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2 janvier 2014 4 02 /01 /janvier /2014 15:17

       Dissuader est empêcher d'agir. Dissuader d'attaquer, alors que l'envie ne manque pas au partenaire ou à l'adversaire, requiert des moyens ou des semblants de moyens d'empêcher d'agir. La crainte de dommages supérieurs, et parfois largement supérieurs, au gain que pourrait procurer une action, généralement violente, constitue l'essence de la dissuasion. Ce qui est valable sur le plan des relations interpersonnelles - notamment dans les rapports parents-enfants (la crainte de la punition...) - l'est sur le plan des relations entre groupes et encore plus entre très grands groupes, comme les Etats.

Mais la littérature discute de la dissuasion entre des États, car dans l'esprit de la majorité des stratégistes et même des stratèges, les affaires entre la puissance politique et ses sujets, même si la dissuasion y opère avec de grandes ampleurs, ne relèvent pas des mêmes logiques.

Même dans cet esprit, il manque, comme l'écrit Hervé COUTEAU-BÉGARIE une histoire du concept de la dissuasion. Des auteurs expliquent que l'idée étant connue bien avant l'apparition de l'arme nucléaire. Préparer la guerre, ouvertement, c'est aussi tenter d'éviter la rupture de la paix, de dissuader un adversaire potentiel de franchir le pas de faire la guerre. Rien qu'à l'époque moderne, des concentrations de troupes ou des mesures de mobilisation ont parfois suffi à dissuader un pays d'entrer en guerre. Au XVIIIe siècle, le comte de SHAUMBOURG-LIPPE (Schrifften und Briefe) esquisse une théorisation de l'effet psychologique de la guerre. 

Le verbe dissuader est connu dès le XVIIe siècle, dans son sens actuel. Le maréchal de PUYSÉGUR (Art de la guerre)) utilise le mot, mais la dissuasion n'est pas encore perçue comme une véritable stratégie. Les premiers emplois dans cette perspective ne viennent qu'au début du XXe siècle : Alfred MAHAN, Julian CORBETT (Deterrent Power), Philippe PÉTAIN ("menacer l'Allemagne de bombardements dissuasifs")... En 1940, le président ROOSEVELT, suivant en cela sans doute beaucoup de manoeuvres dans l'Histoire, décide de transférer la flotte de la côte Ouest des États-Unis à Hawaï, de la rapprocher du Japon dans le but de dissuader (deter) celui-ci.

Mais ce n'est qu'à l'ère nucléaire que la dissuasion devient une catégorie stratégique à part entière, placée sur le même plan que la stratégie d'action, et même au-dessus d'elle, dans le fil droit du souci et de la volonté de ne pas renouveler l'expérience destructrice des deux guerres mondiales, et sans doute, par beaucoup d'auteurs que l'on ne peut qualifier de va-t'en-guerre, dans le fil droit d'un certain pacifisme.

 

Dissuasion et interdiction d'agir...

    Comme l'écrit Thierry de MONTBRIAL, "la dissuasion est un mode particulier de l'interdiction. C'est une stratégie vise à prévenir certains mouvements bien identifiés de l'adversaire, non pas en exerçant sur lui une pression physique (pour l'empêcher, par exemple de traverser un fleuve), mais en le conduisant, par des menaces clairement formulées, à constater rationnellement que son propre intérêt est de ne pas s'engager dans la ou les directions interdites. Toutes les directions ne le sont pas. Ainsi, d'une façon d'ailleurs un peu trop restrictive, le général Beaufre définissait-il, dans le cadre de la guerre froide, la stratégie indirecte comme "l'art de savoir exploiter au mieux la marge étroite de liberté d'action échappant à la dissuasion par les armes atomiques et d'y emporter des succès décisifs malgré la limitation parfois extrême des moyens militaires qui peuvent y être employés" (Introductioin à la stratégie, chapitre IV).

La dissuasion s'apparente ainsi à la notion de guerre virtuelle à laquelle s'intéressait Albert Wohlsterrer dans les dernières années de sa vie, notion en fait déjà implicite dans certains passages de Clausewitz tels que "L'engagement (d'autres auteurs que D. NAVILLE traduisent le mot allemand das Gefecht plutôt par "combat") est l'unique activité efficace de la guerre ; c'est dans et par l'engagement que la destruction des forces qui nous sont opposées constitue le moyen d'aboutir à nos fins. Il le constitue même quand l'engagement n'a pas lieu réellement, car la décision se fonde en tout cas sur l'idée que cette distinction ne fait pas de doute" (De la guerre). Ou encore : "(Dans certains cas), la seule possibilité d'un engagement a eu des conséquences qui l'ont fait entrer dans l'ordre des choses réelles" (ibid). Le concept de dissuasion s'apparente donc aussi à celui d'équilibre, et rappelle le "principe des travaux virtuels" de la mécanique rationnelles (Lagrange).

C'est évidemment à l'âge nucléaire que la dissuasion s'est élevée au sommet de l'échelle stratégique."

 

La dissuasion au sommet de la stratégie

    Hervé COUTEAU-BÉGARIE, dans ses longs développements sur la dissuasion rappelle qu'elle appartient à des configurations des forces et des positions des acteurs stratégiques bien précises.

L'essence de la dissuasion à l'époque contemporaine réside dans les déploiements de l'arme nucléaire. "Avec la Bombe, écrit-il, le risque d'ascension aux extrêmes s'identifie désormais à la menace de l'apocalypse, rendant caduque la définition clausewitzienne de la guerre comme continuation de la politique. "La guerre nucléaire n'est plus guerre puisqu'elle vide le duel de son principe agonistique et lui substitue le meurtre d'une victime sans défense" (Lucien Poirier, Des stratégies nucléaires). A l'ère atomique, le risque est toujours plus grand que l'enjeu dès lors que les intérêts vitaux de l'agressé peuvent être mis en cause et quil dispose d'un volume de forces nucléaires lui permettant de satisfaire au principe de suffisance. Dès les premiers moins de l'ère nucléaire, Bernard Brodie énonce ce qui va devenir l'idée centrale de la stratégie de dissuasion : "Jusqu'à présent, le but principal de notre appareil militaire a été de gagner les guerres, désormais il doit être de les prévenir" (The absolute weapon, cité dans Lucien Poirier, Des stratégies nucléaires). L'impossibilité d'échapper aux représailles rend irrationnelle toute entreprise susceptible de déclencher le feu nucléaire."

Le stratégiste cite encore Lucien POIRIER : "Pour la première fois, une opération ni toute défense. L'arme nucléaire provoque une élision stratégique qui dénature la guerre en tant qu'elle est lutte utilisant la violence réciproque : la dialectique offensive-défensive est supprimée, puisque le second terme, la défensive est évacuée." Pour la première fois, on peut concevoir une guerre qui serait "un coup sans durée" : une seule décision suivie d'une seule frappe ramassée dans un bref laps de temps... Le rôle modérateur des "frictions" dans les longues campagnes de la stratégie militaire classique disparait et le résultat final n'est plus aléatoire puisqu'on ne connait aucune parade efficace"; 

Ce que sans doute les experts ne disent jamais, c'est le fait que tout le monde en est, en tout cas au premier abord, convaincu, parce que de visu, les effets de deux explosions nucléaires sur le sol japonais, détruisant deux villes et ses habitants, semblent indiquer qu'icl n'y a pas de parade à une frappe d'une telle arme. 

"Dès lors, poursuit Hervé COUTEAU-BÉGARIE, un conflit comportant le risque de recours à l'arme nucléaire doit être évité à tout prix, car même celui qui dispose d'une supériorité écrasante ne peut avoir la certitude absolue d'échapper à la riposte de l'adversaire. C'est cette remise en cause de la notion de rapport de forces qui fonde ce que le général Gallois a appelé le pouvoir égalisateur de l'atome, d'où découlent toutes les théories sur la dissuasion minimale (Lawrence Freedman, The Evolution of nuclear strategy, Londres, Macmillan), la dissuasion proportionnelle (Général Gallois, Stratégie de l'âge nucléaire, Calmann-Lévy, 1960), la dissuasion du faible au foirt (Lucien Poirier, Des stratégies nucléaires), dont la France a su tirer une doctrine cohérente et efficace."

"La dissuasion est intrinsèquement liée aux caractéristiques spécifiques de l'"arme absolue", comme l'a appelée Bernard Brodie dès 1946. Certes, celle-ci n'est pas séparable des moyens conventionnels qui la complètent : la doctrine française a longtemps parlé de dissuasion globale (François Caron, Le concept français de dissuasion, conférence à l'ESGI, 1987). Et il a souvent été question de dissuasion conventionnelle, particulièrement au début des années 80, lorsque la contestation de la légitimité de l'arme nucléaire se faire violente et que le développement des armes de précision à longue portée suscitait de nouvelles doctrines de frappe en profondeur (Airland Battle et FOFA). Mais cette prétendue dissuasion conventionnelle n'est pas du même ordre que la dissuasion nucléaire. L'existence de forces adverses prêtes à riposter a toujours incité à la prudence, et donc prévenu le déclenchement de conflits, c'est l'évidence même (c'est toujours Hervé COUTEAU-BÉGARIE qui l'écrit...). Mais d'une part, il ne peut y avoir de dissuasion conventionnelle du faible au fort et, d'autre part, les forces conventionnelle ne sont pas liées à l'idée d'apocalypse et n'ont pas le même effet d'inhibition. John Mearsheimer a tenté de théoriser cette dissuasion conventionnelle (Conventional Deterrence, Ithaca, Cornell University Press, 1983), mais, sur les douze cas identifiés en 1938 et 1979, elle n'aurait fonctionné que deux fois et échoué dix fois : "Ces 88,3% d'échec de la dissuasion par défense conventionnelle contrastent pour le moins avec le 0% d'échec de la dissuasion par représailles nucléaires pendant un quart de siècles" (Samuel Hutington, "Conventional Deterrence and Conventional Retaliation in Europe", dans International Security, hiver 1983-1984)."

 

La dissuasion comme prisme dans la représentation de la stratégie

      A ce stade, notons que, comme la plupart des stratégistes du monde occidental, il semble bien qu'il y ait un prisme déformant tendant à accorder à la doctrine de dissuasion, quel que soit sa version, une vertu importante sur les relations entre États, comme si elle avait permis d'éviter le recours à la guerre. Il semble bien y avoir une inversion, causée par l'ampleur des destructions de deux guerres mondiales en moins d'un demi-siècle, quant à l'opinion sur la guerre. la préférence à un état de "non-guerre". Vu l'ampleur de certaine guerre en dehors des territoires ou des dépendances des puissances nucléaires, il faut avoir à l'esprit que cet état-là ne concerne qu'une partie du monde. Elle concerne, en définitive, que les zones où dominent des valeurs occidentales sur la vie humaine et les expériences de destruction massive.

Si dans les études stratégiques occidentales, l'option dissuasion domine, étant le point de départ de nombreuses observations, il ne faut pas négliger des tendances lourdes de deux ordres :

- la tendance à rétablir précisément les conditions de la guerre, même avec des matériels nucléaires ;

- la tendance à rechercher dans des moyens non nucléaires des éléments de dissuasion.

     Pour autant, se retrouvent dans la dissuasion nucléaire les éléments clés de la défense armée : "Dans la dissuasion, les éléments constituants de la stratégie demeurent. Il s'agit, plus que jamais, d'une dialectique des intelligences dans laquelle l'aspect matériel (...) s'accompagne d'un élément psychologique tout aussi déterminant, puisque c'est la menace et non l'emploi effectif qui est à la base de cette stratégie : la crédibilité de la dissuasion dépend non seulement de la fiabilité de l'arme, mais aussi de la conviction qu'a l'ennemi potentiel que son détenteur serait prêt à s'en servir. D'où l'importance des "signaux" que les détenteurs de l'arme nucléaire adresse à ses ennemis potentiels (mais aussi notons-nous en passant, à ses alliés...). Le seul fait de posséder l'arme nucléaire protège de l'agression directe, mais ne garantit pas pour autant la préservation des intérêts vitaux qui vont bien au-delà de la simple survie. La puissance nucléaire va donc monter une véritable manoeuvre dissuasive par laquelle il va faire connaitre quels intérêts vitaux sont couverts par la dissuasion. Les capacités physiques de l'arme sont amplifiées par le discours auquel elle donne lieu. La stratégie opérationnelles qui serait mise en oeuvre en cas d'échec de la dissuasion va être précédée d'une stratégie déclaratoire destinée à orienter le comportement de l'adversaire et à prévenir ses erreurs de calcul." C'est la fonction du Livre Blanc de la Défense en France comme celle des déclarations présidentielles dans les Discours sur l'état de l'Union aux États-Unis.

"L'exercice est particulièrement difficile. Pour être crédible, la stratégie déclaratoire doit être cohérente et proportionnée tant aux moyens (...) qu'aux enjeux : on n'étend pas la garantie nucléaire à n'importe quoi, et notamment pas aux autres, même alliés, même si l'on a beaucoup glosé sur le dissuasion élargie (dans le cadre de l'OTAN) ou sur la dissuasion concertée ou partagée (dans le cadre de l'Europe). En même temps, elle ne doit pas fixer trop précisément le champ des intérêts vitaux pour ne pas laisser à l'adversaire l'impression qu'il a les mains libres au-delà : on a beaucoup reproché à Dean Acheson (secrétaire d'état américain) d'avoir exclu la Corée du périmètre de sécurité des États-Unis, dans un discours prononcé peu avant le déclenchement de l'attaque communiste, encourageant ainsi l'agression. C'est tout le problème de la fixation du seuil nucléaire, qui doit concilier les impératifs contradictoires de crédibilité (qui impose de retenir un niveau assez élevé) et d'efficacité (qui impose de ne pas réduire à l'excès l'espace sanctuarisé ou les intérêts vitaux garantis)."  Il y a toute une dialectique de l'incertitude que chaque possesseur d'armes nucléaires doit pouvoir gérer, surtout dans un jeu à quatre ou cinq puissances nucléaires (États-Unis, Royaume Uni, Union Soviétique, Chine...). De plus, la stratégie déclaratoire peut ne pas coincider avec la mise en place effective des armements nucléaires et notamment de leurs cibles. La question du ciblage est d'ailleurs au coeur de la réflexion sur le cycle nucléaire d'Alain JOXE. Dans ce cycle, il faut tenir compte des temporalités propres à la politique et à la technologie... Dans l'histoire des doctrines nucléaires, même à l'intérieur de la dissuasion, des circonvolutions s'opèrent entre stratégie déclaratoire et processus militaire réel. Ce qui fait que parfois, d'un auteur à l'autre, on peut voir des distorsions chronologiques sur les différentes phases des doctrines nucléaires. 

  En tout cas, dans ce jeu psychologique, la production des ouvrages, qu'ils soient indépendants ou pas, de stratégie nucléaire entre dans l'équation de la manoeuvre dissuasive. L'histoire de la dissuasion est aussi l'histoire des oeuvres sur la dissuasion. 

 

Thierry de MONTBRIAL, article Dissuasion, dans Dictionnaire de la stratégie, PUF, 2000. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002.

 

STRATEGUS

 

Relu le 21 septembre 2021

 

 

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