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6 janvier 2014 1 06 /01 /janvier /2014 10:14

    Camille GRAND, à la suite des travaux de Thérèse DELPECH (1948-2012) pointe les raisons pour lesquelles non seulement les problématiques autour de la dissuasion et de la défense demeurent actuelles, mais celles qui obligent à repenser les concepts mêmes de la dissuasion. Le paysage nucléaire dans un environnement stratégique incertain s'est renouvelé et quelques caractéristiques d'un ordre ou d'un désordre nucléaire émergeant sont d'ores et déjà présentes :

- La multiplication des acteurs nucléaires, vers un monde proliféré. Cette prolifération s'accélère et pourrait cesser d'être un phénomène contrôlé et contrôlable pour devenir un fait de grande ampleur en raison des "cascades de proliférations" ou des "proliférations en chaînes" qui verraient les programmes iranien ou nord-coréen susciter des aspirations ou donner naissance à des programmes effectifs dans les pays voisins. 

- La pluralité des acteurs nucléaires transforme en profondeur un système nucléaire autrefois essentiellement bipolaire. Les doctrines nucléaires doivent être modifiées en conséquence sous peine d'être frappées de caducité.

- La question nucléaire n'est plus de manière centrale un problème européen mais est devenue une question asiatique. C'est l'une des conséquences du déplacement de l'axe stratégique majeur de l'Atlantique au Pacifique (vu des États-Unis notamment), dans presque tous les domaines. Les prochaines crises sont devenues beaucoup plus probables dans la péninsule coréenne, en mer de Chine, dans le sous-continent indien ou au Moyen-Orient.

- Le mouvement en faveur de l'abolition ou de l'élimination des armes nucléaires connait un renouveau spectaculaire, notamment sous l'impulsion du président états-unien OBAMA, qui repose les termes du débat sur le désarmement nucléaire, contrastant singulièrement avec la pauvreté relative ou la faible visibilité des réflexions sur la dissuasion au XXIe siècle. S'y ajoute la reprise d'un débat sur les substitut à la dissuasion : bouclier antimissile, frappes conventionnelle à longue portée... 

- La demande réitérée d'accès à la technologie nucléaire civile par de nombreux pays pose en termes renouvelés une série de questions mises de côté par le passé : robustesse des technologies en matière de non-prolifération, accès à des technologie diverses, banques de combustible et garanties d'approvisionnement, commerce nucléaire...

    "Alors que les dirigeants occidentaux (mais aussi notons-nous les opinions publiques...) ont largement délaissé la réflexion sur la dissuasion, la relecture des classiques de la stratégie nucléaire (...) permet de comprendre à quel point la dissuasion nucléaire ne va pas de soi. En effet, d'autres stratégies reposant sur l'emploi des armes nucléaires ou acceptant une part de risque élevé ne sont pas exclues et pourraient mettre en cause le fragile équilibre nucléaire des soixante-dix dernières années." Sans doute doit-on relativiser cet équilibre de la terreur, qui n'existait que par une course aux armements exponentielle en qualité et en quantité, mais toujours est-il que si les puissances américaine et soviétique avaient acquis en quelque sorte un apprentissage des codes de la dissuasion (notamment suite la crise des missiles de Cuba en 1962), il n'en est pas de même pour une multltude de candidats au statut de puissance atomique. "En l'absence d'une réflexion rigoureuse sur le fait nucléaire, il n'est nullement garanti que les nouveaux acteurs nucléaires acceptent d'entrer pleinement dans la logique de la dissuasion et n'adoptent pas des postures risquées tant au plan déclaratoire que dans la gestion des crises futures. Un certain nombre de crises passées ou récentes montrent à quel point des pays comme la Corée du Nord, le Pakistan ou la Chine demeurent rétifs à la logique de la dissuasion et ne partagent pas l'aversion au risque des puissances nucléaires occidentales."

    Il ne suffit pas de revisiter les concepts de la guerre froide pour garantir leur validité dans le nouvel environnement. Il faut intégrer le rôle de "nouvelles technologies" comme le cyber, les armes antisatellite, les défenses antimissile ou les nanotechnologies souvent oubliées des analystes. Toutes ces technologies, et d'autres, bousculent l'exercice de la dissuasion.

 

   Dans sa revue des nouvelles menaces, Thérèse DELPECH regrette (et nous avec elle!) que l'attention se focalise (comme le fait par exemple la Nuclear Posture Review, la révision de la posture nucléaire américaine) sur le "terrorisme nucléaire". Sur une question où, dixit Brian JENKINS (2008, Will Terrorists Go Nuclear? Promotheus Books) il est difficile de faire la part du fantasme et de la réalité, de séparer la vérité du mythe, la philosophe et politologue, un moment directeur des affaires stratégiques au CEA estime "qu' anticiper me terrorisme nucléaire ne devrait pas constituer une telle priorité et certainement pas orienter l'ensemble de la défense américaine ou sa politique nucléaire. (...) Nous en arrivons parfois à nous terroriser nous-mêmes".

Il y a d'autres réalités qui méritent bien plus d'attention :

- la modernisation constante des armes nucléaires et des missiles balistiques chinois et le manque de transparence de la Chine en matière de commandement et de contrôle ;

- le fait qu'une confrontation avec ce pays au sujet de Taïwan ou de la mer de Chine méridionale constitue le plus grave danger de guerre nucléaire que nous ayons connu depuis 1962. Ceux qui écrivent ces lignes ont toujours considéré d'ailleurs que la plus forte probabilité de commencement d'une guerre nucléaire résiderait en un affrontement en mer (estimation de dommages collatéraux minimaux...) ;

- la doctrine nucléaire russe (publique et secrète) couplée aux entrainements à l'utilisation des armes nucléaires contre des forces séparatistes (manoeuvres Vostok de 2010) et la violation continuelle présumée de la Convention d'interdiction des armes biologiques par Moscou ;

- la témérité du Pakistan, du point de vue de l'Occident, et son apparente incapacité à faire face à la menace potentiellement mortelle de l'extrémisme de certains groupes dotés de moyens importants ;

- les progrès rapides des programmes de technologie nucléaire et de missiles balistiques réalisés par l'Iran et la Corée du Nord, deux puissances refusant l'une et l'autre le statu quo ;

- le grand nombre de pays potentiellement capables d'exploiter des réacteurs nucléaires d'ici 2030 ;

- l'absence de réflexion approfondie sur les nouveaux contextes dans lesquels les armes nucléaires seront amenées à jouer un rôle au XXIe siècle.

   On peut dire, sans grand risque de se tromper, que nous sommes dans un deuxième âge nucléaire, apparu à la fin des années 1990, à la manière de Keith PAYNE (Deterrence in the Second Nuclear Age, University Press of Kentucky, Lexington, 1996) ou de Colin GRAY (The Second Nuclear Age, Lynn Rienner, Londres, 1999). Les règles, le code nucléaires ne seront pas forcément les mêmes que pour le premier Age. Alors que l'Occident accorde aux armes nucléaires un rôle de plus en plus marginal et restreint, plane dans d'autres régions du monde une menace de plus en plus perceptible. En terme de puissance et d'apparence de puissance, la possession d'un arsenal nucléaire semble désuète en Europe et aux États-Unis ; elle ne l'est pas aux yeux d'autres pays qui veulent garder (Russie) ou obtenir un rang de premier rang dans le monde (Chine), ou s'imposer dans un environnement immédiat menaçant (Israël). Thérèse DELPECH estime même que "nous sommes peut-être à l'aube d'une ère de piraterie stratégique", où la combinaison de compétences en matière de voyages en espace lointain, de cyber-stratégie, de comportement criminel et de terrorisme en tout ordre peut servir des objectifs avoués non avoués de puissance. Elle n'aborde pas la zone grise de la privatisation croissante des gestions et des utilisations d'armements de toute sorte, dans un monde où la puissance financière de grands consortiums financiers surpassent celles des États.

 

     Thérèse DELPECH multiplie les raisons pour lesquelles repenser la dissuasion est une nécessité aujourd'hui. La politique étrangère, notamment la politique étrangère occidentale, continue, selon elle, de vivre à l'ombre d'une stratégie nucléaire presque oubliée ou vidée de son sens. La perception changeante des menaces, les niveaux des risques encourus en cas d'utilisation d'engins nucléaires, la variabilité des rationalités des dirigeants d'État, une certaine opacité sur les arsenaux existants et même sur les arsenaux faisant l'objet d'accords internationaux, l'extrême rapidité des progrès technologiques sur la miniaturisation et la maniabilité des têtes nucléaires et de leurs vecteurs, la diffusion accélérée de connaissances en matière nucléaire militaire (soit par le jeu du commerce international, soit par le raffinement des technologies de renseignement), l'acceptabilité volatile des risques encourus avec l'utilisation d'armes nucléaires dans certains pays, tout cela constitue autant de raisons de réévaluer les concepts de stratégie nucléaire.

 

        Le concept premier de la dissuasion, le fait de dissuader précisément, de savoir qui dissuade et que dissuade t-on. Les scénarios sont relativement faciles à mettre en oeuvre, et beaucoup d'"experts" se sont plus à le faire, gagnant en complication (les scénarios, mais aussi l'exposition de ceux-ci, parfois à grand renfort de mathématiques...) et en notoriété (les scénaristes) dans un monde bipolaire où se font face à face deux systèmes d'alliance, malgré des divergences dans chaque camp (surtout côté occidentale en fait) . La situation se complique notablement lorsque plusieurs acteurs s'invitent sur la scène nucléaire. "Cependant, écrit Thérès DELPECH, tant qu'existeront des armes nucléaires, les dirigeants occidentaux reconnaissent qu'entretenir une dissuasion valable (avec des stocks sûrs et efficaces) demeure une entreprise de la plus grande importance et que les adversaires potentiels ne devraient pas être amenés à croire que l'acquisition d'armes atomiques leur garantirait la victoire lors d'une crise. Ce qui est moins clair, c'est d'ajouter la dissuasion à d'autres concepts (par exemple, assurer, dissuader, contraindre et vaincre), dans la mesure où cela introduit une confusion inutile depuis la NPR de 2002. Le rôle de la dissuasion par la punition (par opposition à la dissuasion par l'interdiction, désignée comme seule forme de dissuasion acceptable depuis la fin de la confrontation Est-Ouest) n'est pas clair et semble ne plus beaucoup intéresser les décideurs américains ni les théoriciens. Ironie du sort, un pays comme l'Iran s'appuiera ouvertement sur la dissuasion par la sanction en cas d'attaque limitée de la part d'Israël ou des États-Unis, menaçant ainsi d'infliger des pertes élevées à l'attaquant. C'est aussi vrai de la Corée du Nord.

L'objectif doit donc consister à s'appuyer sur la dissuasion et à l'utiliser avec parcimonie, c'est-à-dire à comprendre que la stabilité de crise dans le monde contemporain pourrait être plus complexe qu'au temps de la guerre froide, et que contenir une guerre nucléaire déclarée pose des problèmes d'un autre ordre, dès lors qu'on a affaire à des acteurs déterminés et détenteurs d'arsenaux limités. La dissuasion risque, de nos jours plus qu'au XXe siècle, de s'avérer impuissante à empêcher l'usage de nucléaire. Et en effet, la dissuasion ne consiste pas seulement à influencer le comportement des adversaires mais aussi à prendre des risques. On peut également se demander si les dirigeants actuels accepteraient de prendre le genre de risques grâce auxquels les crises nucléaires du temps de la guerre froide ont trouvé une issue si heureuse. Ces risques, en particulier à cause de la prolifération des missiles balistiques, entrainent au niveau mondial une forte demande en faveur d'une défense antimissile fondée sur des missiles de nouvelles générations dès qu'ils se révéleront efficaces. Elle ne remplacer pas la dissuasion, mais lui apporte un complément précieux."

   C'est dans cette perspective que sont revisitées par Thérèse DELPECH plusieurs conceptions développées pendant la guerre froide ou pendant la détente.

Dans le désordre :

- la dissuasion élargie ;

- l'auto-dissuasion ;

- la destruction mutuelle assurée ;

- la stabilité nucléaire ;

- la seconde frappe ;

- la parité ;

- la protection des populations par des armes invulnérables ;

- la crédibilité ;

- le lancement des missiles dès l'alerte ;

- l'incertitude ;

- la théorie des jeux ;

- les guerres nucléaires limitées ;

- le Non-emploi en premier ;

- la maitrise des armements ;

- les attaques surprises ;

- la rationalité dans la dissuasion ;

- l'élimination des armements nucléaires ;

- l'escalade nucléaires ;

- la guerre accidentelle ;

- les armes nucléaires aux mains d'acteurs non étatiques ;

- les adversaires qui ne peuvent s'empêcher de jouer leur va-tout ;

- les erreurs de calcul et perceptions erronées ;

- le chantage.

 

 

Thérèse DELPECH, La dissuasion nucléaire au XXIe siècle. Comment aborder une nouvelle ère de piraterie stratégique, Odile Jacob, 2013.

Relu le 20 septembre 2021

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