Un des avantages de prendre le mot géostratégie au lieu de géopolitique (mais ce n'est pas ce que l'Histoire a retenu), c'est qu'à l'inverse de géopolitique, terme qui peut être rendu impersonnel en se rattachant directement à un pays, une région, une religion, voire une activité (le tourisme, la santé...), le terme géostratégie dérive de stratégie, qui suppose des stratèges ou des stratégistes, et qui se trouve directement actif : un acteur mène une géostratégie, soit une stratégie sur un lieu, une région, un pays... La discipline qui émerge au XIXe siècle aurait pu s'appeler "géostratégie", rappelle Hervé COUTEAU-BÉGARIE. "Si l'histoire du concept de géopolitique peut être reconstituée avec certitude, celle du concept de géostratégie est plus floue." Le chercheur italien, le colonel Ferruccio BOTTI identifie le général piémontais Giacomo DURANDO, avec son Della nazionalita italiana (1846), comme l'inventeur des concepts, simultanément, de géostratégie et de géo-tactique (voir Stratégique n°58, 1995-2).
Plusieurs points de vue...
Alors que la géopolitique se suffit à elle-même, la géostratégie n'est, en règle générale, poursuit Hervé COUTEAU-BÉGARIE, définie que par référence à sa "soeur aînée". Pierre CÉLÉRIER (Géopolitique et géostratégie, PUF, 1955) affirme que "la géostratégie, soeur cadette de la géopolitique, forme avec elle un diptyque homogène qui offre ainsi au politique et au militaire une même méthode d'approche de problèmes nécessairement connexes dans le monde actuel". Mais il se garde de proposer une définition. Dans la recherche de cette définition, le rédacteur du Traité de stratégie écarte la distinction de Saül B COHEN (qui part des conceptions de région géostratégique et de région géopolitique...) et présente celles d'Yves LACOSTE, du groupe de géostratégie du Laboratoire de stratégie théorique de la Fondation pour les Études de Défense Nationale et du contre-amiral François CARON.
Yves LACOSTE oppose le concept de géostratégie à celui de la géopolitique (L'Occident et la guerre des Arabes, Hérodote n°60-61, 1991 et Géopolitique et Géostratégie, Stratégique, 1991-2). Il propose de "réserver le terme de géopolitique aux discussions et controverses entre citoyens d'une même nation (ou habitants d'un même pays) et le terme de géostratégie aux rivalités et aux antagonismes entre des États ou entre des forces politiques qui se considèrent comme absolument adverses." Les exemples qu'il cite peut amener à réserver la géopolitique aux pays démocratiques, mais il nous semble que l'on se rapproche davantage pour la géostratégie des acteurs de la stratégie.
Le groupe de géostratégie du Laboratoire de stratégie théorique de la FEDN propose un autre critère : la géopolitique raisonnerait en terme de zones d'influence alors que la géostratégie raisonnerait en termes de glacis (A quoi sert la géostratégie?, Stratégique, n°50, 1991-2). Cette conception peut apparaître trop réductrice. Elle se réfère par priorité, sinon exclusivement à une géostratégie du temps de paix, alors même que le conflit par excellence est et reste la guerre. Il faut donc trouver, observe toujours Hervé COUTREAU-BÉGARIE, "une définition qui témoigne de l'élargissement de la géostratégie au temps de paix, sans oublier qu'elle trouve d'abord et surtout son application dans le conflit."
Le contre-amiral François CARON insiste sur la "parenté très intime qui unit à travers les mêmes données les deux mondes de la géopolitique et de la géostratégie... La géopolitique ne peut-être que l'étude des facteurs généraux dont la dimension est de nature à affecter, en profondeur, dans un sens ou dans l'autre, le projet politique ; (la géostratégie) analyse l'ensemble des données de toutes sorte, appartenant tant à l'économie qu'à la sociologie, à la démographie, mais aussi au domaine militaire, susceptibles d'affecter la stratégie générale mise en oeuvre par l'État" (Géopolitique et géostratégie, Stratégique n°58, 1995-2). Cette distinction a l'immense mérite, selon notre auteur, de la clarté et de la simplicité : à la géopolitique l'étude du projet, à la géostratégie celle de l'exécution. "Mais l'objet proprement dit de la géostratégie ainsi entendue est trop vaste pour être véritablement appréhendé : il a vocation à tout englober, sans que la spécificité "géo" apparaisse clairement."
Dans les controverses et les interrogations sur le sens de la géostratégie émerge peut-être la proposition de Zbigniew BRZEZINSKI (Game Plan. A Gestrategic Framewaork for the Conduct of the US-Soviet Contest, New York, The Atlantic Monthly Press, 1986) : la géostratégie n'est-elle simplement que le produit de la fusion de considérations stratégiques et géopolitiques. Lucien POIRIER (postface aux Transformations de la guerre, du général Colin) s'interroge sur la pertinence du concept : "L'espace est l'une des catégories usuelles de la pensée stratégique, laquelle s'inscrit dans la dimension "géo". Dire géostratégie est tautologique." Mais la même objection pourrait être faire à la géopolitique.
Hervé COUTEAU-BÉGARIE conclue que la réflexion sur l'épistémologie de la géostratégie est très faible, contrairement à celle sur l'épistémologie de la géopolitique...
Ce qui ne l'empêche pas, pour cerner sa signification, d'enclencher son propos sur la géographie militaire. Son historique montre son importance d'abord de premier plan puis déclinante, au profit d'un mouvement de géostratégistes qui mettent en avant la nécessité pour le stratège d'élaborer en fonction du terrain, une géostratégie, une logique de la stratégie en fonction de la géographie rencontrée dans ses mouvements. Ce qui amène alors notre auteur à aborder la géostratégie en tant que stratégie des États, en tant que stratégie des grands espaces, que stratégie unifiée ensuite... La géostratégie s'organise alors en tant que stratégie de la complexité, par des actions de grande dimension comme l'est la stratégie contemporaine qui se réparti en ensembles terrestres, maritimes, aériens et spatiaux plus ou moins liés. Du coup, la géostratégie, tenant compte des évolutions modernes, est une stratégie fondée sur l'exploitation systématique des possibilités offertes par les grands espaces en terme d'étendue, de forme, de topographie, de ressources de tous ordres.
Une telle approche, conclue Hervé COUTEAU-BEGARIE, après avoir effectué l'histoire des choses que la géostratégie peut recouvrir, au-delà de définitions originelles, suggère bien l'idée centrale, celle d'une mondialisation et d'une complexification de la stratégie à l'époque contemporaine. "On pourrait dire, en simplifiant, que la géographie militaire raisonnait d'abord en termes de terrain et de fronts, alors que la géostratégie raisonne en termes d'espace et de réseaux, les fameux C4I américains (Command, Control, Communication, Computer and Intelligence) ; que la géographie militaire était descriptive et statique, alors que la géostratégie se veut prescriptive et dynamique. La géostratégie, finalement, est soeur de la stratégie nucléaire. Elle essaie de rendre compte de la mutation de la stratégie de l'action, tandis que la stratégie nucléaire analyse l'apparition de la stratégie de dissuasion."
Martin MOTTE effectue le même constat des controverses et des flous qui entourent la définition de la géostratégie. Alors que celle-ci était encore inconnue du grand public jusque dans les années 1980, la géostratégie se décline dans un peu n'importe quel sens.
De grandes difficultés de définition... qui proviennent peut-être de représentations fondées sur l'imaginaire que sur le réel...
En fin de compte, "on peut risquer une définition de la géostratégie comme partie de la stratégie générale militaire qui traite des opérations à l'échelle macro-géographique, c'est-à-dire à une dimension spatiale suffisante pour exclure la constitution d'un théâtre unique. Son objet propre est la coordination stratégique et logistique des différents théâtres, envisage dans sa relation aux divers milieux physiques comme aux configurations spatiales. La coordination stratégique envisage l'effet produit par les opérations d'un théâtre donné sur les autres théâtres ; la coordination logistique porte sur le transfert des forces entre théâtres."
Après un commentaire qui limite la portée d'une telle définition et en tenant compte des réflexions de Hervé COUTEAU-BÉGARIE, l'auteur, professeur agrégé d'histoire, écrit que "bien qu'il s'avère impossible de réduire la géopolitique à une définition univoque, on ne peut qu'être frappé de l'extraordinaire fécondité des réflexions développées autour de ce concept. Fort éclairant à cet égard est le constat, récemment formulé par Hervé COUTEAU-BÉGARIE, de la corrélation entre l'application d'une pensée explicitement géostratégique et la modestie des forces armées réellement disponibles (ainsi dans l'Espagne de 1900, en Amérique Latine, etc.) : tout se passe comme si la géostratégie, plus qu'une discipline universitaire ou une pratique militaire stricto sensu, constituait d'abord un imaginaire stratégique, poésie des grands espaces. En faisant la part des fantasmes auxquels peut prédisposer le mot "poésie", il ne faut pas oublier qu'il désigne étymologiquement une intuition créatrice (...), dans la mesure où la géostratégie ouvre l'esprit à l'intelligence des phénomènes spatiaux qui affectent un certain nombre de conflits contemporains, elle peut constituer à une merveilleuse conduite de l'action.
Au reste, parce qu'elle concerne la guerre, "art tout d'exécution", selon l'heureuse formule de Napoléon, la géostratégie est plus concrète que la géopolitique, souvent prompte aux mirages des emballements de l'idéologie : c'est l'épreuve de force qui démontre de facto la pertinence de tel ou tel échafaudage géopolitique. La distinction proposée par Franck Debié entre le traitement géopolitique de l'espace comme zone d'influence et l'usage militaire qu'en fait la géostratégie révèle ici toute sa portée, car l'influence, phénomène immatériel, est facilement mise à mal par la brutalité des armes. Les investissements massifs de la France en Russie tsariste, entre 1892 et 1914, n'ont pas survécu à l'impossibilité pratique d'appuyer directement l'allié oriental, géo-stratégiquement isolé par l'entrée en guerre de l'Empire Ottoman et la fermeture des détroits... L'objectivité géostratégique pourrait bien être, en fin de compte, le tribunal de la subjectivité géopolitique."
Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/Institut de Stratégie Comparée, 2002. Martin MOTTE, Géostratégie, dans Dictionnaire de stratégie, sous la direction de Thierry de MONTBRIAL et Jean KLEIN, PUF, 2000.
STRATEGUS
Relu le 23 février 2021