La question de l'énergie utilisée dans les activités humaines n'est pas réductible ni à une question technique ni à une question économique. Du feu à l'énergie nucléaire, en passant par l'eau, le bois, le charbon et le pétrole, les différentes énergies entrent dans différents fonctionnements socio-politique et socio-économique, dans autant de formes de civilisation, dans lesquels se dynamisent plusieurs types de conflit. S'il nous est difficile de reconstituer les différents conflits, notamment entre espèces d'hominidés, qui sont engendrés par certains types de coopération/conflit, et qui eux-même en engendrent d'autres, nous avons en notre possession une quantité d'informations de tout genre pour comprendre ceux qui tournent autour de l'eau, le bois, le charbon, le pétrole et l'énergie nucléaire.
Il existe des liaisons, qui se retrouvent à de nombreux endroits comme en de nombreux temps du monde entre formes d'énergie, types d'urbanisation, modes de production, rapports sociaux, rapports entre l'humanité et la nature. Les études de Fernand BRAUDEL sont à cet égard bien utiles, notamment pour les périodes pré-industrielles et préparant les périodes industrielles proprement dites.
Dans des oeuvres militaires ou des études stratégiques se retrouvent l'importance considérable des lieux possibles de production d'énergie, avec tous les appareils de mines, de communication et d'exploitation, parfois très clairsemés et parfois très rares à la surface de la planète, sans compter la répartition très inégale des terres et des mers directement utilisables. Dans des études économiques, notamment sur l'émergence et le fonctionnement du capitalisme, sur ses différentes crises parfois, défilent des événements où l'énergie a une bonne place. Enfin, la géopolitique de l'énergie, entendre celle du pétrole et du nucléaire explique bien des conflits et bien des guerres.
Énergies et types de société
Ce qui apparait moins toutefois, dans beaucoup moins d'études, c'est la liaison, surtout après la période pré-industrielle, entre la manière dont est extraite, canalisée et consommée l'énergie et la forme des sociétés. Forme des sociétés en tant que structure technique mais aussi politique.
Déjà les luttes autour du pétrole ne sont connues que des années après, vu le succès de l'opacité organisée des entreprises pétrolières. Avec le nucléaire, le civil et le militaire étant extrêmement liés dans leur genèse et dans leur fonctionnement (politique de secret militaire et industriel), apparait encore plus, avec l'utilisation de l'électricité produite de manière concentrée et distribuée ensuite à travers des réseaux extrêmement complexes, des dysfonctionnements, dans les processus dits démocratiques. Concentration d'énergie peut rimer, à certains égards, avec concentration de pouvoir.
Si le pétrole en tant qu'énergie est devenu indispensable dans les transports de toutes sortes, l'électricité (qu'elle soit d'origine hydraulique, thermique ou nucléaire d'ailleurs) est devenu indispensable à la vie de tous les jours...
D'ailleurs, que ce soit pour l'eau ou pour le nucléaire, la production de l'énergie est très liée avec un certaine organisation des pouvoirs et une certaine répartition des bénéfices économiques.
De même que dans les villes du Moyen-Age européen, les (dirigeants des) porteurs d'eau avaient une place centrale pour leur viabilité, de même dans nos villes modernes, les ingénieurs-techniciens et les financiers de l'électricité exercent une réelle emprise sur elles.
Des sources d'énergie...
Le problème clef dans l'évolution de la civilisation matérielle, nous explique Fernand BRAUDEL, réside dans les sources d'énergie. Dans son étude en trois volumes qui porte surtout sur les XVe-XVIIIe siècles, l'historien français indique, qu'entre ces deux siècles, "l'homme dispose (...) de sa propre force ; de celle des animaux domestiques ; du vent ; de l'eau courante ; du charbon de bois ; du charbon de terre." La maitrise du feu appartient déjà à une période longtemps antérieure, et il ne discute que peu - mais il le fait par ailleurs - de l'utilisation de la force humaine : esclavage et servage. "Au total, de sources diverses, poursuit-il, encore modiques, d'énergie. Le progrès aurait consisté à miser, nous le savons, instruits par les événements à venir, sur le charbon de terre, utilisé en Europe dès les XIe et XIIe siècles, et en Chine, (...), dès le IVe millénaire avant l'ère chrétienne ; surtout à l'employer systématiquement, sous forme de coke, dans la métallurgie du fer. Mais les hommes mettront très longtemps à reconnaître dans le charbon autre chose qu'un combustible d'appoint. La découverte du coke elle-même n'entraina pas aussitôt son usage."
Après avoir exposé la longue hésitation en Europe comme en Chine de faire appel à une autre forme énergie que la force humaine, de nombreux textes argumentant sur les possibilités respectives de l'homme et de l'animal dans les travaux des champs, Fernand BRAUDEL constate que "la condition du progrès, sans doute, (...) est un équilibre raisonnable entre le travail omniprésent de l'homme et les autres sources énergétiques de remplacement. C'est un profit illusoire que l'homme les concurrence outre mesure, comme dans le monde antique et en Chine, où le machinisme a été finalement bloqué par le travail à bon marché des hommes : esclaves de la Grèce et de Rome, coolies trop efficaces et trop nombreux de la Chine. En vérité, pas de progrès sans une certaine valorisation de l'homme. Qu'il soit une source d'énergie d'un certain prix de revient, et il faudra songer à l'aider, ou mieux à le remplacer.
"Une relève de l'homme s'est opérée très tôt grâce aux animaux domestiques, luxe d'ailleurs fort mal réparti à travers le monde. L'histoire de ces "moteurs", (est) plus claire si l'on distingue, d'entrée de jeu, le Vieux et le Nouveau Monde." En Amérique, tout parait assez simple : seul le lama est suffisamment abondant pour être utilisé à (relative) grande échelle. Tous les autres animaux sont venus d'Europe... Dans le Vieux Monde, "les jeux ont commencé depuis longtemps. D'où des situations très anciennes, compliquées".
Compliquées, dans le sens où les ressources animales sont concentrées : presque rien dans les déserts ou seuls le dromadaire d'abord, puis le chameau ensuite, marque les traits des civilisations nomades, puis par extension la circulation des marchandises et des hommes entre civilisations sédentaires ou semi-sédentaires. "L'Islam a eu pratiquement le quasi-monopole d'un animal puissant pour les transports locaux, le labourage ; les norias (...), enfin pour les liaisons caravanières à grande distance du Sahara, du Proche-Orient, de l'Asie centrale, toutes liaisons qui sont à inscrire à l'actif d'un ancien capitalisme agile. (...) L'Islam, maître (et longtemps) de toutes les communications internes du Vieux Monde, a trouvé dans cet outil l'élément décisif de sa primauté marchande. Le boeuf (plus le buffle et le zébu) s'est diffusé, quant à lui, à travers tout le Vieux Monde, arrêté seulement au Nord par la forêt sibérienne où le renne (sauvage et domestique) a son domaine, et plus au Sud par la forêt tropicale, notamment en Afrique, où la mouche tsé-tsé lui barre la route."
Fernand BRAUDEL poursuit ensuite son analyse pour le cheval, avec des situations bien différentes en Europe et en Chine ou dans les pays de l'Islam, l'Occident connaissant un certain retard en ce qui concerne l'utilisation de cette énergie animale, ne le rattrapant véritablement qu'au XVIIIe siècle, tant sur le plan des activités agricoles, de transport ou militaires. Des problèmes énormes de transport, tant des marchandises que des personnes se posent alors dans les villes, pleines d'écuries, de centres de ravitaillement...
"Avec les XIe, XIIe et XIIIe siècles, l'Occident connait sa première révolution mécanique. Révolution? Entendons par là l'ensemble des transformations qu'a impliquées la multiplication des moulins à eau et à vent. Ces "moteurs primaires" sont sans doute de modique puissance (...). Mais dans une économie mal fournie en énergie, ils représentent un surcroît de puissance considérable. Ils ont joué un rôle certain dans la première croissance de l'Europe." Il décrit l'opération "géniale" qu'a été le redressement de la roue à la verticale que réalisent les ingénieurs romains dès le premier siècle avant notre ère, véritable innovation technologique que ne connait pas, par exemple, la Chine. "Le moulin est devenu (...° l'outil universel, de sorte que, utilisée à plein ou non, la force des rivières s'impose partout, impérativement. Les villes "industrielles" (et alors, quelle ville ne l'est pas?) s'adaptent au fil des rivières, prennent des allures de ville à demi vénitienne, du moins le long de trois ou quatre rues caractéristiques." Jusqu'au XVIIIe siècle, le moulin est une sorte de mesure standard de l'équipement énergétique de l'Europe préindustrielle." L'historien ne le mentionne pas, mais le couplage de ces moulins (pour moudre le blé) et des greniers confèrent à la classe qui les possèdent et qui les gèrent, qu'elles travaillent dans le cadre de la seigneurie, de la municipalité ou de la royauté, une puissance redoutable.
"Aujourd'hui, les calculs relatifs à l'énergie laissent de côté le travail des animaux et, d'une certaine façon, le travail manuel des hommes ; souvent aussi le bois et ses dérivés. Or, avant le XVIIIe siècle, le bois, premier des matériaux courants, est une source importante d'énergie. Les civilisations d'avant le XVIIIe siècle sont des civilisations du bois et du charbon de bois, comme celles du XIXe le seront du charbon de terre. (...) L'omniprésence du bois a pesé hier d'un poids énorme. L'Europe, si bien partagée du point de vue forestier, en a tiré une des raisons de sa puissance. En face d'elle, l'Islam, à long terme, a été miné par la pénurie de ses ressources forestières et leur progressif épuisement." Ce bois qui sert à quasiment tous les usages, de la construction au chauffage, comme à la confection des objets métalliques (les forges sont également des lieux de concentration de puissance ; très tôt les autorités politiques tentent de s'en garantir le monopole). C'est l'occasion d'un gigantesque gaspillage qui entame plus de la moitié du patrimoine forestier dans toute l'Europe. La forêt, qui est aussi représentée comme mystérieuse et dangereuse, laisse la place aux espaces cultivés, aux chemins, L'accroissement des villes oblige à un énorme ravitaillement, "une vaste organisation des transports, l'entretien des voies d'eau qui servent au flottage, plus des réseaux marchands étendus, une surveillance des réserves pour lesquels les gouvernements multlplient réglementations et interdictions."
Malgré ces efforts de "rationalisation" de l'utilisation du bois, cette source d'énergie commence à manquer. "D'où des tensions qui ne cessent de s'aggraver avec l'essor du XVIIIe siècle. "C'est de cette crise, latente en Angleterre dès le XVIe siècle, que sortira à la longue la révolution du charbon de terre." Le charbon de terre occupe bien avant cette époque les postes mineurs que lui laisse le charbon de bois dans les chaufferies et les "fenderies", les tréfileries, celui-ci se véhiculant sur d'assez grande distance. "A l'échelle de l'Europe, il n'y a que deux réussites précoces d'une certaine ampleur, celle du bassin de Liège, celle du bassin de Newscastle en Angleterre" dès le XVe siècle." Surtout Newcastle qui donne au royaume anglais une supériorité en Europe.
"(...) en deçà de la Révolution industrielle, il y a eu un stade préalable. Les attelages, les flammes de bois qui brûle, plus ces moteurs élémentaires au fil des rivières et du vente, plus une multiplication des hommes à l'ouvrage, tous ces éléments ont provoqué, du XVe au XVIIe siècle, une certaine croissance européenne, une lente montée de force, de puissance, d'intelligence pratique. C'est sur cette poussée ancienne que s'appuie un progrès de plus en plus vif à partir des années 1730-1740. Il y a eu ainsi, imperceptible, bien souvent et méconnue, une pré-révolution industrielle, soit une accumulation de découvertes, de progrès techniques, quelques-uns spectaculaires, les autres qu'il faut comme déceler à la loupe : ces engrenages divers, ces crics, ces chaînes articulées de transmissions, ce "système génial bielle-manivelle", le volant qui crée la régularité de tout mouvement, les laminoirs, la machinerie de plus en plus compliquée des mines."
Cette description, menée également par Pierre LÉON et ses collaborateurs dans leurs ouvrages sur l'histoire économique du monde, est souvent bien globale, rendant intelligible les ressorts de la future domination de l'Europe. Mais peu d'études sociales existent encore sur les ressorts des conflits politiques et sociaux qui se trouvent dans les répartitions inégales des sources d'énergie et dans les stratégies d'accaparement de ces sources par des fractions bien précises des populations entrainées toutes entières dans ce progrès technique. C'est notamment par le développement de la métallurgie, de plus en plus présente dans les armées, que s'opèrent ces évolutions et ces concentrations de pouvoir. Il existe un certain enclenchement entre la fréquence des guerres, de plus en plus gourmandes de métaux façonnables par ces sources d'énergie, la montée des tensions sociales, notamment à l'intérieur des villes, la multiplication de conflits entre divers métiers, divers privilèges, divers pouvoirs locaux et nationaux, voire entre divers pouvoirs religieux et bob-religieux. Avant le XVIIIe, voire le XIXe siècle, nous dit Fernand BRAUDEL, le fer n'est "pas capable, par sa masse à la production et à l'emploi, de faire basculer de son côté la civilisation matérielle. Nous nous trouvons avant la première fusion de l'acier, avant la découverte du puddage, avant la généralisation de la fonte au coke (...)..." Au XIXe siècle précisément commence l'ère des conflits sociaux de masse, avec face à face les propriétaires des moyens de production et les ouvriers utilisés souvent comme demi-esclaves. Les conflits sociaux entre classes sociales qui ne se mélangent pas sont alors la règle. Ils trouvent leurs origines dans cette maitrise technologique (monopolisée par la force ou simplement le plus souvent, par la connaissance réservée) par certaine classes sociales des processus de réalisation des sources d'énergie aux sources de pouvoir politique.
Énergie et civilisation
Louis PUISEUX, à partir d'un questionnement sur la place de l'énergie nucléaire, explore rétrospectivement les relations entre énergie et civilisation. "Quel rôle a joué, dans le développement des civilisations, l'utilisation par l'homme des formes d'énergie non humaines?" Il s'aide pour cela des analyses d'André LEROI-GOURHAN (Le geste et la parole, Albin Michel, 1963) et de Fernand BRAUDEL (Civilisation matérielle, économie et capitalisme).
La notion de grand processus d'extériorisation avancée par le premier vient d'une analyse de l'arrachement de l'homme au conservatisme biologique, de l'extension par des outils non biologiques propres de ses capacités. Par le feu, la force animale et les autres énergies s'enclenchent et perdurent les grands processus civilisationnels, jusqu'à l'apparition des grandes ensembles politiques et de l'État. L'analyse même de ces grands processus civilisationnels par le second, indique la lente montée de l'utilisation de quantité d'énergies de plus en plus importantes, tirée de l'exploitation du bois, du charbon, puis du pétrole. Ce dernier aborde aussi la formation du capitalisme avec tous les conflits inhérents à cette économie.
Quantitativement, il n'y a eu qu'une seule révolution énergétique, celle du charbon et du pétrole. "Et c'est bien l'énergie, cette fois, qui opère la révolution. Le bond prodigieux du XIXe siècle tient dans le fait que le charbon répond tout à la fois à la fabrication d'acier, à la force motrice pour tirer le minerai comme pour faire tourner les machines-outils". Le siècle de la vapeur est aussi celui de l'asservissement le plus écrasant du travailleur manuel. André VARAGNAC (La conquête des énergies, Hachette, 1972) analyse les conséquences de l'utilisation de plus en plus importantes des "énergies auxiliaires", "si puissantes et si commodes à utiliser qu'ils ont commencé à éliminer inexorablement les moteurs musculaires, animaux et humains", en même temps, précise Louis PUISEUX, que les croyances religieuses : "pour assurer une bonne récolte, mieux vaut désormais consulter l'ingénieur agronome que la Sainte Vierge".
Du panorama de l'histoire parcourue, survolée, Louis PUISEUX retient deux éléments :
- Le technicien fait toujours autre chose que ce qu'il croit faire. Les exemples abondent, du chasseur paléolithique au paysan néolithique, du tisserand anglais au travailleur de l'électro-nucléaire. Chacun oeuvre pour sa survie et sa vie à court terme alors qu'il concourt à la lutte des classes ;
- Toute l'histoire humaine peut être lue comme le déploiement d'une dialectique de forces opposées, les unes centripètes, tendant à l'unification, du village à l'empire, de la planète, les autres, centrifuges, tendant à la diversification des individus, des propriétés, des villes, des régions, des groupes ethniques, des cultures.
Ces forces centripètes et centrifuges se nourrissent des conditions d'utilisation de l'énergie, tant techniques que sociales, tant politiques qu'économiques. C'est l'étude de ces conditions-là qui permet de comprendre maints conflits.
Louis PUISEUX, La babel nucléaire, Éditions Galilée, 1977. Sous la direction de Pierre LÉON, Histoire économique et sociale du monde, en 6 volumes, Armand Colin, 1978. Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, en 3 volumes, Armand Colin, 1979.
STRATEGUS
Relu le 20 mai 2021