L'escalade renvoie à tout type de conflit où chacun des adversaires s'efforce de gagner un avantage comparatif quelconque. Ce peut être un processus involontaire, la guerre étant notoirement reconnue pour sa capacité à développer sa propre dynamique, en dehors de tous les plans stratégiques. Ce n'est qu'à la suite de reconstitution de conflit que l'on tente de donner une explication rationnelle à son escalade, mais si les causes et les conséquences d'un conflit sont identifiables, sa dynamique, sur le moment, est difficilement contrôlable. S'agissant de conflits qui peuvent déboucher sur l'utilisation d'armes nucléaires, les analystes de font de plus en plus prudents, au fur et à mesure que l'on s'éloigne du début de l'ère nucléaire, tant les conséquences de cette utilisation risque d'être tout à fait définitives...
De la crainte de l'escalade "incontrôlable"...
Dans la littérature nucléaire, rappelle Thérèse DELPECH, "la gestion fes escalades est décrite soit comme la tentative de contrôler les différentes étapes du conflit (c'est-à-dire s'en tenir à une guerre conventionnelle ou tâcher de limiter un conflit nucléaire) ou comme un ensemble de "barreaux" d'échelle, offrant des options différentes à chaque niveau. Le célèbre livre de Herman Kahn De l'escalade (On escalation, Metaphors and Scenarios, Penguin Books, 1968), explore la seconde proposition, bien qu'avec ses 44 échelons - pourquoi diantre 44? - et le recours au nucléaire situé au 15e barreau, on voit mal quelle valeur opérationnelle cela pourrait avoir.
Des termes comme "explosion", "expansion" et "éruption" sont fréquemment utilisés en rapport avec l'escalade ; tous ces termes prêtent à confusion." Il est vrai que dès le début de l'utilisation du nucléaire, le ou les champs de bataille et même l'ensemble de la planète, ressembleraient sans doute fort à un chaos... Déjà, l'utilisation d'armes conventionnelles font ressembler les champs de bataille à un merdier parfois indescriptible où tout se passe, y compris des tirs meurtriers fratricides en série (et à grande échelle), imaginez l'emploi d'armes nucléaires... Mais la grande majorité de la littérature discute bien entendu de l'avant de l'utilisation du nucléaire, considérée comme un pallier irréversible vers les extrêmes, en termes d'escalades et de désescalades dans des crises plus ou moins graves.
"Pendant la crise des missiles de Cuba, deux exemples différents d'escalade se présentèrent, le 24 octobre et le 27 octobre. Le premier fut le résultat de la décision délibérée du président Kennedy d'ordonner un blocus naval ; le second fut la conséquence d'un enchainement de circonstances. Pendant ce second jour, la crise atteignit un tel paroxysme qu'on fut à deux doigts de déclencher la guerre nucléaire, et plus d'une fois.
Le principal problème provient aujourd'hui de l'existence d'adversaires dénués de toute retenue dans la poursuite d'objectifs absolus. Un processus d'escalade meurtrière pourrait s'enclencher, qu'il serait bien difficile d'arrêter ensuite. Dans de telles circonstances, une escalade aurait toutes les chances d'aboutir à un résultat différent de celui observé dans les deux cas qui viennent d'être évoqués."
L'auteur fait référence ici précisément au cas de la Chine, qui risque d'avoir une vision toute différente de celle de l'URSS à propos de l'escalade (Forrest E MORGAN, Karl P. MUELLER, Evan S. MEDENOS, Kevin L. POLLEPTER et Roger CLIFF, Dangerous Thresholds : Managing Escalation in the 21st century, Rand Coroporation, Santa Monica, Californie, 2008).
Stratégie déclaratoire...
Étant donné le fait que la stratégie nucléaire est (jusqu'à présent) surtout une stratégie déclarative, et que cette stratégie déclarative repose sur un déploiement constant de forces matérielles, sous forme de programmes d'armements, d'implantation d'installations nucléaires, de ciblage des missiles, de mise en mouvement de vecteurs d'armements, plus ou moins révélés à l'adversaire selon la logique de la dissuasion, la théorie de l'escalade traite surtout, notamment à travers la théorie des jeux, du déploiement des armements, quantitativement et qualitativement. Et ce depuis l'annonce de mise en oeuvre d'un programme d'armements (qui peut rester complètement virtuel) aux mouvements très concrets des troupes concernées par une mise en oeuvre des armements nucléaires.
Alain JOXE pose la question de savoir si l'escalade, à la suite des travaux théoriques d'Herman KHAN par exemple (mais pas seulement), est un "logiciel de l'intervention ou une logistique de la panoplie?"
"Il existe plusieurs manières de représenter l'escalade sous une forme réelle. La plus concrète (et la seule qui ait été vécue) est celle qui consiste à institutionnaliser une hiérarchie d'états d'alerte - procédures militaires prévoyant certaines mesures précises. Sur décision du pouvoir politique, l'appareil armé peut prendre une figure de plus en plus menaçante parce que de plus en plus proche de la mise en oeuvre. Cet échelonnement existe dans toutes les institutions militaires. La différence est qu'aux États-Unis la mise en état d'alerte en temps de crise comporte des éléments nucléaires. Les Américains distinguent ainsi cinq échelons, créés par le Joint Chiefs of Staff en 1958, et intitulés DEFCON (Defense Conditions). Un ordre émanant du président ou du vice-président descend le long de la chaine de commandement par le secrétaire à la défense, le joint Chiefs of Staff et les différents commandements (unifiés ou spécifiés) jusqu'aux officiers responsables de chaque arme. C'est le Joint Chiefs of Staff qui a la responsabilité d'aménager le contenu de chacun des états d'alerte. Un système comparable a été mis en place pour l'OTAN, où la chaine de commandement chargée de transmettre l'ordre de mise en état d'alerte descend du Comité des plans de défense (Defense Planning Commitee). L'OTAN intégré compte aussi cinq échelons intitulés LERTCON, et qui son bien évidemment strictement conformes aux degrés DEFCON des États-Unis. DEFCON 5 et DEFCON 4 sont les nivaux normaux en temps de paix. DEFCON 3 met les troupes en état d'alerte, en attente d'ordres imminents. DEFCON 2 exige que les troupes soient prêtes au combat et DEFCON 1 que les troupes soient déployées pour le combat. Sur le plan nucléaire, les états d'alerte sont de même nature : DEFCON 3 prévoit que les sous-marins nucléaires qui ne sont pas déjà en patrouille opérationnelle se préparent à quitter les ports. DEFCON 2 les fait sortir des ports. Le SAC est normalement à DEFCON 4, c'est-à-dire qu'il comporte en permanence des avions en vol opérationnels. Lors des crises de 1960, 1962 puis 1973, le degré DEFCON 3 a été atteint, et même le DEFCON 2 au cours de la crise cubaine.
En stratégie nucléaire, le passage de DEFCON 5 à DEFCON 3 constitue évidemment un "message" dans la métaphore de l'escalade. Mais le contenu réel du message est donné par le type de moyens mis en état d'utilisation immédiate et le type d'opération que ce déploiement rend plausible. L'expérience des guerres classiques permet d'interpréter aisément le déploiement de cinq divisions blindées le long d'une frontère comme une menace d'invasion. Pour le déploiement nucléaire, il faut descendre aux détails du ciblage et en communiquer le contenu à l'ennemi. Mais l'utilisation du nucléaire comporte un risque de riposte catastrophique, la meance ne doit pas être trop alarmante si l'on ne veut pas risquer la "préemption" ou le "lancement sur alerte" de l'ennemi. Il s'ensuit que les mots de l'échelle d'escalade nucléaire ne doivent pas être simplement des capacités opérationnelles, comme dans les menaces et déploiements classiques, mais, d'une manière plus complexe, des déploiements manifestant une capacité crédible de passer à un échelon supérieur."
C'est le caractère délicat de l'escalade nucléaire qui rend important toutes les manoeuvres antérieures, et ce jusqu'à l'annonce de programmes d'armements. Cela alimente une spirale du surarmement, sous-tendue ou soutenue par les doctrines stratégiques plus ou moins adaptées.
Il s'agit d'aller également en avant d'un possible déroulement de la crise - on est toujours dans le cadre de l'imaginaire stratégique - en dressant des stratégies complexes de riposte graduée, de la mise en oeuvre des armements conventionnels au feu nucléaire, avec à chaque niveau possible d'engagement la vision d'une escalade dont on espère maitriser les termes. C'est en cas d'échec de la dissuasion que sont mises à l'étude des stratégies nucléaires tactiques, puis stratégiques, qui permettraient à chaque barreau d'une escalade, de laisser le temps à l'adversaire de s'arrêter à temps avant le niveau d'engagement suivant, la dissuasion existant alors à chaque niveau de l'escalade... On peut alors mettre sur pied des programmes d'armements permettant l'existence de chaque barreau d'escalades, des roquettes conventionnelles puissances aux armes tactiques de l'ordre de la kilotonne aux vecteurs de missiles à têtes multiples, eux-mêmes soutenus d'autant de leurres.... La disparition du système des blocs a mis heureusement fait à cette logique, faisant abandonner de nombreux programmes d'armements, faisant mourir de nombreux théories en préparation, sans pour autant que soient abandonnées des perspectives tracées jusqu'alors (déploiement de systèmes électroniques et informatiques, satellites à fonctions multiples notamment...).
Alain JOXE, Le cycle de la dissuasion, La Découverte/FEDN, 1990. Thérèse DELPECH, La dissuasion nucléaire au XXie siècle, Odile Jacob, 2013.
STRATEGUS
Relu le 9 octobre 2021