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7 septembre 2010 2 07 /09 /septembre /2010 08:05

      Comme l'écrit Aymeric CHAUPRADE, les sociétés occidentales "ne voient pas toujours le lien géopolitique qui existe, par la chaîne "économique" de la drogue, entre les conflits de dévolution des États du Tiers-Monde, en Afrique, en Asie, en Amérique Latine, et les germes de guerre civile dans les enclaves de sous-développement économique et culturel des sociétés occidentales."  

Reprenant à très grand trait la problématique de la drogue comme facteur géopolitique, l'auteur du gros volume Géopolitique, cite Antoine BOUSTANY pour l'illustrer : "Les archéologues et les visiteurs de la citadelle de Baalbeck, au coeur de la plaine de la Bekaa, au Liban, et qui était considérée comme le grenier de Rome, peuvent admirer les sculptures finement dentelées qui ornent le pourtour du grand portail du temple de Bacchus la répétition miraculeuse des trois plantes : un épi de blé, une grappe de raisin et une tête de pavot." La drogue a toujours possédé un grand poids économique, alimente depuis des siècles les guérillas locales, les séparatismes et sans doute des révolutions. Qui contrôle les zones de production de ces substances aux propriétés très particulières, qui contrôle les circuits de distribution et alimente les zones de consommation, exerce un certain pouvoir sur la marche du monde. 

            La criminalisation (d'ailleurs le chapitre consacré entre autres à la drogue par Aymeric CHAUPRADE porte le titre "Le défi du crime international") de certaines drogues et le contrôle serré d'autres (nous pensons tout simplement au vin et aux alcools courants, voire à la cigarette...) évoquée notamment par François-Xavier DUDOUET ou Nicolas CARRIER, brouille d'ailleurs la réflexion sur la place géopolitique des drogues. Lorsque l'on discute de cette géopolitique, en effet, nous nous plaçons souvent sans le savoir dans le fil droit de l'opinion de grands ensembles économiques qui se réservent l'exploitation des drogues légales. Or, depuis la nuit des temps, les drogues entrent dans l'ensemble du commerce mondial, quel que soit leur statut juridique, et sont recherchées pour les mêmes motifs: leurs effets physiologiques et psychologiques.

 

             Alain LABROUSSE, un des pionniers de la formation de la nouvelle discipline de la géopolitique des drogues, reprend une définition classique de la géopolitique - conflits de pouvoirs pour le contrôle de territoires, des richesses qu'ils recèlent et des hommes qui les produisent (Yves LACOSTE) - pour l'appliquer aux drogues.

"En effet, trois sur quatre des grandes familles de drogues illicites, les dérivés de la feuille de coca, de l'opium et du cannabis, sont élaborées à partir de productions agricoles qui s'étendent sur des territoires régionaux qui s'étendent jusqu'à 150 000 ha. Dans le cas de l'héroïne et de la cocaïne, les laboratoires, qui représentent une valeur ajoutée considérable par rapport aux productions de "plantes à drogues", se trouvent souvent à proximité de ces dernières. Les drogues de synthèse constituent une exception dans la mesure où leur matière première, purement chimique, n'implique pas de territoires de cultures de plantes et où, dans les pays riches, elles sont fabriquées non loin des lieux de consommation. Les enjeux géopolitiques de leur commerce sont donc beaucoup plus limités."

Il existe des routes de la drogue, des zones de production aux marchés de consommation, qui sont autant d'enjeux pour différents acteurs - organisations criminelles, guérillas, polices, armées - qui cherchent à les contrôler pour s'emparer des drogues afin soit de les détruire, soit de les revendre à leur profit. Ces routes sont situées souvent dans des régions escarpées, montagneuses ou marécageuses, en tout cas d'accès difficile, afin de restreindre l'activité des forces de répression ou des concurrents. Ces routes peuvent aussi être maritimes ou aériennes. Sur les territoires des marchés peuvent éclater des conflits entre organisations rivales. Une des nouveautés est aujourd'hui le développement de "poly-trafics". Transitent sur les anciennes routes de la drogue non seulement ces substances mais aussi des armes, des diamants, des êtres humains réduits en quasi-esclavage. "Il faut donc toujours avoir en mémoire, lorsque l'on parle de production et de trafic des drogues, qu'ils sont rarement isolables d'autres activités criminelles et que les mafias (...) ne se limitent pas à un seul trafic. Cependant, par rapport aux autres produits, les drogues ont l'avantage de subir plusieurs transformations, dont chacune d'elles représente une escalade des profits importante." (Alain LABROUSSE)

   Ce dernier fait, précisément, est à l'origine, de la part des industries pharmaceutiques, du fait des profits énormes engrangeables, des efforts pour se réserver le monopole (de commercialisation) de ces substances, en criminalisant les autres trafiquants, efforts qui ne se sont vus véritablement récompensés (même si la législation se forme au début du XXe siècle) que depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale (effectivité et efficacité de la répression). 

 

          La discipline de la géopolitique des drogues est récente. Deux ouvrages (The politics of Heroin, cia Complicity in the Global Drug Trade, Chicago, Lawrence Hill Press, d'Alfred W McCOY et Les grandes manoeuvres de l'opium, Le Seuil, 1972 de Catherine LAMOUR et de Miche LAMBERTI) qui traitent de l'utilisation de la drogue à des fins géopolitiques en Asie du Sud-Est de la part des services secrets des puissances coloniales, provoquent une floraison d'études du même genre.

Les frères André et Louis BOUCAUD et Bertil LINTNER prolongent les enquêtes en 1987. Le géographe français Pierre-Arnaud CHOUVY (Les territoires de l'opium, Conflits et trafics du Triangle d'or et du Croissant d'or, Genève, Olizane, 2002) dépasse la simple description parfois dénonciatrice pour adopter une démarche globale, effectue une analyse comparative, intégrée, de réalités mouvantes. Jusqu'à la fin des années 1980, il n'existe pas dans le monde d'institut spécialisé dans la géopolitique des drogues. C'est seulement en 1990 que l'Observatoire Géopolitique des Drogues est fondée par une équipe pluridisciplinaire où l'on compte Alain LABROUSSE, Michel KOUTOUSIS, Charles-Henri de  CHOISEUL, Philippe BORDES, Dimitri de KOCHKO, Pascale PEREZ, Laurent LANIEL. Pendant dix ans, celui-ci a publié six rapports annuels et de nombreux ouvrages. Cette nouvelle discipline permet de mieux comprendre les interactions entre les différents acteurs aux prises et les implications géopolitiques de leurs activités (industries pharmaceutiques, trafiquants criminels, polices, organes de répression nationaux et internationaux, guérillas...) comme aussi l'importance économique et politique de ce secteur particulier d'activité.

 

        La criminalité organisée, selon Aymeric CHAUPRADE et François THUAL, s'appuie essentiellement sur le commerce de la drogue, mais la méconnaissance des contours de cette criminalité, inhérente à toute activité clandestine, interdit d'avoir à ce propos une opinion tranchée. Car le trafic des armements de tout genre, comme celui de marchandises illicites, croît lui aussi à toute vitesse. Toutefois, le narco-trafic est un phénomène économique en expansion forte. Cette économie souterraine génère plus de revenus, dans certains États, que l'économie légale, dans laquelle elle s'insère, par le biais de mécanismes tels que le blanchiment d'argent, de plus en plus. Si l'Amérique Latine et le Moyen Orient restent des zones de production traditionnelle, les productions illicites se diversifient et touchent désormais tous les continents. Les auteurs se posent la question de savoir si ce phénomène économique d'ampleur est pour autant également un phénomène géo-politique majeur. Il est certain que les organisations criminelles, transnationales ou mafias, possèdent maintenant des moyens militaires parfois suffisants pour menacer les pouvoirs centraux des États (en Colombie par exemple). Leur puissance conduit à l'existence de véritables zones de non-droits, des zones grises où règnent en maîtres différentes factions rivales, parfois en relation avec des guérillas qui trouvent dans le narco-trafic l'essentiel de leurs ressources financières. Mais même si des conflits perdurent à cause de l'existence de cette criminalité, cette dernière ne constitue pas le moteur de la conflictualité, selon les deux auteurs. "Le crime international n'est-il pas lui-même instrumentalisé par des ambitions nationales ou identitaires? Les logiques géo-économiques du crime n'obéissent-elles pas à des logiques géopolitiques plus fortes?" De manière parallèle, on peut se demander si l'interpénétration des réseaux économiques légaux et illégaux, ne se traduit pas aussi par des échanges de personnels politiques qui feraient du trafic de drogue un élément parmi d'autres d'une stratégie qui tendrait à substituer à la légitimité d'État une toute autre légitimité, sur laquelle les impératifs démocratiques n'auraient aucune prise. 

Les travaux de Xavier RAUFER (Les superpuissances du crime : enquête sur le narco-terrorisme, 1993) tendent à indiquer que la géopolitique traditionnelle des États est de plus en plus revisitée par la superposition de réseaux transnationaux et déstabilisée par la grande criminalité des mafias. Cela participe au mouvement de la mondialisation. Jean Christophe RUFIN (L'Empire et les nouveaux barbares, 1991) propose une vision du monde divisé en deux parties : les zones de "civilisation" contrôlées par les États et les lois, et les zones de "réensauvagement" dans lesquelles le monopole de la violence est détruit. Des études sont nécessaires sur le poids réel des géopolitiques concurrentes et de leur relation avec la dynamique interétatique. Ce genre d'analyse s'inscrit aisément dans une vision de re-féodalisation du monde. 

 

 

Alain LABROUSSE, Géopolitique des drogues, PUF, Collection Que sais-je? 2004. André BOUSTANY, Drogues de paix, drogues de guerre, Hachette Littératures, collection Pluriel, 1998. François-Xavier DUDOUET, Le grand deal de l'opium, Histoire du marché légal des drogues, Syllepse, 2009. Nicolas CARRIER, La politique de stupéfaction, Pérennité de la prohibition des drogues, Presses Universitaires de Rennes, collection Le Sens Social, 2008. Aymeric CHAUPRADE, Géopolitique, Constantes et changements dans l'histoire, Ellipses, 2003 ; Géopolitique mondiale de la drogue, Diplomatie Hors série n°11, 2010. Aymeric CHAUPRADE et François THUAL, Dictionnaire de géopolitique, Ellipses, 1999.

 

                                                                                                                                                      STRATEGUS

 

Relu le 24 février 2020

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