Le sociologue américain, de (la deuxième) École de Chicago, mais aux méthodes et aux objectifs de travail qui y sont difficilement réductibles, consacre l'ensemble de son oeuvre à l'étude des professions, de la professionnalisation ou plus exactement aux "occupations", à commencer par la profession médicale. Auteur d'au moins cinq ouvrages importants en sociologie, il se qualifie lui-même d'interactionniste.
Même si son travail est parfois étudié sous l'angle de l'économie, sur les relations entre clientèle et profession, son apport est surtout sur un modèle logique ou idéal-type qui peut servir de matrice pour l'étude comparative systématique des occupations (entendre les professions). Peu traduit en France mais très connu aux États-Unis, il s'inspire selon lui des travaux d'Adam SMITH, de Karl MARX, d'Émile DURKHEIM et de Max WEBER bien plus que de ceux de George Herbert MEAD, Herbert BLUMER ou Anselm STRAUSS. Son goût se porte vers un type de description des relations sociales qui s'approche au plus près des interactions humaines dans des institutions concrètes, plus que vers des développements abstraits ou vers de grandes théories, bien que parfois il y penche.
Son oeuvre la plus connue en France, La Profession Médicale, parue aux États-Unis en 1970 (traduite en France en 1984), nécessite des travaux qui débutent dès 1955 pour collecter un matériel empirique dans la sociologie médicale. On y trouve une analyse du cadre macro-social, de la division du travail, de l'organisation formelle et administrative de la médecine qui prépare des travaux sur ce qui constitue sa préoccupation principale, l'étude des professions. Il publie en 1986, Professionnal powers, a Study of the Institutionalization of Formal Knowledge. Un de ses derniers livres, Professionalism, the third logic est paru en 2001.
La profession médiale
La profession médicale (traduction de Profession of medicine, A study of the sociology of applied knowledge), de 1970, porte un projet théorique ambitieux : tenter de découvrir les traits qui différencient, fondamentalement, une "profession" d'un simple "métier", et d'examiner les conséquences profondes pour les sociétés occidentales de l'organisation de la médecine en profession.
A partir du concept central d'autonomie professionnelle, Eliot FREIDSON décrit minutieusement l'organisation officielle de la profession médicale, les conditions et le déroulement du travail quotidien des médecins, ainsi que certains processus de construction sociale des maladies. Il élabore une critique sociale de la médecine : il tente de dévoiler l'immense travail social qui permet à celle-ci de produire, de maintenir et d'utiliser l'autorité légitime liée au statut de profession. Nous reprenons ici surtout une analyse sur l'ouvrage de Nicolas DODIER.
L'autonomie professionnelle est cette capacité, acquise par la médecine au début du XXe siècle, d'évaluer et de contrôler elle-même l'aspect technique de son propre travail. Fondée officiellement sur une compétence scientifique, cette autonomie est l'aboutissement d'une longue évolution historique au cours de laquelle, progressivement et difficilement, la médecine a écarté tous les guérisseurs concurrents pour imposer un monopole de diagnostic et du traitement des maladies.
Le sociologue américain établit une distinction importante entre l'autonomie technique, qui est le critère décisif de différenciation entre un métier et une profession, et l'autonomie socio-économique. Alors que la première est au coeur de l'autorité de la médecine, la deuxième est plus périphérique. Une comparaison des systèmes de santé de plusieurs pays occidentaux (USA, Grande Bretagne, URSS, France) montre que, quelles que soient les contraintes socio-économiques imposées parfois aux médecins, son autonomie technique n'est pas entamée : le médecin reste partout un professionnel, au sens fort du terme. Une facette primordiale de cette autonomie est la possibilité (et le devoir) de contrôle qu'elle implique sur tous les métiers paramédicaux. L'exercice de ce contrôle institue donc la médecine comme une profession dominante. L'auteur ne fait qu'effleurer les liens réciproques entre ces deux types d'autonomie (technique et socio-économique), mais en fait l'intensification des débats et des mesures nationales autour du contrôle des dépenses de santé, depuis la parution du livre, est un élément important qui concourt aux remises en question, partielles, de l'autonomie technique de la profession médicale. idem pour les débats autour de la bioéthique.
Après avoir mis à jour les caractéristiques formelles de la profession médicale, Eliot FREIDSON centre son attention sur l'activité réelle, quotidienne, des médecins. Il réaffirme là et applique les principes fondamentaux de sa démarche sociologique, qui en font un continuateur de la tradition interactionniste américaine (E. HUGUES, H. BECKER... ). En mettant l'accent sur l'influence directe de l'environnement sur l'exercice de la médecine, il privilégie une approche situationnelle ; et dans cette perspective, il vise avant tout une étude des relations sociales observables entre les médecins et les clients, les confrères, le personnel médical, ce qui l'amène à négliger l'influence de la structure sociale dans les pratiques des professionnels. Il met alors en évidence une double opposition.
D'une part une opposition entre les professions consultantes et les professions de savoir et de recherche. Parce qu'elle est une profession consultante, la médecine est confrontée à des clients : leurs attentes, leurs types de pathologies, leur origine sociale, tendent à modeler les cadres conceptuels et la pratique quotidienne des médecins, et ceci d'autant plus que l'idéologie de la profession tend elle-même à valoriser l'expérience clinique personnelle par rapport au savoir théorique.
D'autre part une opposition en la subordination à la clientèle, caractéristique des médecins situés aux premières loges du monde profane, et la subordination au monde professionnel, qui prévaut pour les autres spécialistes et pour les médecins hospitaliers. Ces deux pôles d'organisation de la pratique sont donc opposés par la "nature et l'importance du contrôle normatif" : contrôle par les clients versus contrôle par les confrères.
L'approche situationnelle permet de rapporter l'exercice de la médecine à des conditions précises de travail plutôt qu'à des valeurs générales supposées orienter l'activité professionnelle. Il critique âprement les travaux des fonctionnalistes (Talcott PARSONS en premier) en demandant le retour à un examen de l'exercice réel de la médecine, au-delà des idéologies médicales officielles. Mais par ailleurs, l'auteur laisse de côté tous les processus de représentations professionnelles qui passent par la constitution de groupes, d'entités collectives, qui agissent au-delà des confrontations directes et quotidiennes entre médecins et patients ou entre médecins... C'est qu'il s'intéresse uniquement à la profession en tant que telle, à l'exercice concret de son activité, pour dégager la variété des situations de travail, ainsi que les relations interpersonnelles entre médecins. La prise en compte des rapports entre segments au sein de la profession permettrait de cerner les luttes internes qui traversent celles-ci, et de compléter l'analyse des conditions sociales d'exercice de la médecine.
L'existence de l'autonomie professionnelle implique un contrôle interne exercé par les membres de la profession sur la qualité des soins délivrés aux malades. Au-delà des principes affirmés par les porte-parole de la médecine, Eliot FREIDSON constate le peu de portée réelle des dispositifs formels et informels d'autorégulation professionnelle,. Même lorsque des fautes professionnelles parviennent à la connaissance des collègues, la réaction de ceux-ci se borne généralement à une stratégie d'évitement, à un boycott "personnel". L'auteur relie ce laxisme à une "mentalité de clinicien". En effet, parce qu'il exerce une profession consultante, et donc qu'il doit résoudre des problèmes concrets d'individus, à la différence du chercheur, le praticien valorisera l'expérience personnelle directe qu'il a sur les patients et la responsabilité personnelle vis-à-vis du malade. La singularité fondamentale de sa relation avec un malade tend alors à exclure la mise à jour de critères qui permettraient à ses collègues d'évaluer son propre travail.
La question du contrôle interne de la profession met en relief le fait que la pratique médicale est un savoir appliqué. Cette pratique s'appuie sur un savoir théorique général et l'applique à des événements et des individus singuliers. L'interprétation par l'auteur du laxisme du contrôle interne de la profession médicale pointe donc le caractère problématique du passage entre les catégories générales du savoir et la singularité des situations auxquelles sont confrontés les médecins. En examinant des processus peu visibles d'autorégulation professionnelle, le sociologue américain prend un contre-pied décapant par rapport aux positions officielles, mais ne pousse pas plus loin l'analyse de ces "affaires".
L'ouvrage s'attache à cerner une réalité sociale de la maladie, distincte de sa réalité biologique. Il jette les fondements pour une approche sociologique des maladies, qui mette entre parenthèses toute prétention à statuer sur leur réalité biologique. L'auteur utilise les perspectives sur la déviance ouvertes par la théorie de l'étiquetage (E. LEMERT, Social Pathology, 1951 et H. BECKER) pour montrer en quoi la maladie est véritablement créée par la médecine en tant que rôle social. Si la maladie est bien une déviance comme l'indique Talcott PARSONS, elle est avant tout une déviance "étiquetée". Tout comme la justice, ou autrefois le clergé, la profession médicale est donc une institution de contrôle social, qui construit des catégories générales de définition de la maladie, et qui décide par le diagnostic que tel client est malade et que tel autre ne l'est pas. Loin d'être le seul résultat d'une pure activité scientifique, la pratique médicale est aussi, irréductiblement, une entreprise morale. L'auteur détaille certains traits de la construction "professionnelle" de la maladie : parti-pris en faveur de la maladie, influence des différentes écoles médicales, variables qui déterminent l'expérience clinique du médecin. Il rappelle en même temps les déterminants de la construction "profane" de la maladie : différences sociales et culturelles dans les réponses aux symptômes, et dans l'utilisation des services médicaux. Il montre comment les interactions thérapeutiques apparaissent, structurellement, comme des négociations et des conflits, plutôt que comme le reflet d'une identité de but.
L'ouvrage constitue un jalon important de la sociologie de la maladie : il montre comment le sociologue peut écarter tout "point de vue de vérité scientifique" sur les maladies, et constituer les processus de construction sociale des maladies, comme des objets d'investigation en eux-mêmes. Toutefois, en se centrant sur la profession, l'auteur néglige d'examiner les mécanismes par lesquels, hors des institutions médicales, les maladies sont constituées comme des objets sociaux au cours d'activités pratiques. Son effort est d'établir avant tout une position critique solide vis-à-vis de la profession médicale. Un axe principal de ses développements est de rechercher à séparer l'idéologie médicale de l'organisation sociale effective de la profession. Cet effort, qui irrigue les trois premières parties de l'ouvrage, apparaît avec éclat dans la dernière, lorsque l'auteur mobilise ses résultats antérieurs pour argumenter son désaccord face à l'ampleur des prérogatives actuelles de la médecine dans les affaires publiques. La critique de cette position privilégiée de la médecine dans les sociétés industrialisées (mais on pourrait aussi discuter de la place du sorcier dans d'autres sociétés...) s'inscrit dans le cadre d'une inquiétude plus générale sur l'influence grandissante des "experts" dans la conduite des affaires publiques. Pour lui, les médecins constituent l'exemple-type de ces experts qui, au nom d'un savoir et d'une compétence, édictent des principes moraux qui débordent largement le strict domaine de leur compétence spécialisée. Nous nous posons la question de savoir, compte tenu de ce que nous savons d'une neutralité au moins affichée du corps médical français, si la réalité américaine n'influence pas trop fortement ses conclusions.
Vers une étude systématique des professions, de la profession
Professional Powers,a Study of the institutionalization of formal knowledge, de 1986, ainsi que Professionalism, the third logic, de 2001, forment l'aboutissement d'un effort de systématisation de l'étude de la profession en général. Il faut entendre par là, à partir du terme activité, une catégorie spécifique regroupant les professions médicales, juridiques, professorales, le clergé et les ingénieurs. L'apport d'Eliot FREIDSON dépasse le seul cas de la profession médicale pour examiner la formation et le fonctionnement de la profession en général.
Le fait de voir les professionnels comme des travailleurs dans la position inhabituelle de contrôler leur propre travail mène, selon sa propre présentation, vers trois entreprises.
Il présente dans Professional Powers (University Press, non traduit en France), une description analytique des institutions qui soutiennent les professions aux États-Unis, les identifiant selon leur place dans la classification officielle américaine des emplois. il décrit également les privilèges dont jouissent les occupations classées comme professions devant les tribunaux, par exemple, la position spéciale de l'expert en tant qu'elle s'oppose à celle du témoin ordinaire ; ou encore le droit de refuser de livrer à la cour des informations sur des clients. Il analyse, plus important encore, comment des organisations avaient ou ont l'obligation de ne pourvoir certains emplois qu'avec des gens possédant les titres ou diplômes correspondants. Même si les statuts aux États-Unis ne correspondent pas trait pour trait à ceux des mêmes professions en France, nous pouvons reconnaître toute une gamme de professions, dites souvent libérales, des avocats, des médecins... Il décrit également l'anomalie que constitue la position des professionnels salariés qui, conformément aux lois fédérales du travail, sont classés comme directeurs et non comme travailleurs et se voient refuser le droit de se syndiquer. Enfin, il traite de l'influence des professions tant sur la création de normes légales concernant les produits et les services, que sur des problèmes plus vastes de politiques publiques.
Deuxième entreprise, il collecte toutes les informations possibles sur cinq professions dans cinq pays (France, Allemagne, France, Russie, Royaume-Uni et États-Unis), dans le domaine juridique, médical, scientifique et enseignant, du XVIIIe au XXe siècle, qui aboutit à Professionalism, the third logic (Cambridge, Polity Press and Oxford, Blackwell Publishers), non traduit en France. Il veut tirer au clair le problème suivant : considérant les différences qui existent entre professions, quels que soient les pays et considérant l'effet des forces historiques globales comme l'industrialisation, la révolution et la guerre, comment cela pèse-t-il sur les privilèges professionnels, sachant que chaque pays a sa logique historique et institutionnelle?
Troisième entreprise, il effectue un effort de construction d'un modèle logique compréhensif (ou idéal-type) du professionnalisme. Ce type idéal de profession est celui d'une position officiellement établie qui neutralise le pouvoir des consommateurs comme des employeurs en fournissant à une occupation le pouvoir de contrôler une division du travail, un marché du travail et des instances de formation. Ce qui laisse pendant selon lui-même la question de savoir quelles sont les conditions pour que ce contrôle soit établi et conservé. Ces conditions étant très contingentes en dernier ressort. On trouve dans son essai Professional Dominance des éléments de ces interrogations.
Ses travaux sur les professions marquent la sociologie américaine. "Le professionnalisme comme troisième logique", de 2001, est considéré comme le premier traité sur le professionnalisme, considéré comme principe organisateur de la division du travail. A la différence des logiques de marché et de la bureaucratie, le professionnalisme implique une articulation entre des types de savoir, d'organisation, de carrière, de formation et d'idéologie, il représente bien une "troisième logique", une logique prenant la forme d'un idéal-type wéberien qui transcende le cadre particulier des métiers spécialisés. Dans l'esprit d'Eliot FREIDSON, il ne s'agit pas de substituer une explication de la division du travail à d'autres, mais bien de distinguer parmi ces autres, celle bien particulière d'un ensemble de professions, qui de ce fait, pèsent d'une manière particulière sur l'évolution sociale. Cette analyse débouche sur l'étude de l'expertise en tant que telle, qui permet de mettre en évidence des conflits d'intérêts et des conflits de rationalités (Jean-Yves TRÉPOS, Savoirs professionnels et situations d'expertise, dans Savoir, Travail et société).
De multiples essais, malheureusement peu diffusés en France, comme professionalism as Model and Ideology, de 1992, indiquent toute une évolution de professions, dont la plus puissante, la profession médicale, où celles-ci perdent peu à peu de leur importance, en tant que corps de savoirs et de pratiques, face au pouvoir de l'État et du capital. Sans doute à cause de la régression de leur pouvoir, Eliot FREIDSON, et c'est très visible dans La troisième logique, prend leur défense, étant convaincu que le problème du professionnalisme n'est ni économique ni structurel, mais idéologique et culturel. Sa préoccupation est alors de sauver "l'âme du professionnalisme", afin de combattre l'emprise du marché et de la bureaucratie.(Mirella GIANNINI et Charles GADEA)
Eliot FREIDSON, La profession médicale, Payot, 1985.
Nicolas DODIER et Sébastien DARBON, Eliot FREIDSON, La profession médicale, dans Sciences sociales et santé, volume 3, n°1, 1985 ; Introduction et traduction par Simone CHAPOULIE, Une Conférence d'Eliot FREIDSON, 1998.
Mirella GIANINI et Charles GADEA, "Eliott Freidson", Knowledge, Work & Society/ Savoir, Travail et Société, n°2, 2006, L'Harmattan. Notez qu'il s'agit d'un ouvrage bilingue (anglais-français).
Relu le 3 octobre 2020