Thérèse DELPECH, introduisant par là une expression peu usitée dans le petit monde des stratégistes de la défense nucléaire, constate que "du temps de la confrontation avec l'Union soviétique, l'intérêt de l'autodissuasion provenait en partie d'un manque de crédibilité des menaces de représailles américaines dès lors qu'elles feraient encourir des risques à la survie des États-unis. Toutefois, ce risque était bien réel, des deux côtés ; il s'ensuivit donc une situation au cours de laquelle les deux adversaires reconnurent qu'une guerre nucléaire constituerait le pire scénario catastrophe en cas de confrontation. L'autodissuasion dans les deux camps est très proche d'une dissuasion bilatérale réussie. Chacune des parties fait preuve de prudence, de maturité et de responsabilité, afin d'éviter toute escalade de la crise risquant de déboucher sur un échange nucléaire."
L'auteur de l'étude soutenue par la Rand Corporation fait bien évidemment référence à la période de la détention, qui, suivant la périodisation d'André FONTAINE, démarre quelques temps après la grande crise de Cuba de 1962 et constitue l'état d'équilibre des relations internationales des années 1970 et même 1980, nonobstant la crise des euromissiles. Ladite crise d'ailleurs concerne bien plus la dissuasion élargie que la dissuasion centrale.
"Une version très différente de l'autodissuasion émergea après la fin de la guerre froide. Avec le spectre de plus en plus réel d'adversaires-voyous détenteurs de la bombe atomique, il est apparu de façon de plus en plus évidente que les pays occidentaux seraient les victimes désignées de l'autodissuasion, nonobstant leur supériorité militaire. On s'interroge souvent sur le fait de savoir si la coalition aurait mené l'opération Tempête du désert (1991) ou Iraqi Freedom (2003), dans le cas où Saddam Hussein avait disposé d'une capacité nucléaire? Le plus souvent, la réponse est vraisemblablement non, ce qui signifie que même les arsenaux les plus impressionnants risquant d'être rendus impuissants face à des dictateurs ne disposant que d'une poignée d'armes nucléaires. Si tel est le cas, il s'agit de la plus forte incitation pour les adversaires potentiels à en acquérir. Cela devrait donc nous motiver fortement à combattre l'arrivée de nouvelles puissances nucléaires sur la scène mondiale, en mettant en oeuvre tous les moyens disponibles, diplomatie, sanctions, opérations spéciales et action militaire.
L'un des sens encore plus inquiétants de l'autodissuasion est la réticence, ou le refus, de recourir au nucléaire quel que soit le cas, par crainte des conséquences ou parce que l'aversion de tout recours au nucléaire serait devenue plus forte que la perception de la nécessité d'exercer des représailles en cas d'attaque. Ce serait une position des plus dangereuses. Sans cette menace, le risque de voir l'adversaire, lui, y recourir devient encore plus probable." L'auteure reprend ici les réflexions de Lawrence FREEDMAN (The Evolution of Nuclear Strategy, Palmgrave Macmilla, New York, 2003), actuellement une des références aux Etats-Unis concernant ces questions nucléaires.
"En principe, même les partisans de l'abolition reconnaissent majoritairement la nécessité d'une riposte en cas d'attaque nucléaire contre leur territoire (dissuasion centrale) ou sur le territoire d'un allié (dissuasion élargie). Rares sont ceux qui suggèrent que l'Occident doive renoncer unilatéralement à ses arsenaux quand d'autres conserveraient les leurs ) heureux changement par rapport à l'unilatéralisme qui régnait dans certains milieux occidentaux pendant la guerre froide. On croit que la seule utilisation durable des armes nucléaires, c'est d'empêcher que d'autres les utilisent. Dans les sociétés où les débats intérieurs font partie intégrante de la vie politique, il serait extrêmement difficile de soutenir une autre position. Mais des zones grises subsistent : quid des dommages réels? D'une attribution ambigüe? Des cas où des citoyens servent d'otages à un régime dictatorial? Tout ce qui pourrait être facilement exploité dans le contexte actuel par un adversaire astucieux? L'autodissuasion favorise la prolifération des armes de destruction massive (elle entend sûrement les armes non nucléaires...). Elle peut également se muer en une invitation à s'en servir."
On conçoit que dans une nouvelle configuration, on aurait plus affaire à des super-puissances nucléaires et à des "simples" puissances nucléaires, comme la France, mais à trois catégories d'acteurs ont le jeu deviendrait de plus en plus complexe, parallèlement peut-être à une minoration des effets d'un "petit échange" nucléaire... La confrontation entre des États exerçant une dissuasion centrale, ceux exerçant une dissuasion élargie et d'autres tentant de "dépasser" le cadre de la dissuasion promet d'être "excitante" par des stratégistes en chambre et effrayante pour de nombreux responsables politiques et des populations...
Dans un tout autre registre de réflexion, puisque l'autodissuasion consiste en un équilibre qui fait que le recours aux armes nucléaires n'est plus crédible, laissant libre le choix du recours à d'autres moyens - non nucléaires - de faire la guerre, peut se trouver renouvelée toute une problématique sur l'inutilité et la dangerosité des arsenaux nucléaires, problématique bien présente dans les années précédant la chute de l'Empire soviétique. Soit l'autodissuasion paralyse l'emploi des armes nucléaires, soit la dégradation de cette autodissuasion rend caduque toute stratégie de dissuasion.
Dans un autre temps, celui de l'équilibre et de la "détente", de nombreuses voix s'élevaient, notamment en Europe, contre une dissuasion inutile. Vu l'état des désastres futurs résultant de la mise en oeuvre d'un scénario nucléaire, qui frapperaient surtout le sol européen, la contestation de la stratégie de la dissuasion s'axait en partie sur la perception d'une dissuasion de dissuasion!
Jean-Marie MULLER, entre autres, s'exprimant à partir du seul État européen doté d'un arsenal nucléaire autonome avec une doctrine de dissuasion du faible au fort, mettait en balance la disproportion entre les arsenaux. La disproportion quantitative et qualitative entre l'arsenal français et l'arsenal soviétique, en prenant au mot les logiques tels qu'on les retrouve dans les différents Livre Blanc de la Défense, fait que des représailles ou des frappes en premier (d'avertissement en cas de menaces des intérêts vitaux) auraient toutes les chances d'avoir pour résultat la destruction totale de la France contre des dommages (dont l'évaluation est aléatoire et apparait finalement "supportable") sur le sol soviétique. D'où dans des crises, la dissuasion de dissuader du petit pays nucléaire.
Reprenant la "meilleure hypothèse", où les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins français peuvent encore envoyer des missiles sur le territoire soviétique (nous sommes en pleine crise des euromissiles lorsque l'auteur s'exprime), Jean-Marie MULLER écrit :
"La question centrale qui se pose face à une éventuelle agression de l'Union soviétique, qu'il s'agisse d'une offensive conventionnelle massive ou d'une attaque nucléaire limitée, est de savoir quelle est la probabilité selon laquelle le décideur français actualiserait la menace de la ripostes de nos armes stratégiques. Dans quelle situation réelle se trouverait alors le chef d'État français? A partir du moment où notre dissuasion a échoué, où notre sanctuaire national a été violé, où le chaos s'est établi sur l'ensemble de notre territoire, quel objectif rationnel et raisonnable pourrait-il prétendre atteindre en mettant à exécution la menace qu'il brandissait tout à l'heure mais que l'adversaire n'a pas jugé bon de prendre au sérieux? Le décideur français n'aurait alors qu'une certitude : la riposte de nos armes stratégiques déclencherait automatiquement les représailles massives de l'Union soviétique et la nation toute entière serait vouée à la destruction. La seule raison de notre menace nucléaire était de décourager l'attaque de notre adversaire ; à partir du moment où celui-ci a décidé de la contourner, il n'y a plus aucune raison de l'exécuter. Plus que cela : il y a une raison impérieuse de ne pas l'exécuter, c'est d'éviter la vitrification de la France et des Français. Si le Président français décidait malgré tout de donner l'ordre de détruire des villes soviétiques sur lesquelles nos missiles sont pointés en permanence, il ne s'agirait plus que d'une vengeance désespérée qui serait véritablement suicidaire."
L'auteur se place bien entendu dans le cadre où la dissuasion élargie exercée par les États-Unis dans le cadre de l'OTAN n'est pas crédible, et dans une configuration qui, à l'époque de l'installation des euromissiles américains sur le sol européen, ne plaide pas en faveur de la conception française pure de dissuasion du faible au fort. Ce qui fait que cette théorie de la dissuasion de la dissuasion n'est pas à l'époque reprise par la majorité du mouvement de paix européen, même si en définitive il faut bien constater que tant pour la dissuasion centrale que pour la dissuasion élargie, les alliances et les Etats concernés sont effectivement dans une situation d'auto-dissuasion qui les empêchent d'utiliser non seulement les armes nucléaires mais aussi de s'attaquer avec des armes conventionnelles aux sanctuaires nationaux. En fait, ce que vise alors le mouvement de paix européen, c'est bien l'éventualité de l'utilisation des armes nucléaires dans le cadre d'escalades non contrôlées, dans un contexte de relance de la guerre froide (l'époque reaganienne), exclusivement à partir du sol européen, d'Europe de l'Est ou d'Europe de l'Ouest, qui sembleraient , dans un premier temps, ne pas concerner directement les sanctuaires des Etats-Unis et de l'Union Soviétique.
Toutefois, dans le débat franco-français, qui tourne précisément dans une sorte de dissuasion "centrale" de petit pays à grand pays, en prenant acte à l'avance de l'échec précisément de la dissuasion élargie des États-Unis, il s'agit bien, pour une partie du mouvement de paix français, de montrer qu'il y a bien dissuasion de dissuasion, dans le sens france vers Union Soviétique... Cet état du début nucléaire se retrouve dans les positions de personnalités, extérieure à la mouvance pacifiste ou de paix français, dans le écrits par exemple de Pierre SUDREAU (La stratégie de l'absurde ou de Raymond ARON (le Grand débat, 1963), ce dernier voyant (encore en 1982 dans sa préface au livre de Michel MANEL, L'Europe sans défense, Berger-Levrault) dans la stratégie du faible au fort, une "contradiction intrinsèque".
"Car, enfin, écrit encore Jean-Marie MULLER, à quoi peut bien servir la volonté affichée par le ministre de la Défense de "se servir des armes nucléaire", dès lors que nous avons l'assurance que nous devrions subir en retour les représailles massives de notre adversaire? L'illusion - ou, en d'autres termes, l'imposture -, c'est précisément de croire et de faire croire que si notre stratégie de dissuasion échoue, nous pourrions effectivement recourir à nos armes nucléaires, alors que précisément nous serions conduits à y renoncer. Toute la logique de notre disuasion repose sur cette contradiction. Et celle-ci est incontournable."
Jean-Marie MULLER, Vous avez dit "pacifisme"?, De la menace nucléaire à la défense civile non-violente, Cerf, 1984. Thérèse DELPECH, La dissuasion nucléaire au XXIe siècle. Comment aborder une nouvelle ère de piraterie stratégique, Odile Jacob, 2013.
STRATEGUS
Relu le 16 septembre 2021