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9 septembre 2010 4 09 /09 /septembre /2010 08:00

           La notion de capital culturel, reconnue très officiellement par exemple par l'UNESCO, n'est pas pour autant comprise de la même façon par tous. Créations aussi bien matérielles qu'immatérielles (monuments, traditions orales...) : ce que l'on fait entrer généralement dans cette expression diffère des sens sociologiques et économiques qui les lient aux conflits et aux coopérations dans toute l'humanité.                Pierre BOURDIEU (1930-2002) s'inspire à la fois d'une catégorie marxiste (le capital) et d'une utilisation courante par certains économistes pour définir les contours d'un capital culturel, composante d'un capital social, "hypothèse indispensable pour rendre compte de l'inégalité des performances scolaires des enfants issus des différentes classes sociales en rapportant la "réussite scolaire", c'est-à-dire les profits spécifiques que les enfants des différentes classes et fraction de classe peuvent obtenir sur le marché scolaire à distribution du capital culturel entre les classes et les fractions de classe."                                                                                                                                                                          Raymond BOUDON (né en 1934), qui conteste sur le fond la vision globale de la société pour partir dans ses analyses de l'individu, puis des agrégats d'individus afin d'expliquer la réalité sociale, attaque directement cette notion. Il explique "l'inégalité des chances" devant l'école par des différences de stratégies familiales qui ont en commun d'être des calculs en termes de coûts et de profits de l'investissement scolaire.                                                                                                                                                                             Bernard LAHIRE (né en 1963), reprend la problématique de Pierre BOURDIEU pour nuancer et affiner le modèle théorique qui explique l'inégalité scolaire en élargissant la notion de capital culturel.

 

           Des économistes comme Gary S. BECKER (né en 1930) (Human Capital, A theorical and Empirical Analysis, Columbia University Press, 1964) analysent ce qui se passe dans l'enseignement, en posant la question du rapport entre le taux de profit assuré par l'investissement éducatif et celui par l'investissement économique. La mesure du rendement de l'institution scolaire prend en compte bien entendu uniquement les profits monétaires ou directement convertibles en argent (frais scolaires, équivalent argent du temps passé à étudier) de manière très globale. Sans pouvoir rendre compte des différentes parts accordées par les différentes classes sociales. Pierre BOURDIEU reproche surtout à ces économistes de laisser échapper le plus déterminant socialement des investissements éducatifs, à savoir la transmission domestique de capital culturel (entendre familiale au sens large). C'est en rupture avec une certaine pratique économique que le sociologue centre son analyse sur les transformations du capital culturel, afin d'expliquer la reproduction des inégalités sociales.

          Le capital culturel "peut exister sous trois formes, à l'état incorporé, c'est-à-dire sous la forme de dispositions durables de l'organisme ; à l'état objectivé, sous la forme de biens culturels, tableaux, livres, dictionnaires, instruments, machines, qui sont la trace ou la réalisation de théories ou de critiques de ces théories, de problématiques, etc ; et enfin à l'état institutionnalisé, forme d'objectivation qu'il faut mettre à part, parce que, comme on le voit avec le titre scolaire, elle confère au capital culturel qu'elle est censée garantir des propriétés tout à fait originales."

L'état incorporé provient du fait que l'accumulation du capital culturel exige une incorporation qui "en tant qu'elle suppose un travail d'inculcation et d'assimilation, coûte du temps et du temps qui doit être investi personnellement par l'investisseur.". Parce que le capital culturel est lié à la personne à ce stade, il présente le plus haut degré de dissimulation. C'est dans la logique même de la transmission du capital culturel "que réside le plus puissant de l'efficacité idéologique de cette espèce de capital".

Pierre BOURDIEU expose ce que l'on sait de cette forme de transmission : l'appropriation du capital culturel objectivé, le temps nécessaire pour le réaliser, dépendent principalement du capital culturel incorporé dans l'ensemble de la famille - par l'intermédiaire entre autres de l'effet Arrow généralisé (ensemble de habitudes et des biens culturels faisant partie de l'environnement natal qui exerce un effet éducatif de par leur seule présence) et de toutes les formes de transmission implicite ; l'accumulation rapide du capital culturel s'opère dès l'origine (dès la naissance) seulement pour les familles dotées d'un fort capital culturel, celles où la totalité du temps de socialisation constitue une transmission culturelle. Du coup, la transmission du capital culturel est "sans doute la forme la mieux dissimulée de transmission héréditaire de capital et reçoit de ce fait un poids d'autant plus grand dans le système de stratégies de reproduction que les formes directes et visibles de transmission tendent à être plus fortement censurées et contrôlées." Un individu déterminé accumule d'autant plus de capital culturel que sa famille lui consacre du temps, un temps libéré de la nécessité économique. 

L'état objectivé du capital culturel, dans des supports matériels (écrits, peintures, vidéos...), fait de cette forme une possibilité d'appropriation matérielle. "Le propriétaire des instruments de production doit trouver le moyen de s'approprier ou le capital incorporé qui est la condition de l'appropriation spécifique ou les services des détenteurs de ce capital : pour posséder les machines, il suffit d'avoir du capital économique ; pour se les approprier et les utiliser conformément à leur destination spécifique (définie par le capital scientifique et technique incorporé), il faut disposer personnellement ou par procuration, de capital incorporé."  Pierre BOURDIEU toujours, écrit que "le capital culturel à l'état objectivé se présente avec toutes les apparences d'un univers autonome et cohérent qui, bien qu'il soit le produit de l'action historique, a ses propres lois, transcendantes aux volontés individuelles, et qui, comme le montre bien l'exemple de la langue, reste irréductible, de ce fait ; à ce que chaque agent ou même l'ensemble des agents peut s'approprier (...). Il faut se garder toutefois d'oublier qu'il n'existe et ne subsiste comme capital matériellement et symboliquement actif et agissant que sous réserve qu'il soit approprié par des agents et engagé comme arme et comme enjeu dans les luttes dans les champs de production culturelle (champ artistique, champ scientifique) et, au-delà, le champ des classes sociales, sont le lieu et dans lesquelles les agents obtiennent des profits disproportionnés à la maîtrise qu'ils ont de ce capital objectivé, sont à la mesure de leur capital incorporé." Dans la présentation que le sociologue fait, il importe de comprendre qu'il s'agit d'embrasser par l'esprit un processus social qui part de l'éducation dans l'enfance à l'utilisation des produits de cette éducation dans un système économique bien précis (le système capitaliste tel qu'on le comprenait dans le début des années 1980 de manière dominante en sociologie). 

L'état institutionnalisé du capital culturel apparait avec le titre scolaire ou universitaire, qui confère à son porteur une valeur conventionnelle, constante et juridiquement garantie sous le rapport de la culture. "En conférant au capital culturel possédé par un agent déterminé une reconnaissance institutionnelle, le titre scolaire permet en outre de comparer les titulaires et même de les "échanger" (...) ; il permet aussi d'établir des taux de convertibilité entre le capital culturel et le capital économique en garantissant la valeur en argent d'un capital scolaire déterminé. Produit de la conversion de capital économique en capital culturel, il établit la valeur sous le rapport du capital du détenteur d'un titre déterminé par rapport aux autres détenteurs de titres et inséparablement la valeur argent contre laquelle il peut être échangé sur le marché du travail. (...) Du fait que les profits matériels et symboliques que le titre scolaire garantit dépendent aussi de sa rareté, il peut arriver que les investissements (en temps et en efforts) soient moins rentables qu'on ne pouvait l'escompter au moment où ils étaient consentis (le taux de convertibilité du capital scolaire et du capital économique s'étant trouvé de facto modifié). Les stratégies de reconversion du capital économique en capital culturel qui sont parmi les facteurs conjoncturels de l'explosion scolaire et de l'inflation des titres scolaires sont commandées par les transformations de la structure des chances de profit assurées par les différentes espèces de capital."

 

           De nombreux sociologues, plus tard, reprennent cette analyse du capital culturel, dans un sens critique. Si Raymond BOUDON lui dénie toute valeur explicative, d'autres comme Bernard LAHIRE, pointent le fait que la relation entre inégalités sociales et résultats scolaires est moins simple. C'est sur le plan de l'étude statistique de la scolarisation et de ses effets que la théorie présentée par Pierre BOURDIEU peut se montrer lacunaire ou insuffisante. Ainsi des résultats scolaires bien supérieurs à ce que l'on pourrait attendre selon celle-ci, obtenus par des écoliers en provenance de classes ouvrières obligent à repenser la problématique du capital culturel. On ne peut se contenter d'expliquer que des enfants de milieux économiques différents sont placés dans une même situation scolaire globale pour rendre compte des inégalités culturelles devant l'école. Bernard LAHIRE, dans plusieurs études (Tableaux de familles, 1995 ; L'homme pluriel, 1998) voit dans le rapport acquis à la pratique de l'écrit un indice pertinent pour expliquer ces résultats statistiques. Que ce soient dans les classes populaires ou dans les classes les plus riches, c'est surtout la pratique de l'écrit, et d'une forme d'écrit bien précise, qui favorise l'obtention des meilleurs parcours scolaires. La pratique quotidienne de l'écrit par les parents (dans les actes les plus banals comme celui de faire les courses ou de noter des recettes de cuisine) donne à celui-ci une valeur aux yeux des enfants qui peuvent prendre plaisir à utiliser des supports écrits dans leur vie familiale. Ces pratiques peuvent développer des dispositions rationnelles, logiques, calculatrices, allant sans doute jusqu'à introduire quotidiennement la distance entre le sujet parlant et son langage.  Bernard LAHIRE repère cette pratique régulière dans les familles de classes populaires, celles dont les enfants sont en réussite scolaire. Plus que des questions de hiérarchies sociales, il s'agirait alors de configurations familiales qui favorisent et défavorisent l'insertion scolaire. 

 

              Ces études sur la socialisation qui permettent de cerner la formation et la transformation des formes de capital culturel ne remettent pas véritablement en cause les avancées théoriques de Pierre BOURDIEU et de ses continuateurs (notamment dans les Actes de la recherche en sciences sociales).

   Par contre, la démarche de l'individualisme méthodologique de l'école formée par Raymond BOUDON, s'y oppose radicalement. Dans son oeuvre-manifeste (La logique du social), le sociologue expose une théorie qui, selon lui, rend "le plus complètement et le plus simplement compte" des résultats de nombreuses enquêtes statistiques sur la scolarisation : 

- il existe des différences entre classes sociales dans la distribution de valeurs affectant les comportements scolaires. En conséquence, un individu de classe sociale inférieure doit accorder en moyenne une valeur plus faible à l'enseignement comme moyen de réussite (hypothèse de l'existence de sous-cultures de classes) ;

- un individu de classe sociale inférieure aura en moyenne un certain handicap cognitif par rapport aux autres classes (hypothèse du déficit cognitif) ;

- un individu de classe sociale inférieure tend à sous-estimer les avantages futurs d'un investissement scolaire (hypothèse du calcul coûts-avantages) ;

- un individu de classe sociale inférieure tend en moyenne à surestimer les désavantages présents d'un investissement scolaire (hypothèse du calcul coûts-avantages) ;

- un individu de classe sociale inférieure tend par rapport aux autres classes à surestimer les risques d'un investissement scolaire (hypothèses du calcul coûts-avantages).

Cet ensemble de considérations fournissent selon l'auteur une théorie microsociologique du choix scolaire. Elle explique pourquoi le choix scolaire dépend faiblement de l'origine sociale lorsque la réussite scolaire est bonne, et pourquoi il en dépend fortement lorsque la réussite scolaire est mauvaise. Cette microsociologie veut suivre la carrière d'un enfant et d'un adolescent, comme une succession de décisions dont la fréquence, la nature et l'importance sont déterminés par les institutions scolaires. Comme l'auteur l'explique bien, il s'agit de substituer à un schéma factoriel un schéma décisionnel. Nous pourrions comprendre que finalement, un enfant de n'importe quelle classe sociale pourrait réussir ou échouer dans le système scolaire, uniquement parce qu'il a pris de bonnes ou de mauvaises décisions, individuellement. Dans la suite de l'ouvrage, le sociologue est bien entendu plus prudent, mais la tendance à présenter le parcours individuel comme s'il est un électron libre dans un marché scolaire, dont il ne présente d'ailleurs pas les contours et les caractéristiques, permet de faire l'impasse sur les nombreux conflits sociaux globaux présents dans le système éducatif. En ce sens, nous n'accordons pas à ce genre de microsociologique une valeur explicative bien grande. Il s'agirait finalement de reprendre les analyses courantes des économistes sur la rentabilité et de la productivité scolaires, en leur fournissant une explication très proche de celle que l'on donne pour les stratégies des acteurs économiques dans les théories libérales.

 

Raymond BOUDON, La logique du social, Hachette Littératures, collection Pluriel, 1997. Pierre BOURDIEU, Les trois états du capital culturel, dans Actes de la recherche en sciences sociales, Nombre 1979. 

 

                                                                                                                                        SOCIUS

 

Relu le 23 février 2020

 

 

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