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7 janvier 2012 6 07 /01 /janvier /2012 10:15

             Une grande partie de la réflexion sur les pratiques de santé et plus largement sur tout ce qui tourne autour du corps se trouve encore éclatée entre des approches sociologiques et anthropologiques qui ne se rejoignent pas toujours.

 

La question du corps dans la société

       Didier FASSIN, anthropologue, sociologue et médecin, directeur d'études en Anthropologie politique et morale à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris, tente avec d'autres d'aborder la question du corps dans la société, en faisant appel à la fois à des connaissances issues de l'étude des sociétés dites traditionnelles et à des réflexions issues de la sociologie médicale, discipline encore jeune. 

Il tente (Maladie et Médecine, 1990) une approche "à propos des sociétés du Tiers Monde (qui intègre) au savoir anthropologique des concepts et des approches sociologiques, notamment dans l'intérêt porté aux institutions modernes de soins (et non préférentiellement aux thérapeutiques traditionnelles), aux processus sociaux producteurs de différences et d'inégalités devant la santé au sein des groupes (et pas seulement aux référents et comportements communs à tous les membres)". Après avoir relevé que le mot français maladie peut être traduit en trois sens différents en anglais, illness, disease et sickness, différenciant par là ce qu'exprime le malade, ce que révèle l'analyse médicale et ce que désigne l'ensemble de la société, Didier FASSIN met l'accent dans plusieurs cultures sur les différents niveaux de réalité, réalité biologique de la maladie, réalité de celui qui en ait atteint, réalité de la réaction de l'ensemble de la société, dans toutes les pathologies.

"Une conséquence pratique (...) est que le malade ne fera pas nécessairement appel au médecin ou au dispensaire lorsqu'il présentera des troubles qu'il attribuera à la catégorie du magico-religieux - ou plus exactement qu'il reliera à des interprétations sociales. Ces remarques ne doivent pourtant pas verser dans un culturalisme simpliste qui consiste à voir le surnaturel partout dans les sociétés africaines et à croire que la souffrance ou la dégradation d'un corps n'y sont pas ressentis comme telles : bien des catégories diffèrent de celle du médecin, les gens, où qu'ils soient, savent ce que signifie "être malade" C'est en abordant les problèmes de classement des maladies que s'éclaire les différentes modalités de distinction entre le normal et le pathologique.

La médecine moderne dispose d'un appareil nosologique de plus en plus sophistiqué, les classements des maladies, somatiques ou mentales reposant sur un complexe système de repérage. Les médecins traditionnelles se réfèrent également à des classements qui possèdent leur propre cohérence. Chaque culture a sa façon de classer les maladies, "et à l'intérieur d'une société donnée, on trouve encore des différences entre catégories sociales, entre familles, entre guérisseurs.

Ce qu'il est important de considérer, c'est que la diversité des termes, le choix de critères spécifiques pour reconnaître chaque affection, le recours à des registres multiples de dénomination rendent tout système strict d'équivalence linguistique souvent plus satisfaisant pour l'ethnologue et son lecteur que pour les gens qui s'en servent en tant que thérapeutes ou en tant que malades. Il ne faut pas oublier que ces systèmes classificatoires servent avant tout à reconnaître des maladies dans le double but de les comprendre et de les soigner."

Les études d'E. E. EVANS-PRITCHARD montrent bien les détours de raisonnement qui opèrent des va-et-vient entre les symptômes physiques, le ressenti du malade et les explications mystiques, religieuses, sociales de leur apparition et de leur développement. Nicole SINDZINDRE et Andréàs ZEMPLINI proposent (1981) un modèle d'interprétation étiologique : ils distinguent la cause (comment la maladie est survenue), appelée aussi cause instrumentale, l'agent (qui, quoi en est responsable), parfois désignée comme cause ultime, l'origine (pourquoi elle se produit). Cette distinction n'est pas toujours évidente sur le terrain, et si la société possède des explications de maladies récurrentes de manière générale, que souvent elle lie un événement social à un événement-maladie, les interprétations et les actions à entreprendre sont dictées par des individus choisis pour leur compétence-prestige social, non exempts d'implication dans les différents conflits en cours.

Ce qui ressort des multiples études les plus récentes, c'est qu'au-delà de leur intérêt ethnologique, les croyances "sont importantes à prendre en compte comme réalité sociale dans des actions de développement ou de santé (...) d'une manière générale, la prégnance (de) modèles interprétatifs incite à la prudence dans des interventions d'ordre médical, social, juridique ou politique qui peuvent toujours mettre en jeu, à l'insu des développeurs, des forces auxquelles seront ensuite imputés les échecs des actions entreprises."

 

Sur les pratiques médicales...

    Dans une approche globale des pratiques médicales, "la médecine ne se définit pas comme une profession ou un champ, mais plutôt comme un secteur d'activité en continuité avec le magique, le religieux, le politique : d'ailleurs, être malade n'est pas seulement une affaire de thérapeutes, c'est une question sociale qui peut faire intervenir des histoires de lignages et d'alliances, de propriétés foncières ou de conflits familiaux, etc."

Les anthropologues cherchent à dresser des typologies des médecines en fonction notamment des savoirs auxquels elles se réfèrent. W. H. R. RIVERS (1924), E. H. ACKERNECHT (1971), Jack GOODY (1977)... proposent tour à tour différentes classifications, souvent suivant les zones qu'ils étudient de manière préférentielle. "Sans choisir parmi ces classifications dont aucune n'est à la fois réellement universelle et dénuée de tout ethnocentrisme, on peut proposer quelques remarques d'ordre général.

La première est que ces modèles sont tous réducteurs en ce qu'ils considèrent implicitement comme acquis le fait qu'il existe dans toute société un domaine d'activité correspondant à la santé : où classer à l'intérieur de ces typologies l'officiant rituel, le prophète guérisseur, le marabout mouride, qui tous interviennent dans le cours des maladies (ou du moins de certains), mais dont l'essentiel de l'activité est d'ordre religieux?

La seconde est que ces taxinomies sont statiques et ne prennent pas en compte l'évolution des pratiques les unes par rapport aux autres, surtout dans le contexte actuel des changements sociaux rapides : comment parler du guérisseur qui cherche à donner des gages de modernité en utilisant un tensiomètre et de l'infirmier en quête d'authenticité qui cache des plantes dans l'arrière-cour de son dispensaire? S'il est légitime de vouloir comprendre des savoirs différents, il faut se garder de ces modélisations et de ces abstractions qui finissent pas dessécher et figer les réalités. Plutôt donc qu'une approche descriptive, on peut tenter d'aborder les médecines de manière plus analytique, en examinant les problèmes concrets qui se posent à elles aujourd'hui."

     Les questions posées au sujet des médecines traditionnelles se ramènent à leur efficacité. "L'explication fait appel à plusieurs types de raisons.

En premier lieu, les difficultés enregistrées par les systèmes de sois modernes pour atteindre les populations rurales et suburbaines défavorisées, y compris dans le cadre des stratégies de santé primaires, ont conduit les responsables internationaux en matière de développement sanitaire à chercher des réponses alternatives au problème de l'accès de tous aux soins, avec les thérapeutes et les matrones traditionnels.

En second lieu, les mouvements de revendication des identités nationales et d'une culture africaine dans le contexte de la décolonisation ont trouvé une application concrète avec la revalorisation de savoirs ancestraux considérés comme menacés par les avancées de la modernité.

En dernier lieu, les phénomènes d'attirance exercée sur des médecins et des scientifiques occidentaux, comme d'ailleurs sur certains ethnologues, par le naturalisme et la philosophie des théories africaines de la maladie ont joué un rôle dans la multiplication des travaux et des écrits qui leur sont consacrés. C'est donc un ensemble de raisons à la fois pragmatiques et idéologiques qui conduisent à cet intérêt pour les médecines traditionnelles." L'analyse sociologique de tels phénomènes a permis "de révéler que la question de l'efficacité initialement posée avait été transformée par l'Organisation Mondiale de la Santé et les États africains en un problème de légitimité (reconnaître légalement l'existence des médecines traditionnelles), avec les dangers qu'un tel glissement comporte (...) mise à l'écart de toute dimension sociale, prise de contrôle politique et valorisation des moins reconnus des thérapeutes."

     Les questions posées à la médecine moderne - celle mise en oeuvre dans des dispensaires, des hôpitaux, des programmes de vaccination et de lutte contre les grandes endémies méritent plus d'attention que accordée de la part des anthropologues et des sociologues. "Animateurs de développement et responsables de santé sont en effet confrontés à une question fondamentale : la persistance - et dans certains cas l'aggravation - des inégalités devant l'accès aux soins et la qualité des prestations. Certes les inégalités face à la santé (telles qu'elles s'expriment dans les statistiques de moralité) font appel à d'autres phénomènes explicatifs tels que les conditions économiques ou l'environnement physique" (Jacques VALLIN et Alan LOPEZ, 1985). "Parler d'inégalités (...) c'est opérer un changement de registre, c'est en quelque sorte passer du sociologique au politique. En effet, ce que l'analyse scientifique met en évidence, ce sont des différences - dans l'accès aux soins ou la qualité des prestations - comme elle fait pour d'autres objets - les pratiques vestimentaires ou les règles d'alliance - ; mais alors que dans le second cas, on ne prend pas parti pour le pagne, le boubou ou le costume (...) dans le premier en revanche, on porte un jugement de valeur - pouvoir être soigné dans de bonnes conditions est préférable au contraire - et on passe de la description des disparités à la révélation des inégalités."

 

Ne pas oublier l'intrication des aspects biologiques et des aspects sociaux....

      Jacques DUFRESNE, philosophe et fondateur de la revue Critère et de l'Encyclopédie l'Agora, estime que "lorsqu'on borde le phénomène de la santé et de la médecine par le biais de l'ethnomédecine, en empruntant donc le chemin de la culture, on s'attend à s'éloigner du biologique pour entrer dans la sphère du symbolique, mais cette attente, hélas! est souvent trompée.

Loin de constituer un monde autonome, la sphère de la culture apparaît comme une annexe de celle du biologique." Prenant des écrits parfois ancien, comme l'un présenté dans le cadre du premier colloque national d'anthropologie médicale en France en 1983, il montre que "le bon sens (développé) est toujours suspect dans la mesure où il accrédite l'idée que le culturel et le symbolique n'ont pas d'efficacité propre, négative ou positive, qu'ils ne peuvent agir qu'en modifiant le parcours d'un agent pathogène." Pourtant, l'internationalisation des maladies, provoquée par le progrès et le développement, a des conséquences culturelles et sociales d'une "extrême gravité". "L'internationalisation des maladies infectieuses aura sans doute contribué plus que bien d'autres facteurs à déstabiliser les médecines traditionnelles et, par là, à ébranler des sociétés entières. Le prestige de la médecine occidentale se trouvait ainsi renforcé, elle seule disposant des méthodes requises pour lutter contre les nouveaux fléaux. On comprend pourquoi cette médecine est de plus en plus fréquemment appelée internationale."

Cette internationalisation des maladies a été favorisé d'ailleurs par l'internationalisation préalable des modes de vie, de l'alimentation notamment. Ces considérations ne nous amène pas vraiment à l'efficacité propre du symbole, tout comme l'étude de Daniel R. MOERMAN (Anthropology of symbolic healing, dans Current Anthropology, Mars 1979) : "On constate (...) que pour Moerman, non seulement le culturel n'a pas cessé d'être le filtre des agents pathogènes, mais qu'il est assimilé, réduit au biologique. Qu'est-ce que les symboles ou ces métaphores agissant sur l'hypothalamus sinon des ensembles complexes, qu'on a simplifiés à l'extrême, en commençant par les dépouiller de leur signification, pour les réduire à un stimulus?" Les géographes également semblent être fascinés par le biologique (comme Hélène LABERGE-DUFRESNE, dans son article La vallée des immortels, Critère, n°13, 1978). Pourtant d'autres auteurs, comme Gilbert DURAND, Henri F ELLENBERGER ou Claude LÉVI-STRAUSS indiquent bien l'inbrication profonde du culturel dans le biologique. Jacques DUFRESNE reprend Anthropologie structurale (1958) de ce dernier auteur pour soutenir l'idée de cette imbrication. "Il serait intéressant de faire le rapprochement entre les travaux sur l'alexithymie, qui consiste à ne pas pouvoir faire correspondre des mots à des émotions et (l') interprétation de Lévi-Strauss (sur la cure shamanique et la psychanalyse). C'est dit ce dernier, le passage à l'expression verbale qui provoque le déblocage du processus physiologique. Or, dans le cas de l'alexithymique, c'est précisément ce passage qui ne s'opère pas. Le rapprochement avec la thèse de Moerman sur le traitement général est aussi instructif. Moerman n'aurait sans doute pas considéré le chant du shaman cuna comme un ensemble porteur et donner de sens, et de paroles, mais comme un microbe métaphorique agissant sur l'hypothalamus comme n'importe quel autre microbe agit sur un organe quelconque. Telle est l'ultime différence entre le symbole et le microbe. le symbole émeut, enchante, signifie et il est pas là nourriture et remède. Le microbe agit à la manière d'un levier. Et si on appauvrit la culture en en faisant un filtre pour microbes, on l'appauvrit encore davantage en en faisant un ensemble de pseudo-métaphores, n'ayant conservé aucune des propriétés du symbole vivant."

 

    Marc-Adélard TREMBLA, professeur émérite de l'Université de Laval au Québec, utilise en 1983 un modèle théorique qui se réfère tout autant aux fondements biologique, psychologique et culturel de la personnalité qu'à l'insertion de l'individu dans un réseau de groupes sociaux et à son appartenance à une culture particulière pour décrire la santé comme phénomène global.

"La globalité en tant que perspective principale influence à la fois la conception de la santé, la compréhension des systèmes de dispensation des soins ainsi que la saisie de l'individu agissant-dans-sa-culture. Afin d'interpréter le processus étiologique de la maladie, afin d'apprécier la fonctionnalité des techniques thérapeutiques, afin de juger des voies nouvelles de la guérison, de la resocialisation et de la réinsertion sociale, afin d'évaluer les stratégies sociales de la prévention, les éclairages multidisciplinaires de l'approche holistique nous apparaissent essentiels. Selon cette visée, l'anthropologie, une des sciences humaines dont les traditions portent à la fois sur le biologique, le psychologique et le culturel dans des voies comparatives, peut apporter une contribution d'importance."

Cette perspective est évidemment très éloignée d'un certain individualisme méthodologique qui honnit toute perspective d'ensemble... Face à un certain éclatement des études de sociologie et d'anthropologie médicales ou de santé (qui ne se rencontrent guère), il propose des plans de développement, même fragmentés et orientés par rapport aux objectifs poursuivis :

- Élaborer une problématique propre à une anthropologie de la santé;

- A l'aide de quelques étude empiriques sur la santé, montrer comment la perspective théorique développée permet d'en dégager de nouvelles compréhensions ;

- A l'aide de phénomènes et d'expériences pris dans l'univers de la santé, mettre en évidence l'importance relative des facteurs socio-culturels ;

- Préparer la voie à de véritables travaux interdisciplinaires tant dans la recherche empirique que dans l'action professionnelle et l'intervention sociale ;

- Susciter un  effet d'entraînement dans le milieu québécois de la santé afin que les professionnels de la santé soient capables de comprendre et d'accepter ainsi que d'utiliser l'acquis des sciences humaines.

  Nous pouvons constater depuis, qu'au moins dans la sphère francophone, de nombreux ponts se sont créés entre sociologie et anthropologie pour réfléchir à des problèmes concrets. Le développement rapide des sciences de la vie et de la biologie influe sur les conceptions actuelles de la maladie et de la santé. Des ouvrages tels que ceux coordonnés par Joëlle VAILLY, Janina KEHR et Jörg NIEWÖHNER, entre équipes françaises et allemandes, en témoignent.

Que ce soit côté Figures du politique ou côté Régimes de pratiques, des chercheurs s'attachent à comprendre les effets des politiques publiques et des initiatives privées ainsi que leurs motivations concernant le sida, les dons d'organe, les recherches sur les embryons, sur les développements scientifiques et économiques liés à la procréation, l'utilisation des tests ADN, le dépistage des maladies génétiques, les fins de vie, notamment en milieu hospitalier, l'éducation médicale, à propos de la prévention des maladies cardio-vasculaires, les relations sociales dans la recherche épidémiologique...

 

Sous la direction de Joëlle VAILLY, Janina KEHR et de Jörj NIEWÖHMER, De la vie biologique à la vie sociale, Approches sociologiques et anthropologiques, La Découverte, collection Recherches, 2011. Marc-Adélard TREMBLAY, La santé en tant que phénomène global, dans Conceptions contemporaines de la santé mentale Montréal, Decarie Editeur, 1983. Jacques DUFRESNE, Aspects culturels de la santé et de la maladie, dans Traité d'anthropologie médicale, Quebec, Les Presses de l'Université du Québec, Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC) et Presses Universitaires de Lyon, 1985. Didier FASSIN, Maladie et médecine, dans Sociétés, développement et santé, Les Editions Ellipses, 1990.

Les trois derniers ouvrages sont disponibles notamment sur le portail Internet UQAC.CA (Les classiques en sciences sociales).

 

SOCIUS

 

Relu le 2 octobre 2020

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commentaires

J
j'aime bcps cette formation
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