t-il également en conflit avec la religion traditionnelle, car la religion elle aussi conseille de se résigner à l'ordre éternel au moyen de l'obéissance à la parole révélée de Dieu. SPINOZA poursuit la réflexion de MACHIAVEL pour libérer la raison de la religion traditionnelle dans la sphère de la politique. Comme HOBBES également, il tente de modifier les prétentions de la religion au moyen d'une réinterprétation radicale de la Sainte Écriture. Mais à la différence de HOBBES, il ne considère pas que l'individu soit mû par un besoin primitif de se conserver plus important que la société, la philosophie ou la religion. L'ordre naturel est antérieur à l'individu, et du coup, les individus expriment du point de vue humain, l'articulation de l'ordre éternel en une hiérarchie de parties et de touts. Les individus font partie de cette nature et ne peuvent renier leur propre nature. Et comme les individus sont différents les uns des autres (naturellement), le meilleur régime politique est celui qui permet l'expression de ces différences. SPINOZA est par conséquent un défenseur de la démocratie, dans laquelle, pour l'amour de la philosophie (qui prend garde aux intérêts de tous), il faut que la liberté de parole soit permise afin de refléter et de satisfaire les différences naturelles entre les hommes. Loin de la conception qui est que les hommes sont en définitive égaux par nature et mènent en conséquence une guerre de tous contre tous, guerre qui exige, pour éviter la destruction, la soumission de tous à l'autorité unique, il considère au contraire que ces différences, expression de la nature, ne doivent pas être contrariées par des institutions privatives de liberté. Le caractère irréductible de ces différences naturelles entre les hommes doit être préservé afin de satisfaire les besoins de tous. Ce caractère irréductible nécessitera toujours une diversité de genres et de fonctions entre les hommes dans la société, et par conséquent une diversité d'opinions, qui ne peut être anéantie dans l'unité du pouvoir gouvernant, sinon au prix de l'anéantissement de l'ordre social lui-même. C'est bien une démocratie "conservatrice" de cet ordre naturel que SPINOZA défend. Contre les entreprises de multiples groupes politiques et religieux qui veulent imposer un ordre social fondé sur l'ignorance de la véritable nature des choses, de la Substance...

Le régime démocratique ou la synthèse de types humains, qui reste fidèle dans sa structure à la différence de ces types, imite l'état de nature. Mais une imitation n'est pas une identité. On peut dire que le régime démocratique rationalise l'état de nature, ou accomplit ce qui est implicite dans l'état de nature. la diversité des types dans l'état de nature contient une inégalité rationnelle implicite qui est différente de l'inégalité animale ou physique. 

Mais la liberté n'est possible que sous la condition de la philosophie, de la connaissance de la réalité. Or, l'état des populations de son temps ne permet pas, ni que cette connaissance lui soit brutalement acquise, ni qu'elle veuille même cette connaissance. Seul le philosophe est libre et l'objectif serait que tous deviennent philosophes, ce qui renverse la position platonicienne de gouvernement par un philosophe-roi. C'est à cause des diverses fins secondaires du Traité théologico-politique qui est de libérer la philosophie du contrôle religieux ou populaire, c'est ce qui fait de ce traité un ouvrage révolutionnaire. SPINOZA souhaite provoquer des changements pratiques sans faire éclater l'ordre social. Sa révolution vise à être un substitut non-sanglant (car les préoccupations de son époque sont marquées par des guerres continuelles de toutes sortes) des fureurs sanglantes causées par le triomphe de la superstition sur la religion. Afin de faire qu'une nation change de moeurs, il faut lui présenter les instructions qui lui soient intelligibles. Il accepte la distinction traditionnelle entre la minorité de philosophes et la majorité écrasante de la multitude non-philosophique. Le problème lié au fait de parler en présence du vulgaire, sans parler des philosophes en puissance qui sont encore sous des influences vulgaires, conduit SPINOZA à beaucoup de précautions au milieu de son audace. Mais sa prudence fut assez inefficace, les autorité religieuses de l'époque poursuivant méticuleusement toutes les hérésies, mais à long terme, elle semble avoir été porteuse, comme en témoigne, selon STRAUSS et CROPSEY, les changements dans les interprétations de SPINOZA au cours des 150 dernières années. 

Conformément à la primauté de l'intérêt personnel, SPINOZA formule ses préférences pour la démocratie. L'État existe pour l'individu, mais c'est pour l'individu qu'il subordonne l'individualité à la puissance commune. Dans son chapitre sur l'aristocratie dans le Traité politique, SPINOZA dit qu'il est juste de traiter tous les citoyens comme des égaux, parce que la puissance de chacun, comparé à l'État tout entier, est négligeable. La même conception de l'égalité peut s'appliquer à la démocratie. Chaque individu abandonne à l'État toute sa puissance, de sorte que la démocratie est "un rassemblement d'hommes qui a collectivement le droit le plus élevé sur toutes choses auxquelles sa puissance peut prétendre". Et ce droit s'exerce autant en politique qu'en religion. (STRAUSS et CROPSEY)

 

A propos de la religion

       Spinoza n'a pas l'intention d'abolir la religion, mais il insiste presque toujours sur le fait que la superstition la domine trop souvent, ce qui entraine de fait, les religions de son temps lui semblant minées par les superstitions, la nécessité de la transformer de fond en comble. il ne l'écrit pas comme cela car ses oeuvres seraient détruites avant qu'elles n'aient le temps de prendre le chemin de l'imprimerie ou même de la copie manuscrite. La vulgarisation de ses idées, le spinozisme clandestin s'en charge largement. Ni panthéisme, ni purement matérialiste, il ouvre toutefois la voie, tendanciellement, et cela n'a pas échappé aux autorités ecclésiastiques, au panthéisme et au matérialisme. Les conséquence pratiques dépassent d'ailleurs toute ses considérations fondamentales sur la Substance. Sa pensée elle-même est suffisamment plastique pour entrainer d'autres réflexions plus radicales. Les options sur la liberté et la démocratie peuvent être adaptées à des fondements qui se s'orientent pas sur la sauvegarde de l'ordre éternel mais à l'inverse sur des notions de progrès universels.

 

le spinozisme dans tous ses états...

Nous pouvons le voir à travers ces changements d'interprétation qu'évoquent STRAUSS et CROPSEY sans pour autant les décrire. Les spinozismes ne vont pas cesser de fleurir en de multiples rebondissements sur les thèmes du désir, de la liberté et de la démocratie.

     C'est ce que fait par exemple Robert MISRAHI. "Le destin, écrit-il, du spinozisme est l'un des plus étranges qui soient. Parce que cette philosophie a été reconnue depuis le XIXe siècle comme étant l'une des plus grandes, parce qu'il est avéré qu'elle a marqué profondément la Naturphilosophie chez Schelling, la philosophie du vouloir-vivre chez Schopenhauer, l'idéalisme panthéistes de Schelling à Hegel, et même la nouvelle éthique de Nietzsche : parce que, en outre, les études spinozistes furent très fécondes en France depuis le début du XXe siècle sous la plume de divers spiritualistes, on a peine à imaginer ce que fut le sort du spinozisme au XVIIe et au XVIIIe siècle. Tout s'est passé comme si la plupart des philosophes de ce temps s'étaient rencontré pour haïr Spinoza en le nommant ou pour l'utiliser sans le nommer. On ne sait d'ailleurs de quoi l'on doit s'étonner le plus : de l'universalité de la haine qui le vise au XVIIe siècle ou de l'universalité de l'utilisation silencieuse que l'on fait de son oeuvre au XVIIIe siècle?

De son vivant, la situation n'était pas meilleure, puisque ses seuls disciples furent quelques rares amis plus soucieux de fonder leur libéralisme protestant que de comprendre et de répandre pour elle-même sa doctrine. Par ailleurs, les juifs l'excommuniaient et les catholiques, par Malebranche, jetaient sur lui l'anathème, tandis que l'orthodoxie protestante, par Leibniz, souhaitait pour lui la prison et pour ses oeuvres l'autodafé. Comme il eut en outre à essuyer une tentative d'assassinat, Spinoza est, avec Socrate et Giordano Bruno, l'un des rares philosophes pour lesquels la mort effective était le prix à payer pour l'exercice de la pensée libre. 
Mais en quoi consistait donc, d'une façon spécifique, le danger proprement spinoziste?

Le danger représenté par le spinozisme apparait dans sa spécificité dès les premiers contacts de cette doctrine avec la pensée française. Avant 1670, date de la publication anonyme du Tractatus theologico-politicus, le libertinage érudit est déjà sensible au prestige naissant du spinozisme et marque ainsi la vraie nature du danger : il s'agit de l'athéisme. (...). ... seuls semblent concernés des cercles restreints de catholiques monarchistes en France et de calvinistes en Hollande, ainsi que des théologiens cartésiens des Province-Unies. C'est à autre chose encore que Spinoza doit son immédiate et sombre célébrité : à l'hypothétique entrevue d'Etrecht avec le prince de Condé en 1673. Par la politique, la guerre et l'accusation de trahison, Spinoza sortira de l'ombre, mais avec une auréole sinistre. Quant au contenu doctrinal de son oeuvre, il est important de reconnaitre que les Français ont découvert et reconnu Spinoza avant les Allemands, et que ce furent d'abord les libertins (comme Déhénaut, Saint-Evremond, Stouppe, en un certain sens, et Condé) et ensuite les protestants du Refuge (les Pays-Bas) comme Saint-Gobain, qui donna la première traduction du Tractatus theologico-politicus en 1678 ou Bayle qui, dans les Pensées diverses sur la Comète (1682), écrira un chapitre célèbre sur la "vertu des athées".

L'introduction du spinozisme en France correspond donc historiquement à la lutte contre la dogmatique chrétienne, et son histoire devient rapidement l'histoire de la réaction chrétienne contre Spinoza."

   Au XVIIe siècle, la lutte anti-spinoziste débute avec la rédaction des Réfutations (la première par le maitre de Lebniz, Thomasius). Elle est d'abord le fait d'auteurs de second plan, quoique possédant une grande influence dans les milieux religieux, que ce soit en France, en Allemagne ou aux Pays-Bas. Il semble bien que lorsque réagissent les "grands" penseurs, le spinozisme se soit déjà bien répandu (la littérature clandestine touche alors bien plus de personnes que la littérature académique officielle!). Et ils réagissent avec un mélange de violence et de mauvaise foi. Ils empruntent des éléments fondamentaux de réflexions et, sans doute aussi pour se conformer à des interdits officiels, les condamnent. Ainsi LEIBNIZ fait figure de grand introducteur de la pensée de SPINOZA en France (à côté de Franz Van den ENDEN, de Christiaan HUYGENS ou de TSCHIMHAUS). il rencontre, se fait communiquer des écrits, en traduit, sous prétexte d'écrire de "bonnes" Réfutations (contribuant par là à la libération de la pensée condamnée par ses maîtres religieux...) et réclame qu'on les brûle... Comme dans le monde intellectuel aujourd'hui, LEIBNIZ dresse SPINOZA contre DESCARTES... La conception du Dieu de LEIBNIZ a finalement de grandes ressemblances avec celui de SPINOZA...

Même dynamique chez MALEBRANCHE, qui ne voit dans le spinozisme qu'une ontologie. S'il manifeste pleinement son hostilité, son disciple Dortous de MAIRAN... se convertit au spinozisme à partir des écrits de son maitre... En fait, MALEBRANCHE est un auteur hétérodoxe et cette hétérodoxie provient en ligne directe de SPINOZA. La querelle intellectuelle finit par tourner autour des oeuvres de SPINOZA! Ainsi le "combattent"  MALEBRANCHE, BOSSUET et FÉNELON. Son nom revient à tant de reprises dans les oeuvres publiées comme dans les correspondances que l'on peut penser, comme le faut Robert MISRAHI, "qu'à l'origine de l'effondrement de la métaphysique chrétienne du XVIIe siècle et de la ruine de ses certitudes et de ses illusions, il faille placer Spinoza. Mais, source et origine et expression de la grande crise en Europe, ce dernier est aussi la source du grand éveil de la conscience au XVIIIe siècle. On ne reconnaitra pas plus, cependant, son rôle constructeur que son rôle critique, et l'espèce de mauvais destin qui poursuit cette oeuvre se manifestera pendant bien longtemps encore."

   Au XVIIIe siècle, plusieurs auteurs diffusent ce spinozisme :

- BAYLE, le prestigieux et rigide protestant orthodoxe, polémique sur la "doctrine" spinoziste de Dieu, mais assume en définitive le message spinoziste de tolérance, de liberté d'expression, de défense de l'individu au sein d'un Etat solide qui est aussi le garant des libertés individuelles et de l'indépendance à l'égard des puissances religieuses.

- BOULAINVILLIERS réfute SPINOZA avec l'esprit spinoziste... notamment dans un Abrégé d'histoire universelle inspiré du Tractatus et donne une première traduction de l'Éthique... Il poursuit en quelque sorte l'entreprise de diffusion de ses idées de SPINOZA, conjointement avec Giordano BRUNO et CAMPANELLA.

- Surtout côté de la littérature clandestine, l'abbé MESLIER contribue à la diffusion du spinozisme dans son Testament ou dans ses annotations à son exemplaire du Traité de l'existence de Dieu de FÉNELON, et le père TOURMINE combat l'ouvrage de l'évêque de Cambrai dans ses "Réflexions sur l'athéisme".

- Des religieux originaux relaient beaucoup, notamment via les Pays-Bas, le bénédictin dom DESCHAMPS.

- DIDEROT, au matérialisme vitaliste, s'inspire directement de SPINOZA. Celui-ci, notamment dans l'Encyclopédie... de DIDEROT et d'ALEMBERT, parle de création d'un néo-spinozisme, même si l'article Spinoza de cette Encyclopédie soit plutôt critique.

- Le déterminisme de MONTESQUIEU, le matérialisme d'HOLBACH (surtout dans l'Homme-Machine), tirent de plus en plus les leçons les plus radicales des oeuvres de SPINOZA. Avec d'HOLBACH, s'affirme et s'affiche d'ailleurs officiellement l'athéisme, pour la première fois depuis SPINOZA. Pour Robert MISRAHI, "le baron d'Holbach marque un tournant dans l'histoire du spinozisme."

- VOLTAIRE est travaillé par l'oeuvre de Spinoza, mais reste antisémite et déiste.

- ROUSSEAU  ne peut être compris sans SPINOZA, même si la plupart des historiens nient une quelconque filiation. Les idées du Contrat social ressemblent, jusqu'à leur formulation, à celles du Traité politique ou du Traité théologico-politique : négation du droit naturel, aliénation des droits privés, suprématie de la volonté collective, défense de la liberté individuelle et de ce qu'il y a en elle d'inaliénable, infaillibilité du souverain, défini comme le corps social et législatif tout entier, défense de la liberté du citoyen et de l'autorité de l'État...

- Le rôle des oeuvres de SPINOZA dans la formation de la pensée révolutionnaire, se reflète dans les écrits de Sylvain MARÉCHAL, du marquis de MIRABEAU, de SIEYÈS (notamment par ses discours à la Convention et son Projet pour servir à la Constitution de l'an VIII).

    La pensée de SPINOZA, surtout en ce qui concerne les notions de désir, de liberté et de démocratie, influence aussi les philosophies allemandes et anglaises, notamment sous la forme d'un panthéisme et matérialisme en Angleterre et d'un idéalisme en Allemagne.

- Le philosophe irlandais John TOLAND évoque explicitement dans ses oeuvres le nom et la méthode et la doctrine de SPINOZA, notamment dans son oeuvre principale, le Panthiesticon de 1720 (sous le pseudonyme Janus Junius Eoganesius). Les philosophes COLLINS et WOOLSTON de même.

- En Allemagne, la tradition s'est vite établie, dans toutes les universités, de faire commencer les études philosophiques par des travaux et des dissertations antispinozistes, et c'est sans doute en partie par ces travaux que de nombreux étudiants connaissent ces oeuvres et... s'en inspirent après les avoir critiquées officiellement (notamment pour les diplômes...). C'est par le spinozisme que la philosophie allemande va être en mesure de dépasser à la fois le dogmatisme luthérien et la sécheresse kantienne.  Dans une Europe des Lumières où la circulation des personnes et des oeuvres est une des caractéristiques clés, les oeuvres de Spinoza sont bien connues : JACOBI, HEMSTHUYS, LESSING, HERDER, MENDELSOOHN, GOETHE discutent de SPINOZA.

L'enjeu de nombreuses discussions à propos de ses oeuvres est surtout le christianisme. La raison conduit forcément au spinozisme et HEGEL écrit qu'un authentique philosophe commence toujours pas être spinoziste... La pensée de SPINOZA est grandement à la source de l'idéalisme rationaliste et ontologique de HEGEL et de la réaction existentialiste de KIERKEGARD. Que ce soit pour la continuer ou la démonter, le spinozisme semble bien incontournable, et d'une certaine manière influence profondément l'esprit de l'ensemble des philosophies européennes. 

 

Robert MISRAHI, Spinoza et spinozisme, dans Encyclopedia Universalis, 2004. Gianni PAGANINI, Les philosophies clandestines à l'âge classique, PUF, 2005. Léo STRAUSS et Joseph CROPSEY, Histoire de la philosophie politique, PUF, 1999. Charles RAMOND, Spinoza, dans le Vocabulaire des Philosophes, Philosophie classique et moderne (XVII-XVIIIe siècle), Ellipses, 2002.

 

PHILIUS

 

Écrit en complément de l'article SPINOZA. 

Révisé le 17 mai 2016. Relu le 9 novembre 2021

 

 

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