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23 mai 2011 1 23 /05 /mai /2011 07:39

   Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, l'un des plus importants philosophes allemands, a une influence décisive sur l'ensemble de la philosophie contemporaine. Son oeuvre appartient à l'idéalisme allemand ; il enseigne la philosophie sous la forme d'un système unissant tous les savoirs suivant une logique dialectique. Présenté comme "phénoménologie de l'esprit", puis comme encyclopédie des sciences philosophiques, titres de deux de ses ouvrages les plus marquants, son système veut englober l'ensemble des domaines philosophiques, dont la métaphysique, l'ontologie, la philosophie de l'art et de la religion, la philosophie de la nature, la philosophie de l'histoire, la philosophie morale et politique et la philosophie du droit.

    "Sans spinozisme, pas de philosophie", écrivait HEGEL, et cela marque déjà l'une des orientations de sa pensée. Car, en son temps, on ne se référait pas innocemment à SPINOZA (ce pouvait sous certaines latitudes être même dangereux...). Des auteurs contemporains affirment sans hésitation : "pas de philosophie moderne sans hégélianisme". Le rayonnement de l'hégélianisme ne se limite pas au seul horizon de la philosophie proprement dite. On mobilise HEGEL pour toutes les causes, on le cite en toute occasion, pas toujours à bon escient. On lui dérobe des formules claires et fascinantes qui, isolées de leur contexte souvent difficile (et les traductions ne rendent pas aux lecteurs parfois la vie facile!), suffisent à bonifier les tirades les plus ternes et même les plus vulgaires. Grâce à l'étendue de son savoir, à son étonnant pouvoir de récupération de toutes les variétés de pensée, à l'acuité de son jugement également, un prestige singulier lui assurent, encore en notre temps, une vitalité exceptionnelle et il n'a sans pas d'égal que KANT auquel il se mesure souvent. En Europe, on rapproche souvent HEGEL à NAPOLÉON, son contemporain admiré. Il ne récusait d'ailleurs pas une telle comparaison, dans sa vanité de penseur résolument idéaliste, avide de connaître et de dominer intellectuellement tout. (Jacques d'HONOT, Yves SUAUDEAU)

 

Une carrière laborieuse

 HEGEL, qui hérite par sa famille de la religion luthérienne, l'attachement familial, le goût de la minutie... et d'un accent souabe qui le rend ridicule auprès de l'élite intellectuelle raffinée (père modeste fonctionnaire des finances du duché de Wurtemberg, l'un des plus despotique) fait ses études à Stuttgart avant d'entrer comme boursier du duc au célèbre séminaire protestant de Tünbingen (1788), pour se procurer la seule possibilité d'études supérieures. Dans cette institution, il est le condisciple et l'ami du futur poète HÖLDERLIN et du futur philosophe SCHELLING.

   Consacré "maître de philosophie" en 1793, il refuse, comme ses amis, de devenir pasteur, et préfère la pénible et humiliante condition de précepteur dans des familles riches, d'abord à Berne (1793-1796) puis à Francfort (1797-1800). Dans cette dernière ville, il devient le confident et le recours de l'ami HÖLDERLIN du drame sentimental qui celui-ci vit avec Suzette GONTARD.

   Profitant en 1799, à la mort de son père, d'un petit héritage, il se fixe à Iéna, où il collabore avec SCHELLING et se livre à des méditations philosophiques de plus en plus personnelles. C'est une période de création exceptionnelle où, tout en préservant ce qu'il a reçu intellectuellement d'eux, il se détache de plus en plus de KANT, de FICHTE et de SCHELLING. Le fruit de cette période est la Phénoménologie de l'esprit, qui recèle, en germe, ses idées les plus originales.

   Les guerres napoléoniennes interrompent brutalement cette activité féconde. HEGEL se voit contraint d'accepter un emploi de rédacteur de journal, à Bamberg (1807-1808) - emploi qu'il perd bientôt à cause d'un dangereux conflit avec la censure bavaroise. Son ami NIETHAMMER lui procure alors le poste de directeur de lycée de Nuremberg (1808-1816). Après s'être marié en 1811, il publie sa très importante Science de la logique, le "compendium de la dialectique".

    En 1816, il accède enfin à l'université et est nommé professeur à Heidelberg (1816-1818). Pendant cette période, il compose l'Encyclopédie des sciences philosophiques. En 1818, il répond avec joie à l'appel de l'université de Berlin, ne pouvant espérer situation plus enviable. Il y déploie une activité prodigieuse, à la fois administrative (à travers la présidence de jurys, les expertises programmatiques, les conférences officielles), philosophique (les fameuses Leçons de Berlin, si abondantes et si variées), et aussi culturelle et politique, dans une période de répression forcenée des timides élans populaires et estudiantins prussiens en faveur du libéralisme.

Les circonstances de sa mort en 1831 sont incertaines (d'abord attribuée à l'épidémie de choléra) et la teneur politiquement et philosophiquement très équivoques des discours tenus lors de ses obsèques.

   Durant toute la période universitaire (1816-1831), son activité est marquée dans le climat très conflictuel qui règne dans le pays, traversé à la fois par les idéaux révolutionnaires et les répressions féroces des principautés en danger. Le pays est dans une situation d'assujettissement, de soumission apparente, d'irrépressibles réactions d'indignation cachée, de duplicité diplomatique, de ruse stratégique... Il existe un décalage constant entre ce qu'il pense et ce qu'il dit, et ses écrits s'en ressentent. Le lecteur peut ne pas en tenir compte, mais le véritable HEGEL, peut-être n'est-ce pas important en regard des courants très divers de l'hégélianisme, est difficile à cerner. Il n'est pas étonnant qu'on trouve dans la littérature à la fois des images d'un HEGEL révolutionnaire et d'un HEGEL conservateur plus que sourcilleux. Rappelons qu'au siècle des Lumières déjà, la dissimulation est chose courante chez les intellectuels, qui se débattent souvent avec la censure et la répression tant étatique qu'ecclésiastique (et en Allemagne, ce sont souvent les mêmes), sans compter l'ambivalence forte vis-à-vis des idées venant de France (laquelle fait figure souvent de foyer d'idées révolutionnaires comme de force d'occupation, avec tous les exactions que cela comporte)...

 

Une oeuvre massive 

           L'oeuvre du philosophe allemand, véritable système de pensée, a une influence décisive sur l'ensemble de la philosophie occidentale. Autant philosophie que philosophie politique, ces deux facettes ne pouvant se comprendre indépendamment l'une de l'autre, elle se situe pleinement dans le temps des "Lumières". Son oeuvre est réputée très difficile, voire obscure, à l'équivalent d'HERACLITE, l'un de ses inspirateurs, et c'est sans doute une des raisons pour lesquelles elle est finalement très peu lue, en dehors des obligations universitaires. Non seulement il élabore, avec une volonté constante, un nouveau vocabulaire philosophique, à l'instar mais encore plus systématiquement qu'Emmanuel KANT (dont l'oeuvre l'inspire directement), mais aussi, écrivant sur des sujets sensibles et d'une manière que nous pouvons qualifié de "révolutionnaire" (au sens philosophique et au sens de philosophie politique et de philosophie religieuse même), sous un régime politique absolutiste, parce qu'il est parfois difficile de démêler les éléments exotériques des éléments ésotériques de sa pensée. L'oeuvre d'HEGEL faut encore partie de ces oeuvres dont les sens cachés peuvent abonder : sous couvert d'écriture d'un nouveau vocabulaire (ce qu'il fait effectivement), il y a la volonté d'échapper à la censure politique et religieuse. Une histoire des oeuvres tenant compte pleinement de cet aspect-là reste à écrire. Nombre d'obscurités proviennent de cette nécessité de protection, mais aussi de remaniements opérés au coeur des textes (notamment dans l'ordonnancement des chapitres), en cours d'écriture et de diffusion. Son oeuvre touche résolument tous les domaines, des sciences physiques aux "sciences morales", de l'histoire au droit... Elle est parcourue de bout en bout par la volonté de découvrir l'essence profonde des choses, conçues comme s'exprimant et existant contradictoirement. L'objectif est de bâtir LA philosophie, en tenant compte même de ce qui est impossible d'approcher en matière de vérité. Précisément de cet état de fait, sa philosophie est une philosophie constamment en mouvement.

Ses sources d'inspiration sont multiples, grand connaisseur (et traducteur...) des auteurs grecs antiques, admirateur de Jean-Jacques ROUSSEAU et s'insérant dans la philosophie des Lumières, il est aussi très au fait de la littérature scientifique de son temps (sa bibliothèque comprend pour moitié des ouvrages scientifiques, notamment sur l'optique et l'astronomie...). Ses premières études se font conjointement avec SCHILLER et SCHELLING, dont il se sépare sur le fond des idées ensuite....

                 Sa philosophie politique est très diversement perçue : caution d'un régime autoritaire qui déclare celle-ci carrément officielle dans la première moitié du XIXe siècle et la fait enseigner dans toutes les universités, car glorifiant l'État et Dieu à la fois ou au contraire soucieuse des conditions socio-économiques de la vie du peuple et notamment des plus pauvres?

 

              Ce n'est que par commodité que nous pouvons distinguer les ouvrages traitant de la philosophie en général  de ceux qui entrent dans le cadre de la philosophie politique. Mais pas seulement, car ces derniers sont nettement plus accessibles que les premiers, même si un aperçu superficiel de sa philosophie peut conduire à des contre-sens de lecture de ses oeuvres de philosophie politique. Ils sont formées autant d'écrits de sa main et diffusées de son vivant que de rassemblements de notes de cours (souvent très complètes) de ses étudiants et de ses proches, diffusés avec sans son accord, pendant ou après sa vie.

 

 

             Le corpus hégélien de la philosophie est représenté surtout par son Encyclopédie des sciences philosophies en abrégé (1817, 1827, 1830), qui reprend de nombreux éléments (et que ne fait pas seulement que définir les termes qu'il emploie, son vocabulaire) de Phénoménologie de l'Esprit (1807) et de sa Science de la Logique (1812-1816). Ses oeuvres de jeunesse, qui permettent de cerner les influences qui ont permis l'hégélianisme sont nombreuse : notamment Le plus ancien programme de système de l'idéalisme allemande (1796), Fragment de système (1800), Différence entre les systèmes de Fichte et Schelling (1801), Journal critique de la philosophie (avec Schelling) (1802), Qui pense abstrait ?(1804).  Mais il y a aussi de nombreux écrits, tirés des cours qui traitent de la Propédeutique philosophique, de la Logique et métaphysique, de la Philosophie de la nature ou de l'Histoire de la philosophie.

 

        Sa philosophie politique est surtout représentée par son livre phare les Principes de la philosophie du droit, ou droit naturel et science de l'Etat en abrégé (1821), très grand succès de librairie. Mais ses cours constituent une matière aussi riche : La Philosophie de l'Histoire (1822-1823), l'Anthropologie et Psychologie, le Droit naturel et science de l'État, Esthétique ou philosophie de l'art, Philosophie de la religion, Preuves de l'existence de Dieu ; ceux-ci sont surtout publiés après sa mort et alimente une certaine révision de la perception de sa philosophie politique dans un sens plutôt tiré vers le progrès économique et social en faveur du peuple; Mais déjà, ses première publications, pour lesquelles il manque d'être poursuivi, Lettres confidentielles sur le rapport juridique du Pays de Vaud à la ville de Berne (1798), Sur la situation récente du Wuntemberg (1798), La Positivité de la religion chrétienne (1795-1796) sans compter La Vie de Jésus (1796), Constitution de l'Allemagne (1801), montrent qu'il est toujours jusqu'à la fin fidèle aux idéaux de la Révolution Française (partisan d'une monarchie constitutionnelle contre la monarchie absolue), même lorsque celle-ci tourne à la guerre et à l'Empire (favorable même à Napoléon contre la Prusse...), qu'il est toujours sensible aux conditions de vie du peuple (témoins ses lectures économiques et la rédaction d'un commentaire (perdu) des théories de James DENHAM-STEUART), qu'il est extrêmement critique jusqu'au bout envers les institutions religieuses et le christianisme officiel....

 

 

          La Phénoménologie de l'esprit (1807), qui n'est pas un grand succès de librairie, finalise sa rupture avec SCHELLING . Premier texte systématique de HEGEL, il se présente comme la première partie du système de la science, qui doit comporter par la suite une logique et les sciences de la nature et de l'esprit. Il comporte une (longue) Préface qui constitue à elle seule un livre qui indique que la Phénoménologie doit exposer le devenir de la science en général ou du savoir. Toute cette oeuvre est tendue pour indiquer la vraie voie philosophique, qui, du coup, se voit resituer au-dessus de la science elle-même. Dans le long terme, elle constitue une grande tentative pour tenter d'enrayer la suprématie naissante de la science sur la philosophie, à la quelle les scientifiques ont de moins en moins recours par la suite, alors qu'auparavant tout savant était pratiquement obligé de justifier philosophiquement son apport scientifique. Pour ce faire, HEGEL, tout en déployant un vocabulaire parfois déiste, pas seulement dans la Phénoménologie, entend le faire en détachant également la philosophie de la théologie. La vraie science s'élabore entre deux écueils précisément, cette théologie et un empirisme envahissant, un entendement. le processus culturel n'est pas un processus psychologique.

Jean-François KERVÉGAN écrit que l'objectif de la Phénoménologie "est de montrer à la conscience naturelle qu'elle est engagée dans un mouvement, qui, partant de la dualité apparemment première de la conscience pré-discursive et de l'objet dans sa singularité, reconduit, à travers les figures successivement enchaînées de la conscience et de l'esprit, à l'immédiateté médiatisée du savoir absolu, présupposition secrète de la dualité initiale : son mouvement est ainsi "le cercle retournant au-dedans de soi, qui présuppose son commencement et l'atteint seulement au terme" (...) La Phénoménologie, contrairement à la Logique, n'expose que le phénomène du vrai dans les conditions de finitude de la conscience et de "l'esprit apparaissant"; elle semble à cet égard être le vestibule du savoir authentique. Pourtant, elle est indispensable au système : elle n'en est pas le préalable, mais le négatif." 

Mais la question de la position de la Phénoménologie se complique ensuite car elle cesse d'être une première partie et HEGEL reprend dans l'Encyclopédie la problématique de la Phénoménologie de l'esprit. Finalement, cette oeuvre traite seulement de la conscience, de la conscience de soi et de la raison... Elle décrit l'évolution progressive et dialectique de la conscience vers la science. La conscience commence par nier ce qui se manifeste immédiatement à elle, pour ne plus s'arrêter jusqu'à acquérir le savoir absolu "dans lequel le concept correspond à l'objet et l'objet au concept". ce dernier savoir est le savoir de l'être dans sa totalité, intériorisation de l'objet, ou identité de l'objet de la pensée et de l'activité de connaissance dont le résultat est l'objet lui-même; Il s'agit bien d'un cheminement, d'un processus. HEGEL n'a pas la prétention de définir ce savoir absolu, mais d'indiquer le vrai chemin pour y parvenir. C'est un travail pratiquement sans fin et ce n'est qu'une fois l'achèvement de ce travail que l'esprit pourra dire ce qu'il sait. La philosophie qu'HEGEL fonde est essentiellement dynamique, 

Jacques D'HONDT restitue bien cet aspect : "Comment une conscience individuelle gagne t-elle le savoir philosophique, de valeur absolue, et réussit-elle à se confondre avec lui? La Phénoménologie de l'Esprit tente de répondre longuement à cette question, entre autres. HEGEL résume cette réponse dans une image teintée de religiosité : "La but, le savoir absolu, ou l'esprit qui se sait comme esprit, prend pour chemin le souvenir des esprits (la réintériorisation des esprits des temps et des peuples) tels qu'ils sont en eux-mêmes et qu'ils accomplissent l'organisation de leur royaume. Leur conservation selon le côté de leur existence libre telle qu'elle apparaît dans la forme de la contingence, c'est l'histoire ; selon le côté de leur organisation telle qu'elle est conçue, c'est la science du savoir qui se manifeste. Les deux ensembles - l'histoire conçue - forment la ré-intériorisation et le calvaire de l'esprit absolu, la réalité, la vérité et la certitude de son trône, sans laquelle il serait la solitude sans vie. "Du calice de ce royaume des esprits/son infinité pétille jusqu'à lui" (Schiller)"."

Bernard BOURGEOIS constate que l'ouvrage "a bien un caractère scientifiquement propédeutique, mais celui-ci est essentiellement critique ou négatif. Il est à cet égard, le prolongement spéculatif accompli des articles du Journal critique de la Philosophie (écrit avec SCHELLING), inauguration de l'activité de HEGEL à Iéna ; mais , désormais, au terme de son séjour à Iéna, HEGEL règle leur compte à toutes les philosophie, y compris la philosophie schellingienne du pseudo-savoir absolu, autres que la sienne. Il s'emploie à détruire toutes ces philosophie - le sensualisme, le perceptionnisme, l'intellectualisme, l'empirisme scientifique, l'eudémonisme, le formalisme moral, le romantisme philosophique, la philosophie religieuse du renoncement philosophique, etc. - en montrant que ce qu'elles absolutisent - la certitude sensible, la perception, l'entendement, la raison abstraite, le belle âme, la pure religion etc. -, bien loin d'être un absolu qui les justifierait, est par soi-même privé d'être et, par conséquent, ne peut avoir quelque être que porté par une conscience essentiellement destinée au savoir absolu. Ce caractère en soi polémique de la Phénoménologie explique en grande partie sa grande liberté argumentative dans l'exposition de la contradiction interne des moments pré-spéculatifs de la conscience. Cette libre variété du développement phénoménologique le rend en même temps plus séduisant et plus difficile à pénétrer que ce n'est le cas du développement du vrai pour lui-même dans le système encyclopédique de la science. Quant au caractère total de la justification hégélienne du savoir absolu, il commande l'ampleur du contenu de la Phénoménologie, une ampleur qui, par elle-même et par sa conséquence, annule le sens introductif de l'oeuvre. - D'une part, en effet, le dépassement de la forme de la conscience - la dualité sujet-objet - ne peut être un acte purement formel, subjectif, mais exige son imposition aussi par le côté objectif du rapport conscientiel, côté objectif qui a pour contenu la totalité de l'expérience mondaine - scientifique, éthique, politique, religieuse, philosophique même - de la conscience; il s'ensuit que c'est tout le contenu de la nature et de l'esprit, donc de la science encyclopédique à laquelle la Phénoménologie doit introduire, qui est inséré dans une telle Introduction - D'autre part, ainsi aussi riche que ce à quoi elle doit introduire, la Phénoménologie le dépasse en complexité par la méthode que lui impose la nécessité d'exposer la dialectique progressive du vaste contenu ontologique de la nature et de l'esprit, non pas en elle-même, mais à travers la dialectique répétitive de la forme dualiste constitutive de la conscience."

 

       La Science de la Logique (1812-1816) constitue le "poumon" du système hégélien (Jean-François KERVÉGAN). La logique est la science de l'Idée pure dans l'élément abstrait de la pensée, pour reprendre la propre définition de HEGEL dans son Encyclopédie. La logique hégélienne est présentée comme non formelle, sinon au très particulier où elle est "science de la forme absolue" : la forme y est le principe d'in-quiétude mettant en mouvement une matière pour laquelle "la forme n'est plus un extérieur". Elle est donc, cette logique hégélienne, une logique du procès (formel) de la signification (matérielle), donc (comme la logique transcendantale de KANT, mais en un tout autre sens) une logique de la vérité cherchant à énoncer la configuration de l'être en totalité. Cette oeuvre, en trois volumes, n'est pas seulement un organon, un instrument pour la pensée, auquel la scolastique réduisait la logique, mais un véritable traité de métaphysique. Signalons que le contenu de la Logique chez HEGEL se trouve également dans la première partie de l'Encyclopédie des sciences philosophiques et dans le cours sur Logique et métaphysique. Cette logique se divise en trois moments : 

- L'être : "L'être pur constitue le commencement, parce qu'il est aussi bien pensée pure que l'immédiat simple; mais le premier commencement ne peut rien être de déterminé et de davantage déterminé. La définition véritablement première de l'absolu est par suite qu'il est l'être pur." (Science de la Logique) Premier prédicat, le plus "simple", le moins différencié, donc indéterminé, comme tel attribuable à tout (même le non-être peut être dit, en un sens, être!), l'être ne peut cependant être attribué pleinement, absolument, à un sujet que si celui-ci est, non pas une détermination (car toute détermination est négation), mais la totalisation des déterminations. Cette totalisation des déterminations se montre, se démontre, n'être elle-même que si elle se comprend ou conçoit comme le sujet d'elle-même, la réalisation concrète d'un tel concept étant l'esprit. La philosophie spéculative est donc la détermination progressive rigoureuse de ce dont on peut dire l'être absolument et qui fait ainsi s'avérer l'ontologie. Accomplissement rationnel développé de l'argument ontologique mobilisé pat l'entendement métaphysique traditionnel, l'encyclopédie hégélienne s'emploie à prouver dialectiquement que l'être, la détermination la plus pauvre, ne peut pleinement se dire que de la détermination la plus riche de l'absolu, qui est, envisagé par la Science de la Logique en son sens pur, celle du concept achevé en l'Idée, et, envisagée par la philosophie de l'esprit en son sens réalisé, celle de ce que la religion appelle Dieu et la spéculation qui la rationalise l'esprit absolu. (Bernard BOURGEOIS)

- L'essence. La doctrine de l'essence est la partie la plus ardue de la Logique. Mais son propos est clair : mener une critique des métaphysiques dualistes, et simultanément montrer que la dualité (déclinée de multiple façon) est une structure de pensée nécessaire. (Jean-François KERVÉGAN) L'essence ne constitue pas encore, pour Hegel qui veut rompre avec la métaphysique rationaliste moderne, la vérité de l'être. Il la rapproche même de l'être en son immédiateté de simple être, non encore médiatisé, c'est-à-dire réuni avec lui-même, par l'intériorisation de son extériorité à soi première ou le rappel en et à soi de lui-même devenu alors cet être passé qu'est précisément l'essence. Car l'essence est elle-même, donc assume immédiatement, en l'étant, le sens intérieur, sous-jacent, substantiel, de l'être pris en son immédiateté de simple être. Le projet de Hegel, de réaliser véritablement la révolution copernicienne, de penser l'absolu non pas simplement comme objet ou substance, mais comme sujet, enveloppait ainsi une relativisation de l'essence; dans le champ de l'être envisagé en son sens, le grand saut n'est pas de l'être à l'essence, mais de l'essence (fondant l'être) au concept (qui les crée). (Bernard BOURGEOIS)

- Le concept : "Le concept est ce qui est libre, en tant qu'il pure négativité de la réflexion de l'essence en elle-même ou la puissance de la substance, -, et, en tant qu'il est la totalité de cette négativité, ce qui est, en et pour soi déterminé." (Science de la Logique) Il faut concevoir le concept, non dans sa définition courante de représentation d'un sens général abstrait de contenus d'abord sensibles qui révéleraient le réel, mais mais de manière beaucoup plus étendue. Il faut poser synthétiquement, le contenu divers de quoi que ce soit à partir de son sens simple, identique à soi, comme loi de composition d'un tel contenu dans sa différenciation interne. Cette composition conceptuelle de tout, du tout, se découvre et exprime d'abord subjectivement, mais elle est constitutive de tout ce qui est. Hegel fait s'accomplir l'être dans son savoir de lui-même. L'ontologie hégélienne du concept se justifie par la démonstration que l'être n'est, c'est-à-dire n'échappe à la contradiction qui l'anéantirait, que si son identité à soi n'est pas seulement de type qualitatif, quantitatif, substantiel, causal, etc, mais telle que l'exprime la relation conceptuelle présente à elle-même dans la connaissance spéculative. Le concept est bien le principe créateur de l'être. (Bernard BOURGEOIS)

Ce que vise la logique, c'est l'identité de l'être et de la pensée. Toutefois, l'identité de l'être et de la pensée n'est jamais définitivement atteinte. Elle est "essentiellement processus", et ce processus est celui du mouvement infini de l'être vers sa pensée ou son concept : "Ni l'idée en tant qu'une pensée simplement subjective, ni simplement un être pour lui-même ne sont le vrai (...) l'idée n'est le vrai que par la médiation de l'être, et inversement l'être ne l'est que par la médiation de l'idée" (Encyclopédie).

Ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'HEGEL, dans la logique, alors que le dualisme de la conscience a dans la Phénoménologie un caractère irréductible tant que l'on n'est pas parvenu au savoir absolu, présuppose dès le départ l'unité du concept. Le devenir est le commencement véritable de la Logique : c'est la première catégorie processuelle. Lui seul permet d'échapper au face-à-face éléatique de l'être et du non-être, pour engendrer "quelque chose" : l'être déterminé ou l'être-là, première catégorie réelle de la Logique. La médiation est antérieure à ce qu'elle médiatise : tel est le postulat de l'"ontologie" hégélienne, et c'est ce postulat que la logique de l'essence aura à justifier. (Jean-François KERVÉGAN).

 

   Dans l'Encyclopédie des sciences philosophiques (1917-1830), se retrouvent à la fois la Science de la Logique, la philosophie de la nature, la philosophie de l'esprit, la philosophie de l'esprit subjectif et celle de l'esprit objectif, ainsi que des éléments de philosophie politique. Elle constitue dans l'esprit du philosophe allemand une Récapitulation de son oeuvre, mais cela n'exclut pas le fait que l'on peut trouver des contradictions à l'intérieur et avec les autres oeuvres... Ce qu'il faut souligner, c'est qu'elle était surtout pour lui un support de ses cours qu'il mène pendant plus de vingt ans, ce qui explique l'évolution possible de certaines conceptions... Lorsque HEGEL contredit KANT ou FICHTE, il est guidé par sa certitude que "le noeud le plus capital" sur lequel "se brise aujourd'hui la formation scientifique" et dont "elle n'est qu'insuffisamment consciente", est le contraste entre le nécessaire "travail du concept" et l'appui sur le savoir immédiat (C'est surtout JACOBI qui est d'ailleurs visé). 

F NICOLIN et Otto PÖGGELER  expliquent en 1958 les intentions de HEGEL : "Que la philosophie soit système ne peut cependant signifier pour Hegel que la pensée réfléchisse sur un objet qui lui resterait étranger et qu'ensuite elle consolide ses réflexions sous la forme englobante d'un édifice intellectuel. En ce cas, en effet, une opposition décisive demeurerait insurmontée : l'opposition entre le penser et son objet. Or il faut justement que le penser que réclame Hegel, qu'il s'efforce de réaliser, "lève" toutes les oppositions. Il s'unit à l'idée qui, à partir de toute réalité finie et séparée, se présente à lui comme le suprême universel. L'ultime et le suprême, l'idée active ou l'esprit absolu, s'explicite dans le penser lui-même. Le "système réflexif", tel que Hegel l'exige pour la philosophie, ne constitue pas une totalité d'objets dans des constructions systématiques, il participe à l'ipsocommunication de l'absolu. Si l'on entend de la sorte la philosophie dans sa totalité comme métaphysique de l'absolu, on ne peut échapper à une décisive confrontation avec la prétention de la religion. C'est bien comme "religion absolue" que Hegel conçoit expressément le christianisme, qui invoque Dieu comme esprit. Mais la religion pour lui ne saisit l'absolu que sous la forme de la représentation, car elle situe cet absolu en face d'elle comme une réalité objectale. Ce faisant, elle saisit sans doute la teneur absolue, mais sans lui donner encore la forme absolue. C'est pourquoi elle ne peut non plus réaliser cette réconciliation de l'esprit avec lui-même sur le mode où l'exige l'époque. La forme absolue que réclame la teneur absolue ne sera donnée que par le "savoir absolu", cette structure ultime et indépassable de l'esprit, à laquelle précisément, dans la perspective de Hegel, la pensée de son temps est en train de s'élever."

 

 

        Les principes de la philosophie du droit (1821) et les leçons sur la philosophie de l'histoire (1830) montrent que le philosophe allemand a toujours été un spectateur engagé de la Révolution française et qu'il n'a jamais remis en question son jugement positif sur elle, même après les événements de la Terreur (Jean-François KERVÉGAN). Il écrit en 1830 : "La pensée, le concept du droit se fit valoir d'un seul coup, et le vieil édifice d'injustice fut incapable de résister (...) Depuis que le soleil se tient au firmament et que les planètes tournent autour de lui, on n'avait jamais vu l'homme se tenir sur la tête, c'est-à-dire sur la pensée, et rebâtir l'effectivité d'après celle-ci (...) Ce fut donc une aurore superbe. Tous les êtres pensants ont concélébré cette époque". (Leçons sur la philosophie de l'histoire). "La science philosophique du droit a pour objet l'idée du droit, à savoir le concept du droit et l'effectuation de celui-ci" (Principes de la philosophie du droit). HEGEL distingue le concept (la liberté) et l'idée (le droit, l'esprit objectif). Si le droit est "la liberté en tant qu'idée", c'est qu'il participe de l'objectivation d'un principe d'abord intérieur, la liberté; or celle-ci est le prédicat caractéristique de l'esprit (subjectif). La liberté est le concept qui s'objective à travers les strates successives de l'esprit objectif. En se déployant en un système d'institution, elle révèle son caractère proprement idéel. Cette idée de la liberté est "l'effectivité des hommes, non pas l'idée qu'ils en ont, mais ce qu'ils sont" (Encyclopédie) : elle n'est rien en dehors de son processus d'objectivation. Le droit part donc de la liberté pour la constituer en nature (juridique, éthique).  La liberté, qui reçoit la forme de la nécessité, s'exprime dans le langage de la nécessité.

        Face aux multiples formes d'esclavage et de servage, très courantes à son époque, HEGEL, estime que la propriété privée exclusive (la pleine possession de leurs corps et l'appropriation des choses naturelles) constitue l'essence même du droit abstrait. Le droit abstrait ne donne sans doute pas à la liberté objective son contenu (celui-ci est d'ordre social et politique), mais il définit le schème abstraitement universel du rapport entre l'homme et la nature matérielle (la propriété), auquel le travail donne son expression concrète, et des rapports des hommes entre eux (contrat). L'abstraction du droit privé est garante de la validité universelle de ses principes. Le philosophe allemand forge le concept moderne de société civile, même s'il n'en invente pas la dénomination. Il est essentiel de ne pas le confondre avec l'Etat : d'une part, afin de souligner la vocation proprement politique de celui-ci, qui n'est pas épuisée par ses tâches sociales ; d'autre part, afin de prendre acte de la relativisation de la sphère étatique qui s'opère avec la modernité. La société civile est par excellence le terrain de la médiation, assurée par le marché, système de dépendance multilatérale. Ce système-là, s'il est le lieu de scission du particulier et de l'universel, est également la condition de leur réconciliation politique. Mais cette société civile connaît une possible évolution pathologique. la formation d'un lumpunproletariat fragilise la vie sociale. La populace est vouée à la perte du sentiment du droit, de la rectitude et de l'honneur qu'il y a à subsister par son activité propre et par son travail. La misère de masse met en péril non seulement les autres couches sociales, mais surtout l'idée même d'éthicité. HEGEL mesure la contradiction aiguë que ce phénomène inscrit au coeur de la société en plein essor de la civilisation industrielle : "Malgré l'excès de fortune, la société civile n'est pas assez fortunée (...) pour remédier à l'excès de pauvreté et à l'engendrement de la populace" (Principes de philosophie du droit). Jean-François KERVÉGANT, que nous suivons toujours ici pose la question : Mais la misère, la désocialisation et la lutte des classes sont-elles une conséquence nécessaire ou un simple effet secondaire momentané? La réponse de HEGEL est hésitante. D'un côté, il ne met pas en doute l'horizon réconciliateur associé au concept d'éthicité (ce qu'illustre sa théorie de l'institution corporative) ; d'un autre côté, ni l'institutionnalisation de la vie sociale, ni l'enracinement de celle-ci dans l'universel étatique grâce à la politique sociale ne suffisent à assurer la reconnaissance lorsque le mécanismes de régulation ne fonctionnent plus, lorsque l'esprit objectif parait dessaisi de sa rationalité.

L'État est l'institution de la liberté : le politique n'est pas hétérogène à la subjectivité des figures individuelles ou collectives de la conscience. Le rapport État-individu se saisit à partir de la dynamique qui les institue conjointement. La disposition d'esprit politique issue de cette dynamique détermine la nature du régime. Ainsi Napoléon a tort de tenter d'imposer les valeurs républicaines au peuple espagnol, car la constitution véritable est au diapason du peuple. "Chaque peuple possède la constitution qui lui est appropriée et qui lui revient". Elle n'est conservatrice qu'en apparence. Dans une société extrêmement rigide politiquement, HEGEL proclame que la monarchie constitutionnelle est "la constitution de la raison développée". (Encyclopédie). Il récuse la conception commune au mouvement encyclopédiste de la séparation des pouvoirs : il vaut mieux parler de division de la puissance de l'Etat en moments fonctionnellement distincts mais solidaires. La souveraineté appartient à l'Etat comme tel et non à telle ou telle autorité constituée. Ni le peuple, ni le prince ne sont souverain. Cette conception de l'Etat peut se lire à la fois comme une revendication politique pour une Constitution dans des Etats soumis à la volonté exclusive de princes, mais aussi comme une confirmation de la légitimité de l'Etat tel qu'il est, à un moment donné...

 

        Principes de la philosophie du droit, Droit naturel et science de l'Etat en abrégé suppose, selon François CHATELET, qu'on accepte de recevoir des vérités que HEGEL a établies, or la formule qui en constitue le pivot pose question : "Ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel." "n'est-ce pas précisément le comble de la confusion? Sous prétexte d'égaliser Etre et pensée, Hegel ne souscrit-il pas dans la première partie de cette phrase à un idéalisme bien naïf et dans la seconde à un réalisme politique démobilisateur? N'avoue t-il pas surtout son culte du fait accompli, sa dévotion à l'histoire telle qu'elle est et sa volonté d'interdire à la recherche philosophique, pour des raisons prétendument théoriques, le recours à quelque devoir-être que ce soit?" De nombreux auteurs néo-kantiens et/ou marxistes (Goerg LUKACS entre autres) s'indignent de cette légitimation du présent au nom de la Raison d'État. Mais, précisément le danger est de s'accrocher à des formules hors contexte. HEGEL ne cesse d'affirmer, nous rappelle François CHATELET, "que ce qui a été et ce qui est, que ce qui devient est le résultat de la volonté des hommes, de leur liberté". Le philosophe allemand se veut réellement l'héritier des Lumières et se trouve tout-à-fait, au niveau politique au diapason de KANT dans son désir d'instauration d'un État mondial, lieu de réussite de l'humanité ayant acquis dans son être universel le statut de la citoyenneté... Transparaît dans les pages des Principes de la philosophie du droit l'influence décisive sur sa pensée politique de l'oeuvre de Jean-Jacques ROUSSEAU, notamment dans son idée du Contrat, idée liée très directement à celui de Moralité.

Eric WEIL (Hegel et l'Etat, 1950), Eugène FLEISCHMANN (La philosophie politique de Hegel, 1964) et Denis ROSENFELD (Liberté et politique, 1984) soulignent tous qu'HEGEL non seulement fait sienne la mise en question dirimante opérée par KANT de toutes les modales passée, fondées sur un principe ontologique transcendant - Dieu, la Nature, la Conscience ou la société -, mais encore adopte le principe fondamental de KANT que le sujet de l'action se caractérise par son autonomie et que la seule loi qu'il puise reconnaître est l'exigence imprescriptible d'universalité. François CHATELET estime comme eux que la morale de HEGEL est kantienne de part en part. "L'adhésion est entière, à ce "détail" près que, dans la description kantienne, manque une réalité (ou un champ) en quoi ce vouloir d'universalité puisse se réaliser et devenir effectif. Plus précisément, cette altérité existe, mais comme milieu contingent qui, dès lors, peut être, au mieux, objet d'espérance. L'immanentisme hégélien est plus exigeant. Que l'individu s'éprouve comme conscience libre et comme volonté d'expression dans la propriété, qu'il se constitue comme sujet dans la réclamation d'un point de vue universel unifiant l'optique de tous ses semblables, cela ne vaut d'être connu que si se trouvent définies les catégories permettant de connaître aussi selon des grilles d'intelligibilité spécifiques l'homme agissant dans sa famille, dans sa profession, dans le système du travail, dans la collectivité civique où, selon l'invention moderne, l'État-nation est souverain... Le "détail" est décisif. Un renversement complet d'optique est opéré. Dans la perspective hégélienne, la dichotomie qu'accepte Kant entre un ordre du déterminisme et un ordre de la liberté, entre l'intention et l'acte, entre la vertu et le bonheur n'est recevable que du point de vue du sujet moral; et ce point de vue n'est qu'un moment dans la formation de l'homme moderne." Comme le concept de vie éthique est au coeur de la pensée hégélienne, cette dichotomie ne peut longtemps subsister. Mais précisément, et c'est pourquoi son système est finalement d'une grande fragilité, il reste hésitant sur la faculté de l'État de résoudre la question, évoquée dans le paragraphe précédent de cet article, du maintien de l'esprit de cette éthique dans une société traversée de grandes contradictions. Comment cet État peut-il devenir cette réalité de la synthèse entre la liberté et la satisfaction de chacune et de la mise en oeuvre d'un projet rationnel commun? En fait, HEGEL fait reposer son système sur ce qu'il connaît bien. Il comprend l'État moderne dans la phase de son époque. Il n'imagine pas que le principe qui décide souverainement puisse s'incarner mieux que dans un monarque empirique et il estime qu'il est aussi légitime d'admettre le mode de recrutement par la naissance que n'importe quel autre, cette affaire ayant assez peu d'importance à ses yeux... Ce qui fait pour lui la spécificité de l'État moderne, c'est qu'elle tient toute entière dans le pouvoir gouvernemental, c'est-à-dire dans l'administration d'État hiérarchisé qui ordonne et réglemente la collectivité. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que sa philosophie soit enseignée officiellement dans un État aussi hiérarchisé que la Prusse...

 

       Sa Philosophie de l'histoire se développe de manière autonome dans ses cours, par la suite rassemblés en ouvrage. L'histoire du monde prend la forme d'un "tribunal" où les sociétés et les peuples particuliers comparaissent dans le mouvement général de l'"esprit" qui se réalise et prend connaissance de soi. Le processus historique n'est pas un "destin aveugle", mais la réalisation progressive du concept de liberté, soit "le développement nécessaire des moments de la raison" sous la forme de la "conscience de soi". La raison gouverne le monde. Les Etats, les peuples particuliers sont des instruments de l'"esprit du monde". Le principe est qu'un peuple domine à chaque période qui obtient son "droit absolu" du fait qu'il accomplit un stade dans le développement de la conscience de soi de l'humanité ; les autres peuples alors ne comptent pas du point de vue de l'histoire. Des individus sont à la pointe des actions historiques, constituent des figures clés de l'évolution du monde, mais ne sont que l'expression de cette raison en marche. 

HEGEL distingue quatre étapes dans le mouvement de libération de l'esprit du monde qui correspondent à quatre empires historiques :

- Le monde oriental : régime patriarcal et gouvernement théocratique, où l'individu n'a pas de droit, où les coutumes ne se distinguent pas des lois ;

- Le monde grec : apparition du principe de l'individualité, mais les peuples restent particulier et la liberté suppose l'esclavage ;

- Le monde romain : séparation entre l'universel et la conscience de soi personnelle et privés, mais opposition de l'aristocratie et de la démocratie, les droits restent formels, l'universel est abstrait ;

- Le monde germanique : perte du monde, l'esprit est refoulé en lui-même, mais réconciliation à l'intérieur de la conscience de soi de la vérité et de la liberté, un royaume intellectuel s'oppose au royaume temporel.

    La réconciliation éthique, but auquel tend la doctrine de l'esprit objectif, suppose une garantie méta-éthique et méta-objective fournie par la philosophie de l'histoire dont l'instance ultime (l'esprit du monde) n'est autre que la figure mondaine de l'esprit absolu ; mais ce point de vue, seul le philosophe peut l'adopter. Si l'esprit du monde définit la perspective selon laquelle l'histoire fait sens, les agents historiques sont moins les individus - même si les "grands hommes" y jouent un rôle capital - que les esprits des peuples qui tour à tour, et pour accomplir "une seule tâche de l'acte total", sont ces acteurs. Conception tout sauf irénique du progrès historique (sur laquelle se penche longuement Léo STRAUSS et Joseph CROPSEY) : le peuple qui est le présent (l'Europe pouvant s'incarner ensuite en Amérique...) chargé des affaires de l'esprit du monde jouit d'un droit absolu, et les autres sont face à lui dépourvus de droit : mais une fois sa tâche accomplie, lui aussi ne "compte plus dans l'histoire du monde". On a jugé choquante cette vision de l'histoire, qui se veut réaliste (Jean-François KERVÉGAN), et justement elle n'a pas manqué d'être récupérée par des tendances nationalistes. 

A ce sujet, Myriam BIENENSTOCK, présentant les cours sur la Philosophie de l'histoire se demande si nous pouvons attribuer à HEGEL, à travers la notion d'"esprit objectif", dans une époque d'épanouissement du nationalisme allemand, celle de sujet collectif, à l'image du sujet individuel. Elle rappelle que "dans la philosophie hégélienne, les formations que désigne le terme "esprit objectif" ont une existence que l'on peut dire objective - dans l'Etat et ses institutions, par exemple - mais elles n'ont pas celle d'une conscience, même si elles ne peuvent exister que dans et par des consciences individuelles. Leur réalité n'est pas matérielle ou naturelle, mais plutôt d'ordre spirituel (geistig) - elles font partie du domaine de l'esprit. Et pourtant celui-ci n'a pas, ici, la réalité d'un sujet - et ce qui fait toute l'importance, la grandeur même, de Hegel, c'est précisément de ne pas s'être laissé induire en erreur par tous ceux qui crurent une telle chose (...)" Avancer cette thèse nationaliste, c'est dire "que les hommes peuvent, dans certaines conditions ou certaines circonstances, maîtriser le cours de l'histoire ; qu'ils pourraient diriger l'histoire, par une action politique ou une connaissance des techniques du pouvoir." Or, en général, pour HEGEL, les hommes font l'histoire avec des objectifs qui leur sont propres, réalisent parfois ces objectifs, mais il se passe quelque chose de beaucoup plus important, qui ne se trouve pas dans leur conscience et dans leur intention.

 

Une postérité abondante

       La postérité de l'oeuvre de HEGEL est très importante. Philosophie officielle de la Prusse, elle suscite néanmoins dès le début des divisions radicales à l'intérieur même de ce qu'on a pu appeler le courant hégélien. D'ailleurs, les plus "radicaux" des hégéliens, comme FEUERBACH et MARX furent chassés de leur poste d'enseignant.

David STRAUSS classe les membres de l'école hégélienne en plusieurs types :

- Les hégéliens de droite, conservateurs du système de HEGEL, qui se font appeler "vieux hégéliens", qui défendent le spiritualisme : Carl Friedrich GÖSCHEL, Georg Andreas GABLER, ERDMANN, SCHALLER, Leopold von HENNING, Edouard ZELLER, Kuno FISCHER...

- Les disciples de HEGEL comme Karl Ludwig MICHELET, Philipp Konrad MARHEINEKE, VATKE, Karl ROSENKRANZ, Heinrich Gustav HOTHO...

- les hégéliens de gauche, libéraux et progressistes comme Eduard GANS, Friedrich Wilhelm CAROVÉ, Heinrich HEINE. Parmi eux se regroupent les "jeunes hégéliens" comme Ludwig FEUERBACH, Marx STIRNER, BAUER et Karl MARX. Tout en se servant d'une partie de la doctrine de HEGEL, ils font la critique de la religion chrétienne et de la politique de l'époque. 

  En fait, c'est l'ensemble de la philosophie européenne qui se saisit de l'oeuvre de HEGEL, pour la prolonger ou la contredire (Arthur SCOPENHAUER, NIETSCHZE, et bien entendu Karl MARX...), prenant souvent une seule partie de celle-ci, ou même un ensemble de notions pour construire un autre système d'idées. En fait, très peu de philosophies se passent de l'apport de l'hégélianisme par la suite...Une des plus importantes fractures est religieuse, plus ou moins marquée suivant les pays.... Elle pénètre peu aux États-Unis et encore moins à l'extérieur de l'Occident... 

   En France, sa pensée est introduite d'abord par Victor COUSIN (discipline et interlocuteur). Par ailleurs, sa philosophie politique influence le socialisme français (saint-simonisme...).

     Au XXe siècle, après une certaine éclipse (due surtout à des interprétations "secondaires" faisant de sa philosophie une glorification de l'Etat totalitaire), la philosophie reprend l'hégélianisme sous différentes formes, notamment la philosophie française,  grâce aux leçons données par Alexandre KOYRÉ et surtout par Alexandre KOJÈVE à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. C'est surtout Jean Hyppolite qui représente l'hégélianisme en France, initiant ainsi Bernard BOURGEOIS, Jacques D'HONT (qui fonde en 1969 le Centre de Recherche et de Documentation sur Hegel et sur Marx), Jacques LACAN, Michel FOUCAULT, Jacques DERRIDA et Alain BADIOU. 

 

      Claude BRUAIRE, dans un survol de cette postérité, estime qu'il est double : avec le matérialisme dialectique de la philosophie marxiste et avec l'ensemble de ce qu'on peut appeler les théologies dialectiques. "Venue de la philosophie grecque, la dialectique est demeurée le vocable approprié à la discussion conceptuelle. Avec Hegel (...) le débat dialectique est référé à la négativité qui oeuvre dans la réalité de l'existence et permet à la rationalité positive de former système par la suppression d'oppositions unilatérales. Or, non seulement la pensée hégélienne enracine le mouvement dialectique dans une perspective théologique chrétienne, pour laquelle la réconciliation est modèle d'une rationalité s'imposant aux déchirements de la conscience malheureuse, mais il ne l'éclaire que dans une thèse précise sur le statut de l'esprit."

Même si selon lui le débat est conceptuel, interne au discours, et négativité spirituelle, introuvable dans la nature, la dialectique est enrôlée par le matérialisme. Pourtant, ce qu'approche HEGEL dans sa philosophie est précisément un christianisme infidèle à lui-même. "Si bien que du christianisme peuvent surgir, comme ses fruits dissociés et méconnaissables, un théisme pour lequel l'homme et ses oeuvres ne sont rien, rien que l'attente perpétuelle d'un salut de Dieu seul, ou un humanisme décidé, résolument athée, proclamant la suffisance du solus homo". Le renversement humaniste est opéré par FEUERBACH, un élève de HEGEL, dans son livre L'essence du christianisme, qui expose une traduction de la révélation chrétienne en révélation de l'homme à lui-même. Son interprétation anthropologique, substitué à l'interprétation théologique, est recueillie ensuite par MARX, avec pour point de départ philosophique, la négation de Dieu. Le communisme qu'il appelle de ses voeux est la "conscience théoriquement et pratiquement sensible de l'homme et de la nature comme de l'essence." (Manuscrits de 1844, Editions sociales, 1962). Mais il ne faut pas rester à la spéculation philosophique, il faut résolument passer à la pratique. Fervent lecteur de la Phénoménologie et de la Science de la logique, Karl MARX réduit la dialectique à une méthode capable de schématiser un contenu strictement matériel. "La dialectique du matérialisme économique transpose (...) avec rigueur la négativité hégélienne, tout à la fois règle d'exclusions successives, d'inversion d'un extrême à l'autre et raison dans son aspect négatif, négation de la négation productrice de l'unité positive par médiation effective. C'est pourquoi la formation d'une nouvelle classe économique dominante, dans l'histoire de la propriété, est toujours un processus endogène, une inversion - ou révolution - qui doit tout à l'antagonisme antérieur, à son interne disjonction, même s'il faut, non sans contradiction (selon Raymond BOUDON, dont nous connaissons bien les antipathies socialistes...), faire appel aux conditions extérieures, techniques nouvelles, nouveaux produits, par exemple pour expliquer selon la méthode de l'économie classique, les changements dans la production et l'échange".

Le renouveau des études hégéliennes, notamment sous l'impulsion en France de Gaston FESSARD (De l'actualité historique, 2 volumes, Editions Desclée de Brouwer, 1960), ouvre une perspective philosophique qui renoue avec les aspects théologiques mis de côté par l'interprétation marxiste. C'est d'ailleurs pour comprendre MARX à partir de l'inspiration hégélienne, qu'il donne par exemple une interprétation précise à cette dialectique maitre-esclave, popularisée notamment par Alexandre KOJÈVE, en lui redonnant ce qui lui semble être son sens originel, en dehors de l'approche anthropologique.  Il donne la pleine mesure à ce renouveau intellectuel dans La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola (2 volumes, Aubier, 1956 et 1966).

 

Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, La philosophie de l'histoire, Le livre de poche, collection La pochothèque, 2009 (édition réalisée sous la direction de Myriam BIENENSTOCK) ; La raison dans l'histoire, Introduction à la philosophie de l'histoire, Union Générale d'Editions, 10/18, 1965 ;  Principes de la philosophie du droit, Gallimard, collection Idées, 1972 (Préface de Jean HYPPOLITE) ; Leçons sur l'histoire de la philosophie, Tome 1 et 2, Gallimard, 2000 (Traduction de J GIBELIN) ; Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Gallimard, collection nrf, 1990 ; Préface et Introduction de la Phénoménologie de l'Esprit, Librairie philosophique J Vrin, 1997 (Traduction et Commentaire - à recommander - de Bernard BOURGEOIS) ; Phénoménologie de l'Esprit, Tome 1 et 2, Gallimard, collection folio essais, 1993 ; 

Maxence CARON-PARTE, Lire Hegel, Ellipses, 2000. Jean-François KERVÉGAN, Hegel et l'hégélianisme, PUF, collection Que sais-je?, 2005. Jacques D'HONDT et Yves SUAUDREAU, Article Hegel, dans Encyclopedia Universalis, 2004. François CHATELET, Article Principe de la philosophie du droit, dans dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986. Léo STRAUSS et Joseph CROPSEY, Article Hegel, dans Histoire de la philosophie politique, PUF, collection Quadrige, 1994. Eric WEIL, Hegel et l'État, Librairie philosophique J Vrin, 1950. Alexandre KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard collection Tel, 2005. Bernard BOURGEOIS, Article Hegel, dans Le Vocabulaire des philosophes, tome III, Ellipses, 2002. Claude BRUAIRE, La dialectique, PUF, collection Que-sais-je?, 1985.

 

 

Relu le 4 juin 2020

 

 

 

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