Que ce soit vu sous l'angle minima du fonctionnement d'une entreprise ou sous la vision globale de la société toute entière, la division du travail constitue un noeud de nombre de coopérations et de conflits. C'est que la notion de division du travail renvoie à la question de l'organisation de l'ordre social : comment une société peut-elle tenir à travers la diversité de ses métiers et de ses professions? Comment un principe de devision peut-il être le soubassement de la cohésion sociale? Comment à travers les réseaux de coopérations s'expriment les conflits qui constituent la trame de la vie collective? Comment les conflits parviennent-ils à être maitriser alors que les entreprises sont des lieux d'antagonismes sociaux parfois redoutables, afin que les coopérations produisent richesses et liens sociaux?
Comme l'écrivent Thierry PILLON et François VATIN, la division du travail est analysée sous deux angles de vue complémentaire, sans que parfois ces deux angles soient abordés simultanément et souvent ils ne le sont que séparément. "Le premier est économique et vise la division technique des tâches dans l'industrie, il a souvent été rattaché à l'oeuvre d'Adam Smith ; le second visa la complémentarité des occupations professionnelles comme principe d'ordre, c'est l'oeuvre d'Emile Durkheim qui fait ici référence. Mais la notion de division du travail renvoie également aux valeurs respectives qu'une société, à un moment de son histoire, accorde aux différents métiers, activités professionnelles, ainsi qu'à ceux qui les assument. En plus de ses versants économiques et sociaux, la division du travail a une dimension morale sur laquelle de nombreux auteurs ont insisté."
C'est dans de semblables considérations que Michel LALLEMENT rappelle que "le travail est une invention historique, propre à certaines sociétés données", celles précisément qui entrent dans une révolution industrielle, laquel fait rompre avec des siècles d'économies de simple subsistance, avec de notables accroissement de productions de toutes sortes par rapport à la simple évolution démographique. Il considère, à la suite de nombreux auteurs (André GORZ, Max WEBER, Robert CASTEL...) "que la notion et la forme contemporaine de travail n'apparaissent pas avant le XVIIIe siècle, au moment où la manufacture commence à imposer sa loi et où, précisément, l'esprit d'un nouveau capitalisme transforme la façon de produire ainsi que l'ensemble des liens que tissent les hommes entre eux. (...) En Grèce comme au Moyen Age, les esclaves et les laborantes ne bénéficient pas de la reconnaissance politique mais ils peinent, ils souffrent. Le travail (selon Robert Castel, notamment dans Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, 1995) ne prend forme que par l'entremise d'un ensemble de régulations qui assurent un minimum de droits. il serait plus juste encore d'affirmer que les hommes ont inventé le travail le jour où ils ont pris ce dernier dans les rets de la rationalistion : rationalisation juridiques comme le suggère R Castel, mais rationalisations économiques, politique, religieuse... également. (....) Rationaliser le travauk signifie abstraire ce dernier d'un ensemble d'espaces et de pratiques (les activités domestiques au premier chef) pour mieux le modeler selon les canons de la raison instrumentale. A ce compte, le travail s'impose dans la conscience occidentale moderne au titre d'un double procès : procès qui met aux prise l'homme avec la nature afin d'en extraire de façon la plus efficace possible des moyens de subsistance et de confort de vie, procès interpersonnel qui place les hommes en situation de concurrence et de coopération (par le biais d'un statut comme celui de salarié par exemple)."
J.P. SÉRIS (Qu'est-ce que la division du travail? Vrin, 1994) explique que la division du travail doit être rattachée à l'économie politique et à la philosophie morale anglaise du XVIIIe siècle, dans les écrits de William PETTY, inventeur probable d el'expression à ceux d'Adam SMITH. Le mécanisme de division du travail est d'abord rapportée à sa fonction économique, mais ne s'y réduit pas. Cette notion s'inscrit également dans le cadre d'une philosophie morale pour laquelle l'ordre social ne cherche plus de garantie en dehors de lui-même, dans un artifice religieux par exemple ou dans une raison souveraine, mais dans le jeu même des intérêts et des passions humaines. . Adam SMITH, que l'on présente souvent comme fondateur en la matière s'inscrit en fait dans une longue tradition. Dans sa Richesse des Nations (1776), il développe la thèse selon laquelle l'augmentation de la productivité du travail résulte de trois mécanismes combinés :
- l'augmentation de l'habileté individuelle ;
- l'épargne du tamps qui se perd auparavant chez les artisans par exemple en passant d'une sorte d'ouvrage à une autre ;
- l'invention de machines.
Adam SMITH pense le travail à la fois dans sa dimension économique et anthropologique, et le principe premier de la division du travail se trouve dans une "disposition à trafiquer" résultant des capacités langagières de l'homme.
Ce qui le caractérise, c'est le pouvoir de mettre en regard son intérêt avec celui des autres, et ainsi, de passer marché. Si ses commentateurs, et ses critiques, dont Karl MARX, centrent leurs analyses sur les aspects techno-économiques de la division du travail, la base du lien sociai qu'il représente est toujours là.
La critique de la division du travail sous la forme d'une parcellisation des tâches dans l'industrie traverse tout le XIXe siècle. Chez Pierre-Joseph PROUDHON qui s'inspire de Pierre-Edouard LEMONTEY, une des proufendeurs de l'"ouvrier-machine" comme chez Karl MARX, c'est cette facette technique qui focalise l'attention. Sauf que dans Misère de la philosophie (1847), Karl MARX élabore sa propre analyse de la division du travail. Il insiste sur un point négligé par les auteurs avant lui : la différence entre la division du travail dans et hors de l'atelier. Sa critique, nourrie par la lecture entre autres des technologues anglais Andrew URE et Charles BABBAGE, dévouche sur l'analyse du machinisme comme entrainant, en détruisant les métiers, l'avènement du "travailleur universel". Si la tradition critique en sociologie retient surtout l'appauvrissement du travail et des qualifications dû à la division poussée des tâches dans l'industrie (Georges FRIEDMANN, Le travail en miettes, 1956 ; Sous la direction d'André GORZ, La critique de la division du travail, 1973), de nombreux travaux s'orientent vers une mise en cause plus radicale du système socio-économique : parcellisation de la société, parcellisation de l'homme lui-même (Harry BRAVERMAN, Labor and Monopolt Capital : The degradation of Work in the Twientieh Century, New York, Monthly Review Press, 1974, traduit chez Maspéro en 1976 : La dégradation du travail au XXe siècle ; Michel FREYSSENET, La division capitliste du travail, 1977).
A la suite d'Emile DURKHEIM (la division du travail social, 1893 ; Le Suicide, 1897), d'autres auteurs étudient les différentes pathologies du travail, ouvrant la voie à une discipline à part entière : la psycho-sociologie du travail. Célestin BOUGLÉ (1939, Qu'est-ce que la sociologie?), puisant dans la tradition de la biologie française (Henri Milne EDWARDS, Edmond PERRIER) refuse cette conception de la "lutte pour la vie", très répandue dans le monde anglo-saxon, pour avancer celle de "solidarité" au niveau d'organicité des animaux supérieurs (voir l'étude de François VATIN, A quoi rêvent les polypes?, dans Trois essais sur la genèse de la pensée sociologique, La Découverte, 2005). Une grande partie de la sociologie française est traversée par l'étude des différentes solidarités générées par la société industrielle, sous l'angle parfois de l'intervention de l'Etat, acteur de "régulation sociale". (C DIDRY, Denis SEGRESTIN...).
Pierre NAVILLE insiste sur la dimension globale de la division sociale du travail, l'organisation du travail dans l'industrie et l'organisation globale de la société s'influençant l'une l'autre. Des relations de subordinations, des inégalités entre âges et entre sexes, le croisement des intérêts contradictoires font partie d'un dynamique sociale, tant dans l'industrie que dans la société globale, et il est difficile de séparer les deux, et encore plus de la cerner à travers l'étude de trajuctoires individuelles, de l'ouvier au patron... Pierre BOURDIEU insiste pour sa part sur les évaluations des individus par rapport aux pratiques du travail, sur les reprétations des acteurs sociaux, ces évaluations et ces représentations influant fortement, par de-delà les réalités de la division du travail pris au sens technique, sur cette dynamique sociale.
Le concept de division du travail est pris entre des interprétations économiques, centrées sur l'organisation technique du travail, et des considérations macro-sociologiques centrées sur l'équilibre des groupes sociaux. Il est également à la frontière des évaluations objectives et subjectives du monde social, entre une sociologie descriptive (qui sert souvent de boite à outils pour le management d'entreprise) et une approche plus critique orientée vers des objectifs de transformation sociale. (PiLLON et VATIN)
La distance est relativement grande entre les discours des entreprises elle-même sur l'organisation du travail et les discours sociologiques, même ceux qui ont tendance à se plier aux exigences managériales, à la source, qui renseignent sur l'état global du travail.
Les questions fondamentales sont toujours posées, en dépit de discours souvent lénifiants des entreprises : quel est en premier lieu la nature de ce procès qui ne cesse, toujours aujourd'hui, de transformer l'homme en travailleur? De quelle manière le travail concourt-il à l'extérisation du sujet et à son érection au rang de prétendant à la maîtrise et à la possession de la nature? Comment en second lieu le travail contribue-til à la production du travailleurs comme être social? Autrement dit, comment le travail participe-t-il de l'intériorisation du social dans les corps et les esprix besogneux? (Michel LALLEMENT)
Thierry PILLON et François VATIN, Division du travail, dans Dictionnaire du travail, PUF, 2012. Michel LALLEMENT, Le travail, une sociologie contemporaine, Gallimard, 2007.
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